“Strategic fatigue”, parce que c'est épuisant de changer le monde

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Strategic fatigue”, parce que c’est épuisant de changer le monde


1er juin 2006 — Discrètement, subrepticement, l’ambition qui a éclaté aussitôt après le 11 septembre 2001 après avoir maturé depuis la fin de la Guerre froide est en train, non pas de reculer, mais de rencontrer une menace terrible de dissolution, — dans l’esprit et dans les psychologies, ce qui est le plus grave possible. On distinguait déjà la tendance qui conduit à ce constat avec les commentaires désabusés qui ont précédé et accompagné la rencontre Bush-Blair (extrait d’un article du New York Times déjà cité : « The overwhelming sense from the news conference was of two battered leaders who, once confident in their judgments on Iraq, now understood that misjudgments had not only affected their approval ratings, but perhaps their legacies. On a recent cover, The Economist pictured the two under the headline ‘Axis of Feeble.’ »)

D’autres éléments publiés permettent de renforcer cette impression. Sur la question iranienne, la fièvre est en train de tomber, et les projets d’attaque unilatérale semblent de plus en plus incongrus et déplacés. Le Financial Times (FT) rapporte ceci le 29 mai : « Advisers to the White House say it would be premature, however, to write off the doctrine of pre-emption, which was restated in the National Security Strategy released in March. But on Iran, for example, they believe the Bush administration is moving towards a cold war-style strategy of containment and deterrence with as broad an international coalition as possible.

» Graham Fuller, former diplomat and intelligence officer, suggests the US is suffering from “strategic fatigue” brought on by “imperial over-reach”. “The administration’s bark is minimised, and much of the bite seems gone,” he writes in the Nixon Center’s National Interest journal. “Has superpower fatigue set in? Clearly so, to judge by the administration’s own dwindling energy and its sober acknowledgment that changing the face of the world is a lot tougher than it had hoped.”

» Short-term economic costs of the empire have been bearable, says Mr Fuller, but long-term indicators show it is not sustainable – massive domestic debt, growing trade imbalances, an extraordinary gap in wealth between rich and poor Americans, the growing outsourcing of jobs. More immediately, the unprecedented unilateral character of the US exercise of global power has proved its undoing. »

Un sentiment de désenchantement. Les néo-conservateurs, ces gardiens intransigeants de la foi, se manifestent bien entendu avec le sarcasme sous la plume, prêts à brûler ce qu’ils ont adoré (sauf le Président lui-même, qui peut toujours servir) : « Neo-conservative commentators at the American Enterprise Institute wrote last week what amounted to an obituary of the Bush freedom doctrine. “Bush killed his own doctrine,” they said, describing the final blow as the resumption of diplomatic relations with Libya. This betrayal of Libyan democracy activists, they said, came after the US watched Egypt abrogate elections, ignored the collapse of the “Cedar Revolution” in Lebanon, abandoned imprisoned Chinese dissidents and started considering a peace treaty with Stalinist North Korea.

» The neo-conservatives offered no explanation for desertion of the doctrine, other than a desire to make quick but transitory short-term gains. “The president continues to believe his own preaching, but his administration has become incapable of making the hard choices those beliefs require,” they wrote. »

Pour William Pfaff, nous approchons du “Têt de l’Irak”. Pfaff se réfère à cette période de janvier-février 1968 au Viet-nâm où l’offensive communiste du Têt, quoique défaite militairement, fit basculer la psychologie américaniste dans la certitude horrible de la défaite. Mais le “Têt de l’Irak” est d’une autre trempe. Il marque la défaite d’une grandiose imposture, — ou d’une imposture voulue grandiose, et qui court vers un destin réducteur, jusqu’à un terme qui serait plutôt une dissolution, une implosion sans réel fracas, — sous le coup de cette “strategic fatigue” entraînant le reste…

« The real source of this American crisis, though, is the illusion with which Bush and his people began (and heard repeated by the former Soviet dissident and subsequent Israeli government official Natan Sharansky), that everybody everywhere is a natural democrat who wants to be liberated by the U.S.

» As late as January of this year Secretary of State Condoleezza Rice was alluding to the administration’s ambition to replace the modern international system of separate national sovereignties with a great coalition of democracies under American leadership that can take over from the UN and make all international society democratic.

» That was the fantasy the administration opposed to the reality that international relations are a matter of staying afloat in a stormy sea, protecting the values civilization has managed to create against destruction by the madmen, tyrants, and idealistic but clueless theorists who come to power in governments.

» Disillusioned with George Bush’s “Wilsonian” idealism, the administration’s hard men, led by Dick Cheney, now are counting on sheer power to get the administration through, not to victory, but to 2008 when the shambles of their policy can be dumped on the doorstep of a new president.

» They still believe in power. The administration position was put best by the White House figure who told a “realist” critic of the administration a year and a half ago that America manufactures reality and the rest of the world will have to deal with the consequences.

» It is turning out otherwise. Power isn’t working. The proof is what we are seeing right now. The United States can’t get what it wants in Iraq, Afghanistan (and Somalia, where the U.S. is again intervening, sponsoring tribal groups willing to attack Islamic fundamentalists). Now the administration talks as if it wants to take on Iran. Israel, at least, would like the U.S. to take on Iran.

» The greatest power on earth cannot do whatever it wants. Weakness may be more powerful than power, when — as it’s doing in Iraq and Afghanistan — it throws up enough passive obstacles, enough chunks of reality, to thwart American power. »

Grosse fatigue ou “nervous breakdown”...?

La tendance ainsi décrite dépasse de beaucoup un revers, une défaite, une issue donnée d’une bataille. Elle concerne la question de la réalité, — et, comme exercice ultime de cette “question de la réalité”, la question de la guerre contre la terreur. L’article du FT signale aussi ceci, qui montre aussi que la “fatigue” touche les psychologies contraintes par le montage virtualiste depuis le 11 septembre 2001 :

«  Even some traditional Republicans are challenging the concept that the global “war on terror” is the paramount issue for generations to come. Richard Lugar, chairman of the Senate’s powerful foreign relations committee, suggested that “there are a good many who would feel that the possibilities for devastation of countries, including our own, may come much more from our myopia in terms of energy policy than our ability to track down the last of the al-Qaeda cells”. »

Ainsi débouche-t-on sur le véritable enjeu: la “strategic fatigue” est une chose, et elle peut effectivement rappeler le temps du Viet-nâm. Mais lorsqu’il s’agit de mésentente sur la réalité elle-même? Pfaff signale le problème lorsqu’il écrit : « The administration position was put best by the White House figure who told a “realist” critic of the administration a year and a half ago that America manufactures reality and the rest of the world will have to deal with the consequences. » Il fait allusion, dans ce cas, à la “faith-based reality” (notre virtualisme).

Il ne suffit pas d’envisager de quitter l’Irak, voire de quitter l’Irak effectivement, — ce qui serait déjà un énorme événement stratégique parce que les conditions font que cela serait perçu comme une défaite stratégique, — celle-ci se substituant à la “strategic fatigue” et la justifiant postérieurement. Au-delà, il y a cet énorme débat qu’effleure Lugar : la priorité est-elle à la guerre contre la terreur? Cet “énorme débat” se transformerait presque aussitôt en un débat différent, surréaliste et extraordinaire parce qu’il ne porterait plus sur des choix stratégiques mais sur la substance même de la stratégie : la guerre contre la terreur existe-t-elle?

L’Irak n’est pas le Viet-nâm, mais le “Viet-nâm + la Guerre froide”. Pour avoir l’équivalent de ce que pourrait être un “Têt de l’Irak”, il faudrait imaginer une situation historique qui conduirait à la même défaite au Viet-nâm en 1975 mais suivie d’une révision extraordinaire sur le thème : la priorité n’est pas la lutte compétitive avec l’URSS car la menace soviétique n’existe pas vraiment ; et bientôt cette situation suivie de cette chose bouleversante : la menace soviétique n’a jamais vraiment existé, et la Guerre froide ne fut qu’un montage.

Certains esprits espiègles pourraient objecter : mais c’est exactement cela ! (La Guerre froide n’est pas loin d’être un montage.) Ce qui n’est pas vraiment faux… Mais force est de constater que la réalité de la période ne permit évidemment pas une telle entreprise de révision parce que le système y aurait laissé sa cohésion, voire son existence. Au contraire : c’est au moment de la défaite au Viet-nâm, et d’ailleurs dans une parfaite logique de cold warrior qui juge qu’au moment d’une défaite partielle une re-mobilisation s’impose, que fut lancée, en 1975-76, ce qu’on nomma “la seconde Guerre froide”, culminant en 1981-83 avec la crise des euromissiles et commençant à agoniser avec la désignation de Gorbatchev comme secrétaire général du PCUS le 9 mars 1985. Les cold warriors qui lancèrent “la seconde Guerre froide” comptaient dans leurs rangs nombre de jeunes futurs-néo-conservateurs. Comme ça se trouve.

Mais l’on sait que la guerre contre la terreur n’est pas la Guerre froide, et que Al Qaïda n’est pas l’URSS de Brejnev. La partie qui s’annonce contre les “munichois” type-Lugar (relancer la guerre contre la terreur en dépit de la catastrophe irakienne) sera bien compliquée. Des tentatives ont déjà été faites, sans succès. Il faudra s’y remettre, cette fois pressé par l’enjeu. La partie sera nerveusement épuisante. De la “strategic fatigue” à la “nervous breakdown”?