Steve Clemons et la mort de Chalmers Johnson

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Il n’est jamais trop tard pour essayer de bien faire ; ce que nous faisons en commentant, un peu tardivement, la mort (le 20 novembre) de l’historien et du spécialiste de politique extérieure des USA Chalmers Johnson, passé de la droite dure, pro-Pentagone, à la critique la plus radicale de l’“Empire”, et de “la fin de l’Empire”. Ses livres récents, avec le série des Blowback, ont été d’immenses succès, bien que l’homme ait été alors implicitement classé comme un “dissident” du système. Selon Steve Clemons, parlant de l’historien et de l’expert en général, «Chalmers Johnson, […] from my perspective rivals Henry Kissinger as the most significant intellectual force who has shaped and defined the fundamental boundaries and goal posts of US foreign policy in the modern era» (plus loin, et comme en passant, Clemons note que Johnson, en fait, surpasse Kissinger) ; selon Clemons toujours, cette fois sur Johnson le “dissident”, figurant parmi les critiques radicaux de l’Amérique devenue “Empire” : «Johnson measured himself to some degree against the likes of Noam Chomsky and Gore Vidal – but in my mind, Johnson was the more serious, the most empirical, the most informed about the nooks and crannies of every political position as he had journeyed the length of the spectrum.»

Sur l’évolution de la critique de Chalmers Johnson, Clemons fait cette observation théorique, particulièrement révélatrice. L’observation vaut pour Johnson, pour l’évolution des USA, mais aussi pour l’évolution, – que nous considérons comme terminale, – du système en général et de la conception moderniste du monde, de l’enchaînement de cette conception moderniste au système, c’est-à-dire à la primauté de la matière sur la hauteur de la pensée intuitive dans cette perspective. Il s’agit d’une évolution qui suit les lignes de la globalisation, du nivellement des formes (de l’essence) du monde au profit de son naufrage dans la masse de sa substance informe, jusqu’à l’appréciation catastrophique d’une uniformisation quasiment entropique par le biais de la représentation économiste du monde, qui est effectivement la phase terminale de la “pensée” du système.

«Johnson once told me when I was visiting him and his long-term, constant intellectual partner and wife, Sheila Johnson, that the UCSD School of International Relations and Pacific Studies no longer either really taught international relations or pacific studies – and that a student's entire first year was focused on acultural skill set development in economics and statistics. To Johnson, this tendency to elevate econometric formulas over the actual study of a nation's language, history, culture and political system was part of America's growing cultural imperialism. Studying “them” is really about “us” – as “they” will converge to be like “us” or will fall to the way side and be insignificant.»

Justement, l’article de Clemons sur Johnson, le 21 novembre 2010, extrêmement long, disert et intéressant concernant Johnson, manifestement écrit dans la fièvre de l’émotion de la terrible nouvelle pour lui-même, est également extrêmement intéressant concernant Clemons lui-même. Clemons était un proche de Johnson, affectivement et intellectuellement, et, aussi bien, professionnellement, lorsqu’il proclame combien lui-même (Clemons) lui doit beaucoup dans l’évolution et le succès de sa carrière. Clemons retrace la carrière de Johnson et, sur un point particulier, qui est une certaine séparation de la perception entre le critique modéré Clemons et le critique radical Johnson, fait quelques remarques intéressantes sur leurs divergences. C’est la fin de son texte, où l’on voit que Clemons n’est pas loin de reconnaître que le radicalisme critique de Johnson est sans doute plus fondé que sa propre modération… (Nous avons souligné de gras les remarques, en passant, qui le suggèrent, – notamment, presque la même courte phrase, répétée deux fois : “il devait avoir raison”, “il avait probablement raison”...)

(En même temps, on goûtera l’anecdote de Johnson désirant se retirer du Council of Foreign Relation auquel il avait adhéré à ses débuts, qu’il considérait comme vicié et tombé définitivement dans les rets du système, s’entendant déclarer qu’on ne pouvait se retirer du CFR puisqu’une affiliation était considérée comme “à vie” et ne cessait qu’avec la mort du sujet ; et Johnson répliquant, comme sous le coup de l’intuition concernant l’enjeu de la crise : “Considérez-moi comme mort”… Cette anecdote va au-delà de l’anecdote, car elle illustre bien, d’une façon symboliquement significative en évoquant la mort par une ironie amère, la rupture totale avec le système à laquelle un esprit loyal et un caractère ferme sont aujourd’hui conduits par le respect de leur logique, et le respect de la mission qu’ils se sont nécessairement assignés.)

«…In recent years, we were more distant – mostly because I was not ready, as he was, to completely disown Washington.

»Many of Johnson's followers and Chal himself think that American democracy is lost, that the republic has been destroyed by an embrace of empire and that the American public is unaware and unconscious of the fix. He may be right – but I took a course trying to use blogs, new media, and a DC based think tank called the New America Foundation to challenge conventional foreign policy trends in other ways. Ultimately, I think Chalmers was content with what I was doing but probably knew that in the end, I'd catch up with him in his profound frustration with what America was doing in the world.

»Chalmers and Sheila Johnson saw me lead the battle against John Bolton's confirmation vote in the Senate as US Ambassador to the United Nations – but given the scale of his ambitions to dislodge America's embrace of empire, Bolton was too small a target in his eyes. He was probably right.

»Saying Chalmers Johnson is dead sounds like a lie. I can't fathom him being gone – and with all of the amazing times I've had with him as well as the bouts of political debate and even yelling as we were pounding out JPRI materials on deadline, I just can't imagine that this blustery, irreverent, completely brilliant force won't be there to challenge Washington and academia.

»Few intellectuals attain what might have been called many centuries ago the rank of “wizard” – an almost other worldly force who defied society's and life's rules and commanded an enormous following of acolytes and enemies.

»Wizards don't die – and I hope that those who read this, who knew him, or go on reading his works in the decades ahead provoke, inspire, jab, rebuke, applaud, and condemn in the way he did.

»In one of my fondest memories of Chalmers and Sheila Johnson at their home with their then Russian blue cats, MITI and MOF, named after the two engines of Japan's political economy – Chal railed against the journal, Foreign Affairs, which he saw as a clap trap of statist conventionalism. He decided he had had enough of the journal and of the organization that published it, the Council on Foreign Relations. So, Chalmers called the CFR and told the young lady on the phone to cancel his membership.

»The lady said, “Professor Johnson, I'm sorry sir. No one cancels their membership in the Council in Foreign Relations. Membership is for life. People are canceled when they die.”

»Chalmers Johnson, not missing a beat, said “Consider me dead.”

»I never will. He is and was the intellectual giant of our times. Chalmers Johnson centuries from now will be seen, I think, as the intellectual titan of this past era, surpassing Kissinger in the breadth of seminal works that define what America was and could have been…»

Nous avons suivi Steve Clemons ces dernières années, comme un critique avisé, mais effectivement modéré, de la politique washingtonienne. Ces deux dernières années, Clemons est devenu, selon notre appréciation, moins intéressant par rapport aux événements, et nous l’avons moins cité, jusqu’à le délaisser complètement.

Effectivement, durant cette période d’accélération de l’Histoire et de l’accélération de l’effondrement des USA, la modération de Clemons est apparue de plus en plus comme “informe”, c’est-à-dire privée de l’essence qui est nécessaire à une juste appréciation de ce phénomène colossal qui nous affecte tous. Désormais, les événements en ont décidé, et la modération dans la critique n’est plus de mise parce qu’elle devient, même contre son gré et malgré l’éventuelle loyauté du critique, faiblesse et complicité. Peut-être la mort de Chalmers Johnson, avec l’aveu implicite qu’on lit par petites touches sous la plume de Clemons, constitue-t-elle le choc qui révèlera à ce même Clemons la nécessité urgente d’une radicalisation de sa critique, à l’image de son maître et ami. Ainsi la mort de Chalmers Johnson pourrait-elle annoncer la résurrection de Steve Clemons.

(De Chalmers Johnson, on lira aussi ce texte du 17 août 2010, sur TomDispatch.com, sans doute le dernier de ses écrits importants, sur son sujet favori (“portrait d'un empire en cours d'effondrement”). L’introduction de Tom Engelhardt, grand ami de Johnson, sonne rétrospectivement comme un adieu funèbre à Johnson, lorsqu’Engelhardt raconte comment il édita le premier Blowback. C’est effectivement le cas, lorsqu’on lit la note d’Engelhardt le 23 novembre 2010, trois jours après la mort de Johnson : «Because I knew by then that he would never write again, I introduced that piece with a little stroll of my own down memory lane – the story of how I came to edit and publish his book Blowback.» Le texte de Chalmers Johnson lui-même, «Portrait of a Sagging Empire», sonne comme un testament intellectuel, bien entendu à la lumière des précisions que nous donne Engelhardt, mais aussi en réalité… Il semble bien que Chalmers Johnson savait qu’il s’agissait du dernier texte important qu’il nous donnerait.)


Mis en ligne le 29 novembre 2010 à 06H06