Suis-je l’Ukraine de mon désordre ?

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Suis-je l’Ukraine de mon désordre ?

03 mars 2022 (06H00) – Comme l’on dit bêtement aujourd’hui : “je rebondis”, – alors qu’on pourrais dire : “je réagis” ; quoi qu’il en soit, une remarque d’un lecteur me conduit à une autocritique, puis à une exploration de l’inconscient, – en général pour mon compte terre d’accueil de l’intuition, – qui suggère une appréciation générale de la situation.

Il s’agit de monsieur Stefano Borselli qui, en commentaire du texte « Le Mexique est-il l’Ukraine des USA ? », fait cette remarque :

« Si j’ai bien compris, le titre aurait dû être “Les États-Unis sont l’Ukraine du Mexique” et non l’inverse. »

... Ce en quoi il a tout à fait raison ; peut-être même m’en suis-je aperçu dans une semi-inconscience lorsque j’ai écrit ce texte, et persistant pourtant. Je suis poussé à penser qu’il y a là matière à exploration et réflexion, pas vraiment sur mon inconscient qui ne mérite pas tant d’attention puisqu’il n’est qu’un outil, que sur la façon dont se fabriquent, inconsciemment pour le coup, des phrases comme des images paradoxales qui veulent exposer le sentiment confus de la perception intuitive d’une chose importante. Après vient la signification de ce que vous avez écrit à l’insu de votre pleine connaissance, en toute inconnaissance dirais-je.

Ce que j’ai voulu inconsciemment exprimer, – j’en viens à cette conclusion, – c’est que l’Ukraine précisément dans ce titre représente “le Désordre”, comme si “le Désordre” (avec majuscule, j’insiste) représentait un événement spécifique et évidemment supérieur aux humains ; on pourrait alors parler du “dieu-Désordre”, qui choisirait ses représentants pour diffuser ses influences, et que l’Ukraine en fût un. De même, dans cette occurrence, le Mexique représente dans sa zone, selo,n les circonstances qui lui sont propres, “le Désordre” par rapport aux USA et à l’ordre américaniste que les USA imposent aux deux Amériques.

Bien entendu il faut absolument préciser cette idée, notamment parce qu’on voit bien qu’à première vue l’Ukraine et le Mexique sont, indirectement, dans des “camps” opposés. Pourtant, je maintiens qu’ils sont tous deux les jouets de ce dieu que je nomme “Désordre”, qui est une de ces forces (ou de ces formes,  comme le suggère le lecteur “J.C.” [*]) gouvernant le destin du monde sans que nous n’y puissions rien, dans cette période si particulière où l’Histoire nous a échappé des mains pour se faire MétaHistoire.

Creusons un peu... Ce que je veux dire, c’est que l’Ukraine, nécessairement depuis 2014 et le coup d’État du Maidan en février, est devenue un facteur de désordre pour les structures temporaires établies après la Guerre Froide. Cela vaut d’ailleurs aussi bien pour la Russie, qui se serait bien contentée de l’Ukraine d’avant (de Ianoukovitch), fort proche d’entrer dans l’UE (son échec fut une des causes de la révolte du Maidan), malgré le déploiement de sites de lancement de missiles US en Roumanie et en Pologne au sein de l’OTAN.

Le Maidan de 2014, manipulé par des américanistes dont on sait depuis longtemps la folie-hybris, leur avidité folle de conquête du monde, n’a pas seulement établi les changements politiques que l’on sait ; de façon bien plus décisive, il a établi un point fusionnel de désordre au centre du continent eurasiatique. Ce point ne s’est pas dissipé, confirmant l’approbation de ce choix par le dieu-Désordre. Ce point a aujourd’hui pris toute sa puissance, passant de l’implosion continu à l’explosion brutale, et installant son complet désordre au nom du dieu-Désordre. Nul ne sait ce qu’il en sortira, et ceux qui vous disent qu’ainsi l’OTAN s’est trouvée rassemblée et que l’Europe a fait son unité sous prétexte d’“union sacrée” alors qu’il ne s’agit que d’hystérie du “jugement” et de l’aveuglement d’une sorte de morgue angoissée, ceux-là sont de ceux qui, dans quelques temps, constatant les conséquences funestes pour ces élans exaltés, tomberont sous le jugement acéré comme un couperet de la formule fameuse attribuée à Jacques Bégnigne Bossuet, – soit :

« Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences dont ils chérissent les causes », – cela résumant sa vraie formule qui est celle-ci :

« Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance.” »

Le vrai est que nous sommes tous sous l’empire de cette formule du grand prédicateur du XVIIème siècle fustigeant l’irresponsabilité humaine, et qui définit si parfaitement les conditions de la modernité et de sa crise finale. Les conditions terribles de la Grande Crise se manifestent de plus en plus par une successions de crises ‘locales’ ou géographiques et de crises ‘spécifiques’ ou sui generis (nous, sur ce site, employons aussi le terme de ‘subcrises’) ; ces sortes de crises dont aucune ne s’apaise, qui toutes contribuent à ‘construire’ le cadre décisif, chaque soubresaut étant gros d’une possibilité d’extension crisique, ou de ‘contagion’ pour user d’un terme covidien et établir un lien de “conséquence” en “conséquence”. Il est entendu, on le comprend, que l’Ukraine est un de ces points, comme il est entendu que ce point est ouvert à des extensions crisiques absolument considérables, confirmant que nous sommes dans une ère métahistorique (très courte, quelques années, les choses allant si vite), – de basculement du monde.

Je serais donc tenté de donner le même rôle dynamique que l’Ukraine au Mexique, même si les deux interprétations semblent avoir un sens politique exactement opposé (selon la référence des USA, l’Ukraine pro-US, le Mexique anti-US). Je tente de parler ici selon une logique crisique, prenant “la crise” (la Grande Crise) comme un fait absolument ontologique de notre époque, dépassant tout et transformant tout (la politique en métapolitique, l’Histoire en métahistoire et ainsi de suite).

Cette fois, et contrairement à l’Ukraine, je m’appuie intuitivement (par intuition, dois-je préciser en me répétant) sur un homme et non sur une entité géographique, même si cette géographie joue un rôle extrêmement important. Je parle de Lopez Obrador, l’homme-AMLO, pour qui j’ai une estime également intuitive, avec l’impression de le reconnaître même si je ne le connais guère, comme un esprit très libre, de cette liberté qui donne aujourd’hui le courage. Je le juge capable, lui à son tour, de créer un grand désordre de la sorte qu’est le désordre vertueux attaché à déstructurer le Système, selon les impulsions irrésistibles du dieu-Désordre ; cela, notamment et essentiellement dans ses relations avec les USA, simplement en suivant sur les sujets crisiques qui nous importent, avec une fermeté et une pertinacité extrêmes, une politique divergente de son grand voisin  du Nord ; car alors, et très vite je pense dans cette époque où les choses vont si vite,  le système américaniste ne pourrait supporter cela et l’affirmation de l’opprobre qui s’ensuivrait installerait le désordre, entre Mexique et USA, mais surtout aux USA même où règne déjà le chaudron bouillonnant que l’on sait et où la sensibilité à tout ce qui ressemblerait à une contestation de lui-même est celle d’un écorché vif.

Selon cette approche inconsciemment orientée, clairement laissée à une éventuelle intuition et nullement à la stricte raison qui nous fait si souvent prendre des vessies pour des lanternes, j’ai fait du Mexique “l’Ukraine de l’Amérique” du point de vue de la dynamique crisique alors que c’est effectivement le contraire qu’il faut dire si l’on s’en tient aux seules observations politiques objectives que je présentai. En cela, je rends grâce à monsieur Stefano Borselli qui a vu juste en un sens et qui m’a donné l’occasion de développer ma conception dans un autre sens qui est celui que je suivais.

Ce penchant de mon inconscient, de mon intuition, signifie également que je ne peux croire une seule seconde que l’on en restera au seul théâtre européen, et que les autres, je parle des Mexicains comme je parle de ceux que mentionne l’estimable Bhadrakumar dans son récent article, resteront en marge de l’affrontement dans l’axe horizontal (longitude en Est-Ouest si l’on veut). Les fluctuations dans l’axe vertical (latitude Nord-Sud) devraient rapidement enchaîner et je crois que le cas Mexique-USA en sera, sinon la première (quoique...), dans tous les cas la plus importante.

Qu’on souffre alors, en me pardonnant, que je laisse en place le titre initial. Et qu’on me pardonne, en n’en souffrant pas trop j’espère, cette digression dans des domaines exempt des passions mauvaises, qui aura j’espère la vertu, pour quelque moment apaisant, de désénerver les esprits.

Note

[*] “J.C.”, le 12 février 2022, dans le ‘Forum’ du texte du 9 février 2022 : « J’aurais plutôt attendu un ‘m’ et non un ‘c’ à l'avant-dernier mot de cette citation : formes et non forces. »