Suez-1956, Irak-2006? Si l’on veut, mais en respectant l’histoire

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Décidément, nous avons bien des hésitations devant ce parallèle entre Suez-1956 et l’Irak-2006. Il nous semble qu’on transpose un peu trop directement nos obsessions et nos combats actuels sur l’époque d’où est sorti le parallèle.

L’article du 20 octobre sur le déclin des empires (sur Antiwar.com) de Michael T. Klare, excellent spécialiste des problèmes énergétiques et notable et estimable opposant à la politique bushiste, n’apporte rien à la gloire de l’auteur. Répétons que le parallèle est discutable, ce qui signifie par définition qu’il se discute ; mais le récit que fait Klare de la crise de Suez, par contre, est totalement surréaliste et mérite d’être apprécié comme tel. Les précédents historiques sont un argument intéressant de démonstration, mais toujours à manier avec le plus d’exactitude possible. Dans ce cas, désolé mais c’est du pur délire.

Voici le passage où Klare introduit un précédent d’erreur d’un empire (d’empires) sur le déclin (par référence à l’actuelle aventure américaniste) :

«One of the most spectacular examples of such miscalculation in modern times – and an especially illuminating one – was the Suez Canal crisis of 1956. The crisis began in July 1956 when Egyptian President Gamal Abdel Nasser, angry at the West's failure to support construction of the Aswan High Dam on the Nile, nationalized the Suez Canal, then owned principally by a British-French company and long regarded as a preeminent symbol of the British Empire.

»A reasonable Anglo-French response to Nasser's move might have been to negotiate a dignified turnover of the canal (as President Carter did in 1977 with the Panama Canal, thereby removing a major irritant in U.S.-Latin America relations). But no: it was beneath their dignity to negotiate with rabble like Nasser. Instead, with images of imperial grandeur still fresh in their minds, the British and French embarked on Oct. 29, 1956, upon an invasion of Egypt (wisely bringing in the Israelis for a little backup).

»Then the second malady kicked in. From what can be reconstructed today, it never occurred to British and French leaders that their former subjects would even consider putting up any resistance to modern European armies, and so victory would occur swiftly. Instead, it was pure debacle. The British and French were far too few on the ground to win any military victories, and the Egyptians didn't cry “uncle” at the first sight of the Union Jack.

»Desperately, the British and French – who had first dismissed any need for American help – pleaded with then-President Eisenhower for American assistance. But Ike wasn't in a mood to help. Having seen which way the wind was blowing in the Middle East, he decided it was better to abandon his NATO allies than support the old imperialists in a battle with pan-Arab nationalism (which might then choose to align with Moscow). And so the British and French were forced to withdraw in utter humiliation.»

Il est difficile d’accumuler plus de contre-sens et de non-sens :

• Sur les causes de l’expédition d’abord. Certes, la propriété du Canal joua son rôle mais l’affaire était d’abord politique : la défense de positions stratégiques et d’influence pour les Britanniques, l’affaire d’Algérie pour les Français. (Notre appréciation est, pour le cas de la France, que la guerre d’Algérie ne peut être réduite à un combat pour “la défense de l’Empire”. La question est beaucoup plus complexe, symbolisée par le fait que l’Algérie faisait administrativement partie de la France [quatre départements français]. La “repentance” anticolonialiste développée comme une consigne conformiste a comme premier effet de brouiller toutes les réalités.)

• Psychologiquement, pour la France dans tous les cas, l’esprit de l’expédition n’avait rien d’une entreprise néo-coloniale, ou d’un dessein impérial. La France de la IVème République peut difficilement être appréciée comme un régime impérial à tendance expansionniste, même sur le déclin. Quant aux Britanniques, leur déclin impérial était déjà consommé en 1956 et ils n’étaient plus en Egypte. Ce déclin était essentiellement dû à une chose : l’action anti-colonialiste des Américains.

• La description de l’expédition de Suez est surréaliste. Les Anglo-Français n’ont jamais «dismissed any need for American help» avant l’opération, comme s’ils avaient rejeté par prétention glorieuse cette option. L’opération fut montée dans le plus grand secret, essentiellement vis-à-vis des Américains qui ne la connurent que lors du début des bombardements aériens le 30 octobre.

• Les opérations terrestres durèrent 48 heures et firent 33 tués du côté franco-anglais (11 et 22 tués respectivement), 250 du côté militaire égyptien (il y eut des pertes civiles, plus de 1.000 tués selon les estimations les plus répandues). Le largage de troupes aéroportées du 5 novembre avec la prise de Port-Fouad et l’encerclement de Port-Saïd menaçait directement le régime de Nasser. Il ne fut jamais question de demander l’aide américaine, bien entendu, puisque les Américains avaient pris une position hostile dès le 1er novembre. Pour sauver les Egyptiens, les Russes adressèrent un ultimatum nucléaire aux Franco-Anglais, — d’ailleurs plutôt formel que réel, et aussitôt contré par les Américains au nom de l’équilibre des superpuissances, — puis ils proposèrent une action militaire commune USA-URSS, également rejetée. En attendant, la pression diplomatique US avait atteint son maximum, essentiellement contre les Britanniques (menaces de sanctions économiques et financières, de ruptures d’approvisionnement en pétrole). Le 5 novembre au soir, l’ONU ordonnait un cessez-le-feu par un vote en assemblée générale. Londres céda aux pressions US, dans des circonstances restées encore mystérieuses quant aux délibérations du cabinet. Les Israéliens, qui avaient conquis le Sinaï, acceptèrent également le cessez-le-feu. Isolés, les Français ne purent que suivre leurs alliés.

• Suez fut toujours perçu dans l’armée française comme une “victoire militaire confisquée par les civils” et renforça l’hostilité de ce corps vis-à-vis du régime. Suez tient une place non négligeable dans l’attitude de l’armée lors du renversement de la IVème république, à partir du 13 mai 1958.

• Nous reviendrons nécessairement sur cette affaire de Suez lors de la présentation de notre nouveau site et de l’adaptation du livre de John Charmley que nous offrirons à la vente “en ligne”.


Mis en ligne le 21 octobre 2001 à 10H49