Stephen F. Cohen et l’“impensable” : la guerre avec la Russie

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Stephen F. Cohen et l’“impensable” : la guerre avec la Russie

Stephen F. Cohen est sans doute le meilleur spécialiste de la Russie de sa génération, parmi les experts US attachés à cette orientation. Il est également assez isolé, comme on l’a déjà noté à plusieurs reprises, puisque son appréciation est extrêmement nuancée, – c’est-à-dire avec le constat que les USA (et le bloc BAO si l’on veut) suivent une courbe démentielle dans l’actuelle crise ukrainienne, qui les conduit à un affrontement armé avec la Russie. Sur le fondement de la crise, Cohen partage complètement l’analyse prémonitoire de George Kennan, qu’il cite souvent, selon laquelle la responsabilité originelle de la crise ukrainienne se trouve dans la décision d’élargir l’OTAN à l’Europe de l’Est, décision dont l’origine est du printemps-été 1992, au sein du parti démocrate dans l’attente de l’élection de Bill Clinton.)

Avec sa femme Katrina Venden Heuvel, directrice de la rédaction de The Nation, il cosigne une analyse parue le 30 juillet 2014 sur le site de cet hebdomadaire, l’un des très, très rares aux USA à suivre une ligne démarquée de l’actuelle folie belliciste qui balaie les élites-Système washingtoniennes. Le titre de l’article est énoncé sous forme d’une question, – «Why Is Washington Risking War With Russia?», – et, curieusement ou bien au contraire très significativement, l’article n’apporte pas de réponse. Le texte se contente de décrire le processus en cours, avec l’hypothèse qui commence à être considérée sérieusement que la bataille en cours dans le Donbass va dégénérer en affrontement avec la Russie. On lit ci-dessous l’introduction et la conclusion de l’article.

«As The Nation has warned repeatedly, the unthinkable may now be rapidly unfolding in Ukraine: not just the new Cold War already under way but an actual war between US-led NATO and Russia. The epicenter is Ukraine’s eastern territory, known as the Donbass, a large industrial region heavily populated by Russian-speaking Ukrainian citizens and closely tied to its giant neighbor by decades of economic, political, cultural and family relations.

»The shoot-down of Malaysian jetliner MH17 on July 17 should have compelled the US-backed government in Kiev to declare a prolonged cease-fire in its land and air attacks on nearby cities in order to honor the 298 victims, give international investigators safe access to the crash site, and begin peace talks. Instead, Kiev, with Washington’s backing, immediately intensified its attacks on those residential areas, vowing to “liberate” them from pro-Russian “terrorists,” as it brands resisters in eastern Ukraine, killing more innocent people. In response, Moscow is reportedly preparing to send heavy weapons to the “self-defenders” of the Donbass.

»Now, according to a story in The New York Times of July 27, the White House may give Kiev sensitive intelligence information enabling it to pinpoint and destroy such Russian equipment, thereby, the Times article also suggests, risking “escalation with Russia.” To promote this major escalation, the Obama administration is alleging, without firm evidence, that Russia is already “firing artillery from its territory into Ukraine.” Virtually unreported, however, is repeated Ukrainian shelling of Russia’s own territory, which killed a resident on July 13. [...]

»Since April, Putin and his foreign minister, Sergei Lavrov, have repeatedly called for a cease-fire and negotiations between Kiev and the rebels. Kiev, backed by the Obama administration, has refused to enact any cease-fire long enough to give negotiations a real chance, instead intensifying its war on its fellow citizens as “terrorists.” The White House, according to the Times article, is considering a further escalation, possibly with more dire consequences.

»This, too, is a matter of “intelligence,” if any is being heeded in Washington. For historical, domestic and geopolitical reasons, Putin—or any other imaginable Kremlin leader—is unlikely to permit the Donbass to fall to Kiev, and thereby, as is firmly believed in Moscow, to Washington and NATO. If Putin does give the Donbass defenders heavy weapons, it may be because it is his only alternative to direct Russian military intervention, as Moscow’s diplomatic overtures have been rejected. The latter course could be limited to deploying Russian warplanes to protect eastern Ukraine from Kiev’s land and air forces, but perhaps not. Kremlin hawks, counterparts to Washington’s, are telling Putin to fight today in the Donbass or tomorrow in Crimea. Or as the head of the Carnegie Moscow Center summarizes their position, “It is no longer just a struggle for Ukraine, but a battle for Russia.”

»If the hawks on both sides prevail, it might well mean full-scale war. Has there been any other occasion in the modern history of American democracy when such a dire possibility loomed without any public protest at high levels or debate in the establishment media? Nonetheless, the way out is obvious to every informed observer: an immediate cease-fire, which must begin in Kiev, enabling negotiations over Ukraine’s future, the general contours of which are well known to all participants in this fateful crisis.»

Pour suivre les conceptions de Cohen, on enrichira très largement cet article par des interventions télévisées, essentiellement sur Russia Today (il n’est pas souvent le bienvenu sur les chaînes US à cause de ses opinions qui n’envisagent pas la condamnation immédiate et sans appel de la Russie). Stephen F. Cohen est l’un des interlocuteurs favoris de Peter Lavelle et de son émission CrossTalks, et souvent avec son collègue de l’université de Chicago, John Mearsheimer. Dans la dernière émission de Peter Lavelle, le 30 juillet 2014 sous le titre Cold War 2.0, Cohen et Mearsheimer sont effectivement les deux invités. C’est la deuxième fois qu’une émission commence avec cette question de Lavelle à Cohen : “Que diront plus tard les historiens de notre époque ?”, et Cohen de répondre “D’abord, il faudrait savoir s’il y aura encore des historiens, parce que la situation d’aujourd’hui pourrait aisément nous mener à une guerre nucléaire”. Effectivement, Stephen F. Cohen ne manque pas de dire à nouveau combien il juge tout à fait possible, sinon probable, un affrontement direct entre les USA et la Russie, jusqu’aux armes nucléaires.

L’intérêt du débat de ce CrossTalks concerne effectivement, d’une façon indirecte mais manifeste pour nous, les causes du comportement des USA («Why Is Washington Risking War With Russia?»). Les deux intervenants s’étendent surtout sur l’aspect psychologique de cette question, d’une façon très juste selon nous parce qu’à ce niveau de risques partagés d’effondrement, sinon d’anéantissement qu’implique un échange nucléaire stratégique, l’essentiel du comportement des USA ne peut plus être justifié par des calculs politiques, des grandes manœuvres de type-“Grand Jeu”, des desseins hégémoniques ou impériaux, etc. Que ceci ou cela, ou ceci et cela fassent partie du catalogue n’implique en rien que le catalogue soit complet, ni même défini précisément. Il reste le fondement de la démarche, qui demande une explication plus profonde, des profondeurs de la psychologie, pour prétendre expliquer qu’on semble faire fi d’un risque d'une telle dimension et d'une telle puissance qui rendent effectivement inéluctables, passé un certain degré d'engagement, des conséquences apocalyptiques partagées. (Nous parlons bien de “l’essentiel du comportement des USA” parce que les USA sont évidemment et sans nécessité d’en discuter en rien du tout, dans l’esprit de la chose dirions-nous, les meneurs, les concepteurs et les producteurs de l’escalade dans la crise, et de sa dimension nucléaire potentielle. Considérés objectivement, ils assument l’essentiel, c’est-à-dire ce qui fait la différence décisive, de la responsabilité de la gravité ultime de cette crise. Il faut pouvoir assumer ce jugement d’une façon objective, sans aucune nécessité d’être du parti des Russes, parce que c’est l’évidence de la vérité de la situation. Cohen et Mearsheimer l’ont bien compris, relève-t-on implicitement : s’il est question de la “Guerre froide 2.0”, il n’est question que des USA, de leur responsabilité, de la recherche des causes de leur comportement, etc.)

John Mearsheimer propose l’idée que les USA s’estiment être de la catégorie hors des normes, de la catégorie de cet exceptionnalisme que le président des USA lui-même érige étrangement en doctrine, d’une puissance dispensatrice d’une “hégémonie bienveillante” (“benevolent hegemon”, – l’expression anglo-américaniste est apparue au début des années 1990 dans les milieux neocons). L’expression “hégémonie bienveillante” signifie que les USA sont, dans l’univers et sans doute au-delà d’ailleurs, la plus apte et même la seule puissance à pouvoir concevoir, exposer et développer les plus sûres recettes et méthodes pour un monde apaisé, bien rangé, satisfait, vertueux, conforme au Dessein divin – démocratisé et globalisé aussi, pour ne rien oublier. Cette croyance, selon Mearsheimer, est extrêmement forte depuis la fin de la Guerre froide, et elle conduit les dirigeants-Système de Washington à considérer que la “résistance”, – la plus forte et la plus menaçante à cet égard, – de la Russie à ce modèle des “lendemains qui chantent” relève de la stupidité, de l’entêtement suspect et enfin de l’intention maléfique pure et simple. Au reste, et en offre alternative de la réflexion, les mêmes dirigeants ne doutent pas qu’une pression soutenue contre Poutine, du type regime change mais avec menace apocalyptique implicite pour faire sérieux, finira par détruire cette direction et fera surgir, littéralement comme les Cent-Fleurs du maoïsme, une alternative démocratique qui résoudra tout cela. Là-dessus, bien sûr, on trouve toutes les justifications et les exonérations de culpabilité pour les interventions clandestines, les ingérences, les actes sans fin de corruption, de piraterie, de banditisme, de chantage, etc. Mais il s’agit bien des conséquences, parce que les affaires, le business, la brutalité des actes, l’affirmation spectaculaire de la puissance, l’irrespect des principes, etc., ne sont pas les causes de l’action de Washington en tant que telle (en tant que Washington en serait responsable), mais les conséquences parfois gênantes ou malheureuses qu’importe, d’une action qui est autorisée sinon recommandée, avec toutes ces déformations, par cette pathologie de la psychologie.

Cohen partage complètement cette hypothèse, dans tous les cas cette voie de réflexion pour expliquer une situation extraordinaire. Il note que la situation aujourd’hui à Washington est effectivement extraordinaire par la puissance du consensus en faveur de l’agressivité extrême contre la Russie, notamment au Congrès. Un tel consensus n’existait pas durant la Guerre froide, où s’opposaient un parti des Cold Warriors (“Guerriers froids”, partisans d’une politique antisoviétique dure) et un parti des “détentistes” (partisans d’une entente avec l’URSS), les uns et les autres étant répartis d’une façon assez équilibrée. Cohen semble estimer que le consensus actuel en faveur de l’agressivité extrême contre la Russie constitue un phénomène qui n’est pas vraiment l’effet d’une contrainte, d’une consigne ou d’une censure, etc., mais bien qui ressort de cette psychologie productrice de l’“hégémonie bienveillante” que propose son collègue Mearsheimer.

Nous serions évidemment très proches de cette sorte d’explication, – sur laquelle nous reviendrons très rapidement, – nous qui considérons que la psychologie américaniste est en soi une spécificité renvoyant au Système, qu’elle est constituée et formée de traits extrêmement spécifiques allant dans le sens de l’exceptionnalisme et de la “bienveillance” pour les autres dont il est question. (Nous pensons évidemment aux phénomènes de l’inculpabilité et de l’indéfectibilité, dont nous parlons notamment dans notre Glossaire.dde du 28 janvier 2013, et dont nous disions encore récemment, dans un texte du 26 mars 2014 : «Ces deux traits de la psychologie de l’américanisme impliquent l’impossibilité de concevoir la culpabilité de l’américanisme d’une part (inculpabilité), l’impossibilité de concevoir la défaite (politique, morale, militaire, etc.) de l’américanisme d’autre part (indéfectibilité). Ces deux termes sont largement utilisés dans nombre de nos textes comme caractéristiques de l’américanisme, mais aussi comme cimier de la psychologie-Système, ou psychologie humaine épuisée par le Système et mise à son service...».)


Mis en ligne le 1er août 2014 à 14H19