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211821 juin 2016 – Pour ce premier jour sinistre de l’été (ici, en Belgique, pays européen exemplaire où triomphe le chicon, ou endive), je m’arrête à une obsession qui m’accompagne depuis plusieurs années et qui pourrait se comprendre comme une parabole de notre destin planétaire et globalisé. (Je la désigne comme “obsession” mais elle n’est nullement, cette chose, obsessionnelle dans le sens d’une présence constante, qui vous étouffe, qui mobilise l’esprit pour une cause incertaine ; plutôt une obsession épisodique, énigmatique et pas antipathique, et finalement qui ne m’obsède que lorsque l’esprit est libre et ne pense plus à rien, dans ces instants où le vide de l’esprit permet de se revivifier en suivant des sentiers de traverse.) Son origine se perd dans la nuit de ma mémoire, et je ne peux en dire l’origine ; est-ce un livre que j’ai lu, est-ce une idée que j’ai eue pour un livre du temps où je préférais les romans aux essais, est-ce un rêve ou quoi encore ?... Peu importe, ce n’est pas ici le cas d’une recherche en paternité, mais bien le récit de cette obsession d’une discrétion aimable : le récit d’un personnage (disons un homme, sans y voir de parti-pris, et disons peut-être moi-même puisque l’identification s’est faite, mais sans aucune garantie ni certitude, plutôt par commodité de la représentation et comme désincarné) ; un personnage qui se suicide, qui en réchappe d’une façon miraculeuse, qui se rappelle de tout ce qui fut sa vie jusqu’au coup de feu, sauf de la réponse à cette question pourtant d’une réelle importance : “Pourquoi ai-je voulu me suicider ?”...
Je précise encore, pour accentuer l’amabilité de la chose, que l’un des aspects les plus étonnants de cette pensée obsessionnelle, et bien que le personnage se soit transformé en “moi” comme je l’ai dit, c’est l’absence de toute tension, soit d’angoisse ou de désespoir, presque comme un récit lissé de tout sentiment, et pourtant nullement inhumain... Ou bien est-ce qu’on désignerait comme “inhumain” un certain sentiment de sérénité hors du temps, une sorte de sagesse ironique, ou bien comme une distance des choses temporelles et matérielles ? L’on ressent bien ce que je veux dire, j’en suis sûr...
Tout cela s’est précisé au cours du temps, si bien que l’obsession a pris la forme d’un récit de plus en plus élaboré dans mon esprit, qui s’est intégré dans ma vie courante dans des lieux de connaissance, avec l’un ou l’autre compagnon, et tout cela effectivement dans le plus grand apaisement. Hier soir encore, alors que je m’étais couché, le récit s’est encore précisé, et il a fallu que je prenne des notes rapides en me promettant d’en faire une page de ce Journal dde.crisis. (C’est à ce moment que je me suis dis que cela pouvait représenter une parabole, à la fois de mon travail, à la fois de la situation que nous vivons, sans savoir précisément dans quel sens, – et je laisse ce sujet ouvert à ce point, avec peut-être la possibilité qu’au fil de la plume, en écrivant ce que j’écris, je trouve une réponse moins obscure, disons en clair-obscur, sur le fait de savoir de quelle parabole il s’agit.)
Le récit se situe donc dans la forêt où j’ai coutume, chaque matin depuis quasiment vingt ans, de faire une promenade avec mes compagnons successifs, le chien et sieur Balzac, les demoiselles Margot et Klara. La scène se passe toujours sur un lieu singulier qui est depuis longtemps le terme de ma promenade avant le retour : une sorte de plateau, comme une évidence surmontant et se détachant du reste de la forêt, disons d’une centaine de mètres sur 50-60 mètres qui peut être qualifiée, de façon très surprenante par rapport aux essences courantes, de pinède : il n’y a que des pins parasols sans autre végétation, sinon un herbage extrêmement dense et très bien ordonné. Le plateau est en promontoire, bordé sur son Ouest d’une pente brutale, presque un à-pic, où se trouve en rangs serrés des sapins assez maigrichons contrastant complètement avec les pins, et pour l’essence et pour la pose car les pins prennent majestueusement leurs aises. Un des bouts de ce promontoire est dégagé de ces sapins maigrelets et offre une sorte d’étagement où l’on peut s’asseoir. J’avais pris l’habitude, avec Margot dans ses dernières semaines de vie alors qu’elle affrontait avec un héroïsme sublime l’agonie d’une horrible maladie, de m’asseoir, et elle assise à côté de moi, une minute, deux minutes en silence, et nous regardions devant nous et en-dessous le spectacle de cette petite vallée pentue dans laquelle se déroule la petite route dite de la Fontaine des Amours descendant vers Chaudfontaine. (Aujourd’hui, avec Klara, nous nous arrêtons chaque fois quelques secondes à cet endroit précisément, et je lève la tête vers le ciel que je distingue entre les feuilles d’un boulot solitaire en marge des sapins étiques, et j’adresse une pensée fidèle à l’âme de Margot.)
Voilà où commence le récit : cette fois je m’assieds en ce lieu même que je viens de décrire, j’ai pris soin de ne pas emmener Klara, je sors d’une poche un revolver de petit calibre, 6,35mm ou au plus 7,65mm, et je tire une balle dans ma tempe, – comme cela, sans plus de cérémonie ni hésitation incongrue, la décision prise pour je ne sais quelle raison et la chose se déroulant, je dirais, imperturbablement, à cet instant sans émotion, ni désespoir, ni souvenir, ni regret, ni rien du tout, – et moi écrivant “je tire une balle dans ma tempe” au lieu de “je me tire une balle dans la tempe”, comme si “je” était un autre sans rapport avec “ma tempe”.
Le trou noir habituel qui suit cette sorte d’acte, – les connaisseurs savent de quoi je parle, – est suivi d’un réveil à l’hôpital. Je retrouve fort rapidement et même avec dextérité tous mes esprits. Dans la pièce se trouvent notamment deux ou trois hommes de l’art, avec l’une ou l’autre infirmière pimpante : dans tous les cas le chirurgien qui a dirigé l’intervention d’urgence et un psychologue. On m’explique que j’ai été l’objet d’une sorte de miracle : la balle est entrée dans la courbure droite de la tempe et, au lieu de pénétrer la masse cervicale, a pris, par quel étrange sortilège de la balistique, le parti de suivre au plus près l’os du crane dans sa face interne sans entamer la susdite masse cervicale, pour sortir au début de la courbure droite de la nuque ; “Le miracle-absolu !” me dit le chirurgien avec les yeux brillants presque comme s’il était à Lourdes, le miracle est que de multiples examens effectués dès mon hospitalisation ont montré que rien, absolument rien du cerveau n’avait été blessé... On a donc fait le minimum, sur des plaies extrêmement minimes, avec un os crânien quasiment intact sauf les deux trous, emmailloté tout cela, et l’on a attendu que passe le coma post-traumatique, à peu près trois jours.
Puis on m’explique qu’on m’a retrouvé à peu près trois heures après l’instant du délit, à la suite de recherches que Klara avait conduites avec sa fidélité coutumière ; on précise même que je me trouvai sur un chemin conduisant à cette pinède, ce qui montrait que je me serais déplacé... De cela, aucun souvenir, le trou noir... Et le reste ? interroge le chirurgien, anxieux. Je passe les choses en revue rapidement et réponds précisément : je sais qui je suis, je connais la promenade, la maison où j’habite, ce que je fais, mes proches, ma vie elle-même telle qu’elle s’st déroulée jusqu’à l’instant presque-fatal, le revolver sur la tempe (“ma tempe”), le doigt qui presse la détente. On s’exclame ! Ma mémoire est totalement intacte, parfaite, jusqu’à l’instant de la pénétration de la balle dans la boîte crânienne, je suis une sorte de miracle auquel il n’y a rien à redire. Puis enfin on en vient à la question qui est sur toutes les lèvres, je ne dirais pas la question-qui-tue sauf pour l’humour noir, et c’est le psychologue qui la pose :
— Pourquoi avez-vous voulu vous suicider ? Enfin, excusez-moi, c’est peut-être indiscret, mais vous semblez en si parfaite possession de vos moyens ; vos proches et vos amis, qui attendent avec impatience de vous voir, tous nous disent qu’il n’y avait rien chez vous qui pût laisser croire à des tendances suicidaires... Vous vous rappelez de tout, et rien ne semble indiquer un désir de suicide.
Moi-même suis frappé comme par la foudre, et soudain je m’interroge, brusquement interloqué, et même déjà un peu angoissé, ou bien plutôt non, “intrigué” serait le mot plus juste : “Oui, pourquoi ai-je voulu me suicider ?” Je ne peux que partager l’avis général : rien dans ma mémoire, ni dans mon humeur, n’indique une telle disposition... Nous nous trouvons tous, ensemble, dans la même incertitude solidaire.
L’histoire se poursuit avec les habituels sauts d’obstacle : quelques jours en observation, visite “des proches et des amis”, bouquets de fleurs, livres et chocolats, embrassades et congratulations, une certaine gêne aussi, interrogations sans réponse... Dans mon récit obsessionnel, en fait, tout cela défile très vite, une part très minime est accordée à cet aspect. Le héros de l’aventure, “moi” pour la facilité, ou bien quelqu’un d’autre, est en vérité obsédé par la suite de ce récit obsessionnel, mais cette fois obsédé de façon très directe et insistante, et là-dedans tout ce qui fait son “extérieur proche”, sa famille, ses amis, n’a aucune place. Je dirais ici qu’il (le héros, ou ce “moi” finalement désincarné) semble se transformer en un enquêteur, un policier qui enquête, fasciné par sa recherche, comme s’il s’agissait de la Vérité ultime... Pourtant, en même temps, s’insinue cette pensée qui pourrait sembler terrifiante : “Et si j’arrivais à retrouver au terme de cette quête passionnée la cause qui m’a poussé au suicide, ne serais-je pas conduit à nouveau à me suicider ?” Cela, c’est la question qui tue deux fois... Il s’agit bien d’un dilemme : si grand est son besoin de savoir qu’il croirait qu’il en mourra s’il ne découvre pas la cause de son suicide ; et s’il découvre la cause de son suicide, la logique serait alors impérative qu’il se suicidât à nouveau...
C’est ici que le récit s’arrête, comme si je me heurtais à l’énigme fondamentale. C’est ici que je cherche si cette obsession polie, ce récit obsessionnel à l’occasion, n’est pas également une parabole qui décrit mon existence, et peut-être notre existence à nous tous ; peut-être même pourrait-on concevoir que, parabole effectivement, le récit désignât les temps terribles que nous vivons, et la quête dans laquelle certains sont plongés de tenter d’en trouver le mystère et d’en découvrir l’issue inéluctable, car nous sommes dans des temps tels qu’ils ne peuvent se concevoir que s’il y a une issue qui les change complètement. Le héros, ce “moi” sans préoccupation qui se suicide sans raison affichée, n’est-ce pas cette époque qui est devenue folle ? Et la clef de l’énigme, n’est-ce pas ce suicide réussi mais sans conséquence, qui fait qu’à chercher ensuite la raison qui l’a poussée au suicide, cette époque folle est conduite à rechercher la Vérité, pour en venir justement à se représenter son suicide comme ce “miracle” qui fait que la balle passe le long de l’intérieur du crane et ressort sans faire plus de dégâts, et ainsi se débarrassant du spectre du suicide puisqu’il est accompli, et ainsi conduisant sa propre Rédemption ? Je ne sais pas, – et écrivant cela, je ne prends pas une pose, je dis le vrai du point où est mon esprit... Peut-être Klara, elle, sait-elle de quoi il retourne.
D’ailleurs, le récit n’est pas fini et il se fait tard. On va mettre cela en ligne et l’on verra plus tard.
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