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476322 mars 2018 – Le général qui commande les forces stratégiques des USA, Strategic Command ou StratCom, est venu devant le Sénat lugubrement rassurer les parlementaires de la commission des forces armées : tout ce qu’a dit Poutine dans son discours du 1er mars n’est pas que FakeNewsisme, loin de là. Le président russe ayant parlé des capacités russes en matière de missiles hypersoniques, le Général John Hyten a effectivement confirmé que, dans ce domaine, les USA se trouvaient sans capacités de riposte au même niveau, – c’est-à-dire qu’une riposte, s’il devait y avoir riposte, serait nécessairement nucléaire même si l’attaque hypersonique se fait à l’aide de munitions conventionnelles... Autrement dit et malgré les susdites quelques paroles lugubrement rassurantes du général, la dissuasion nucléaire US a un trou d’une importance non négligeable, sinon considérable.
Voici un passage de l’échange entre le général Hyten et le sénateur républicain Inhofe (sur ZeroHedge.com), à partir d’une question d’Inhofe sur la capacité des États-Unis de contrer une attaque hypersonique :
« “Nous [les États-Unis] n'avons aucune défense qui pourrait contrecarrer l'emploi d'une telle arme [des missiles hypersoniques] contre nous.” Ce que Hyten suggère donc, c’est qu’à ce jour, les États-Unis sont impuissants contre les menaces d'armes hypersoniques et qu'ils doivent compter sur la dissuasion contre ces armes dites hypersoniques.
» Hyten a ajouté, “...ainsi notre réponse serait notre force de dissuasion qui serait celle de notre triade [missiles balistiques tirées du sol et de sous-marins, et bombardiers] et les capacités nucléaires dont nous disposons pour répondre à une telle menace.” En d'autres termes, si la Russie ou la Chine lance contre les États-Unis une attaque de missiles hypersoniques [y compris bien entendu avec charges conventionnelles], le Pentagone répondra par une guerre nucléaire. »
C’est un moment incroyablement important qui semble ne pas vraiment passionner le monde passionnant de la communication. Le chef de la dissuasion nucléaire des USA nous dit que la dissuasion ne marche plus dans sa principale fonction... La dissuasion étant faite pour dissuader réciproquement de l’emploi du nucléaire, nous en sommes à l’aveu où, contre certains types d’armements qui peuvent n’être qu’à charges conventionnelles et dont certains semblent déjà opérationnels du côté russe, la seule riposte possible des USA serait de monter au nucléaire.
Ainsi s’éclaire le message d’“apaisement” que Hyten avait délivré en ouverture de son audition, contenant une étrange contradiction ; où, en quelques mots il affirma l’essentiel et son contraire : nous avons assez de forces pour dissuader tout adversaire et nous avons assez de force pour réagir si la dissuasion échoue...
« Le premier message le plus important que je veux transmettre aujourd'hui est que les forces sous mon commandement sont tout à fait prêtes à dissuader nos adversaires et à réagir de manière décisive, si jamais la dissuasion échouait. Nous sommes prêts pour toutes les menaces. Personne ne devrait en douter. »
• Hyten admet donc les capacités des Russes et des Chinois à « développer agressivement des capacités hypersoniques », assurant que les moyens d’observation et de reconnaissance des USA ont permis et permettent de suivre les essais de mise au point de ces systèmes par ces deux puissances. A côté de cela, il y a également la reconnaissance de l’avance prise par les deux puissances sur les USA dans ce même domaine dont on reconnaît l’importance très vite grandissante du poids stratégique. Bien entendu, la confrontation des deux affirmations (avancée des Russes et des Chinois, retard des Etats-Unis) représente un terrible aveu d’une insuffisance générale, d’erreurs graves et d’imprévision des planificateurs US, caractérisées par leur incapacité de maintenir à son niveau hégémonique la puissance stratégique des États-Unis. (Le plus remarquable dans le cadre de ces “erreurs graves” est le développement à des coûts pharaoniques d’un système global d’antimissiles, – idée en vogue dans les années 1960,– déjà très peu fiables pour la situation initiale, sans aucun intérêt face aux nouveau systèmes hypersoniques.)
« Selon le général Hyten, les États-Unis sont un peu en avance sur la Russie et la Chine dans certaines technologies hypersoniques, mais ils sont globalement très en retard sur l’ensemble du domaine. [...] Hyten n’a pas précisé les zones technologiques précises de l’hypersonique où les USA affichent un retard sévère sur leurs deux concurrents de crainte que de telles identifications ne compromettent la sécurité nationale. »
Le commandant des forces stratégiques US assortit en général ces constats fondamentaux, qui sont suggérés plutôt qu’exprimés clairement, de remarques assez nébuleuses où il est toujours question assez pompeusement de l’exhortation pour les USA d’arriver en vainqueur quelque part, même s’il s’agit d’un seul domaine restreint du domaine général de l’hypersonique, et tout cela en faisant de cette poussée technologique une priorité mobilisatrice pour les USA :
« Dans l'ensemble, je dirais que c'est une compétition et que c'est une compétition où, je crois, nous devrions avoir pour objectif de la gagner ; non pas soutenir cette compétition, non pas la perdre bien sûr, mais bien sûr gagner cette compétition... [...]
» Nous devrions accélérer encore davantage dans les zones technologiques où nous sommes en avance... Nous devrions nous assurer que cette ambition devienne une priorité pour notre nation. »
• Hyten admet tout de même que les USA doivent trouver “une réponse” stratégique à la nouvelle menace apparue avec l’hypersonique, du fait des Russes et des Chinois. Il s’agit de relever un défi, et l’on ne sent pas chez le chef des forces stratégiques une très grande capacité dans la définition de cette “réponse”, mais plutôt une longue suite de plaintes et de gémissements sur l’insuffisance des moyens, y compris dans le domaine absolument vital de la détection et de la riposte à une menace hypersonique...
« La première façon de répondre [à ce défi] est de bien voir et d’identifier la menace, ce qui, en ce moment, est difficile. Nous devons donc construire des capacités aussi pour voir et identifier la menace [en plus de construire nos propres capacités hypersoniques]. »
Manifestement, Hyten n’est pas très satisfait du rythme de l’industrie de défense et du Pentagone pour faire progresser les technologies hypersoniques et surtout d'identification et de suivi de l'hypersonique dans un délai satisfaisant, – qui n’est rien de moins que délai d’urgence. Les USA manquent aussi de capteurs dans leur architecture spatiale à développer pour identifier et suivre une menace hypersonique, son origine, son objectif supposé, etc.
« Et dès aujourd’hui, nous sommes placés devant ce défi, avec notre architecture spatiale actuelle en orbite et le nombre limité de radars que nous avons dans le monde. Je préconise, comme je le fais depuis 30 ans, que nous lancions un puissant effort de développement dans l’espace et dans la capacité de fabriquer de senseurs qui aient à la fois la capacité de caractériser ces nouvelles menaces, à la fois la capacité de mieux déterminer et plus vite que nous le faisons aujourd’hui les caractéristiques de déplacement de ces menaces. »
• L’évaluation générale de Hyten des postures stratégiques des trois puissances citées, tous les moyens confondus (y compris les hypersoniques en cours de déploiement ou en cours de gestation) est que la Russie et la Chine « se rapprochent » des capacités des USA qui ont constitué la clef de la supériorité stratégique de cette puissance depuis l’effondrement de l’URSS. En gros, Hyten parle d’une quasi-parité avec la Russie et d’un certain avantage qui ne cesse de s’amenuiser sur la Chine, – sans trop s’attarder sur l’aspect qualitatif où, avec les hypersoniques, Russes et Chinois ont un avantage potentiel énorme sur les USA.
« Je pense que nous avons une certaine stabilité avec la Russie du point de vue du nucléaire. Nous avons encore un avantage sur la Chine dans ce domaine du nucléaire mais ils gagnent du terrain rapidement, surtout quand on considère les domaines de l’espace et de la cyberguerre... »
• Le résultat de cette audition de la plus haute autorité militaire dans le domaine de la puissance stratégique et nucléaire est la mise en évidence de ce qu’on pourrait nommer un “hypersonic gap” en pleine évolution dynamique, au profit de la Russie et de la Chine. Les USA se découvrent brutalement très vulnérables dans un domaine de pointe de l’avancement technologique de l’armement, et un domaine au potentiel considérable, qui est promis à fournir les capacités de supériorité les plus impressionnantes selon la formule et la vitesse des développements en cours. La chaîne CNBC publie un texte qui met abruptement en lumière le retard dramatique des USA:
« Alors que la dernière demande budgétaire de 686 milliards de dollars du ministère de la Défense met l'accent sur un plan pour contrer les menaces émergentes de la Russie et de la Chine, il est clair que les États-Unis n'ont pas les moyens de combattre les systèmes hypersoniques. »
Ce qu’il y a de plus remarquable dans l’exposé de cette position des USA, avec la reconnaissance du retard considérable pris dans le domaine de l’hypersonique, c’est bien entendu l’extrême irresponsabilité, l’absence presque complète de planification pour une capacité de développement de l’outil stratégique et nucléaire, notamment dans les domaines nouveaux les plus révolutionnaires et les plus déstabilisants, et stratégiquement les plus novateurs (l’hypersonique). Pour bien apprécier cette situation, il faut savoir d’où l’on vient et réaliser l’état de l’esprit des “stratèges” de “la plus grande superpuissance de tous les temps”... Il faut tout de même se rappeler qu’il y a douze ans s’était brièvement développé un débat public où la question posée était de savoir si la supériorité stratégique US n’allait pas déboucher sur une capacité de première frappe de décapitation, laissant l’adversaire (la Russie essentiellement) hors de capacité de riposter.
... Il s’agissait d’un débat autour d’un article du numéro de mars-avril 2006 de Foreign Affairs, — « The Rise of U.S. Nuclear Primacy », de Keir A. Lieber et Daryl G. Press, que nous présentions de cette façon avant d’en débattre :
« La thèse de l’article est que les circonstances technologiques, politiques et opérationnelles font que les Etats-Unis disposent aujourd’hui d’une supériorité nucléaire qui leur permettrait, si nécessaire (on est prudent), d’envisager une première frappe (“first strike”) nucléaire stratégique contre ses deux principaux adversaires, Russie et Chine (et les autres a fortiori, imagine-t-on pour les auteurs).
» (Le Summary de l’article [dit ceci] : “Pendant quatre décennies, les relations entre les puissances nucléaires majeures ont été bâties sur leur vulnérabilité commune, une situation connue sous le nom de ‘Destruction Mutuelle Assurée’ [‘Mutual Assured Destruction’, ou MAD]. Mais avec l’arsenal US se renforçant rapidement alors que celui de la Russie s’est désintégré et que celui de la Chine reste faible, l’ère de MAD touche à sa fin, – et l’ère de la suprématie nucléaire US a commencé.”) »
...Nous sommes bien loin, si loin de ces rêveries qui mariaient les mannes du Général Curtiss LeMay et du Dr. Strangelove, adaptées aux conceptions régnant alors dans les esprits exacerbés des “stratèges” US, – que nous avions alors baptisées “virtualisme” :
« ...Karl Rove, chef de la communication de GW Bush, disant à Ron Suskind à l’été 2002 : “Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé].” »
Encore plus que la question d’abord surgie après le discours de Poutine (comment les USA ont-ils laissé la Russie [et la Chine] prendre cette avance sans l’identifier et sans prendre les mesures nécessaires ?), se pose aujourd’hui la question de ce qu’on jugerait être une sorte de paralysie des USA, de leur puissance militaire, de leurs chefs, de leurs stratèges. L’audition de Hyten laisse une impression d’absence de conviction, d’incompréhension de la situation avec quelques maigrelettes exhortations sans beaucoup d’espoir d’une mobilisation technologique et psychologique pour “relever le défi”, voire plus décisivement une impression de fatalisme. (Des phrases avec cette remarques incluses ne laissent pas beaucoup d’espoir : « Je préconise, comme je le fais depuis 30 ans... »)
Il nous paraît assez bien concevable que cette paralysie de la psychologie, impliquant d’un côté une incapacité de comprendre pour ses propres forces l’évolution technologique, les domaines à explorer, les modifications à apporter, aussi bien que d’un autre côté l’incapacité non seulement d’exactement apprécier mais de seulement envisager le redressement de la Russie et le développement de la puissance chinois, – tout cela est d’abord explicable par cet état surréaliste de la psychologie américaniste perdue dans un hybris absolument inimaginable, dans sa puissance et dans sa capacité de modifier jusqu’à la tordre et jusqu’à la transmuter la perception du monde.
Le suprémacisme et l’exceptionnalisme de l’américanisme relèvent évidemment de la pathologie, et accroissent d’une façon tragique pour les USA une gestion, un gaspillage et une corruption formidables aussi bien de la bureaucratie que du technologisme. Le résultat, c’est cet incroyable renversement d’une “pensée” qui se jugeait entrer en 2006 dans l’ère de sa supériorité assez grande pour envisager une attaque nucléaire de première frappe, et qui se réduit aujourd’hui aux explications complètement vides et aux gémissements du grand chef de StratCom... Que dire de ce général Hyten sinon qu’il ressemble à ce petit enfant geignant parce qu’il est battu : “C’est pas d’jeu...” ?
(On observera, pour compléter le tableau, que c’est le même Hyten qui nous dit par ailleurs et in illo tempore pas si éloigné qu’il consultera son conseiller juridique avant d’obéir à un ordre présidentiel de tir du feu nucléaire. A l’ère de l’hypersonique évoluant entre Mach 10 et Mach 20, on imagine la sérénité du débat-minute.)
Venant quelques jours après les constats du CentCom le général Votel (la Syrie a gagné la “guerre civile”, il ne vaut mieux pas chercher à affronter militairement les Russe, etc.), ces observations du général Hyten confirment que les capacités militaires US sont bien en cours d’effondrement par rapport au statut de première superpuissance militaire du monde. Mais ce qui est le plus extraordinaire, à entendre tous ces chefs aussi bien que les questions et les observations des parlementaires, c’est l’espèce d’absence de réactions vraiment vigoureuses, comme une sorte de langueur ou d’indifférence.
(Dans d’autres temps, de telles situations déclenchaient bien entendu des “appels aux armes“, à la mobilisation technologique et industrielle, etc., – aux temps heureux du bomber gap ou du missile gap, – lesquels, comble d’ironie, n’étaient guère fondés et sortis des cerveaux échauffés du type LeMay. Au contraire, aujourd’hui, à côté de ces constats sur la montée en puissance de la Russie, l’on continue à parler comme d’un fait constant et quasiment promis à l’éternité d’une mythique et écrasante supériorité militaire des USA, de la plus grande force militaires qui ait existé dans l’Histoire et ainsi de suite...)
Compte tenu de ce que nous avons rappelé concernant la psychologie de l’américanisme et sa pathologie, nous parlerions bien volontiers d’une sorte de fascination pour son propre effondrement, au travers d’une telle distorsion de la perception que même l’énoncé des diverses vérités-de-situation stratégiques où les USA se trouvent de plus en plus en dangereuse posture n’éveille aucune fièvre, aucune alarme, etc. La tendance pathologique au suicide, – et non l’acte volontaire et lucide, l’acte assumé du suicide, – commence finalement par la dénonciation du monde comme impossibilité d’existence par rapport à la réalité que se construit la psychologie malade (« Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. »). Et puisque le monde ne cède pas à ce diktat, nous le priverons de notre bienfaisante existence en choisissant le suicide ; le monde, semble nous dire StratCom, s’en mordra les doigts.