Superman et son “perfect storm

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Superman et son “perfect storm

13 juillet 2006 — Première règle : quand vous dominez le monde de façon aussi outrancière qu’on nous l’a seriné tout au long de ces quinze dernières années depuis la chute du communisme (“globalisation”, “hyperpuissance” & “the indispensable nation”, “libre-échange”, “force of the good”, “démocratie”, “intervention humanitaire”, etc.), vous assumez la responsabilité de la situation du monde. Toutes les situations de crise qui s’installent et se développent portent, d’une façon ou l’autre, votre marque, votre influence, les effets de votre politique. Il se déduit de cela que le spectacle d’aujourd’hui, qui nous laisse pantois, est notre enfant indiscutable. Pas besoin d’une recherche en paternité, de l’Irak à l’Iran, d’Israël qui part en guerre à l’Irak qui se consume dans la guerre civile. Voici notre miroir.

Comme on sait, le mot qu’on pourrait croire être devenu la devise de l’Occident, si tant est qu’on accepte que l’Occident se réduise à l’américanisme, — cela semble être le désir constant de nos dirigeants européens, alors faisons-leur cette grâce, — ce mot, cette expression en fait, est bien “perfect storm”. Comme nous le notions dans notre “Bloc-notes”, la chose désigne “la conjonction et la convergence de tous les éléments possibles, tensions, crises régionales, agressions, déséquilibres, etc., pour aboutir à la “crise parfaite”, la Grande, la Der des Ders…” Gardons cela à l’esprit, nous y revenons plus loin.

Le nombre de crises en aggravation constante et hors d’atteinte de toute raison ne cesse de grandir. Les Américanistes (avec les Européens derrière, en rang d’oignons satisfaits) n’ont fait qu’une chose depuis quatre ans : provoquer ces crises, les attiser, souffler sur les braises, mettre le feu là où aucune fumée n’apparaissait encore. C’en est même une doctrine, — quelque part entre la “révolution permanente” du Léon Trotsky qui n’a jamais vraiment déplu aux Américains et la “destruction créatrice” de l’hyper-capitalisme content de soi.

La dernière, celle d’Israël attaquant du côté du Liban, nous ferait regretter Sharon. Lui au moins, lui qui avait déjà donné, aurait peut être regardé à deux fois avant de remettre le nez dans ce guêpier. Il est vrai que la qualité du personnel politique semble suivre la courbe inverse de l’accumulation des crises : la médiocrité falote et énervée de GW semble faire école, avec le nouveau Premier ministre israélien et, peut-être, le Mexicain Calderon, s’il est finalement invalidé. (Calderon est défini partout par son “manque de charisme”, — en langage postmoderne, on sait ce que cela signifie : absolument ennuyeux en plus d’être médiocre.)

L’affaire du Moyen Orient est bien résumée par Rupert Cornwell, de The Independent :

« Rarely can United States policy in the Middle East have been in such disarray as now.

» Events in Iraq are a fair approximation of civil war, while after a brief display of smiles, Iran is more truculent than ever over its nuclear ambitions.

» As for Israel, far from moving towards peace with its neighbours, the Jewish state is embroiled in an escalating, two-front confrontation with Lebanon and Syria to its north, and with the Palestinians in its midst.

» Three years ago when the US invaded Iraq, vowing to install a stable peaceful democracy that would be a model for the region, such a state of affairs was unthinkable in Washington. The war would be brief, policy makers asserted, and Iraq's various ethnic and religious groups would come together to build a new country after the departure of the brutal and hated Saddam Hussein. American troops would be fêted and made welcome as liberators.

» That was the spring of 2003. By mid-July 2006, some 2,550 US troops have lost their lives in a war costing $250m (£136m) a day, while the death toll among Iraqis may be five times as high.

» In the past four days, at least 130 people in and around Baghdad have been killed in sectarian violence, including up to 23 Shias seized yesterday at a bus station north of the capital. The killings have made a mockery of the proclaimed security crackdown in Baghdad by the new Iraqi Prime Minister, Nouri al-Maliki. »

Importe-t-il de parler également de la crise de la Corée du Nord, dont le résultat sera de déchaîner un nouveau monstre militariste (le Japon) et de conduire à la constitution d’un bloc continental anti-japonais ? Pendant ce temps-là, l’U.S. Navy continuera à tonner et à tempêter, avec comme résultats quelques ronds dans l’eau. Et l’Iran ? Qui se rappelle qu’il s’agit de l’empêcher d’avoir la Bombe ? Les mollahs ne doivent pas être si mécontents qu’on leur offre un nouveau front et un front vertueux, anti-israélien, par le biais du Liban agressé 16 mois après sa “révolution orange” avortée.

Triste cerise sur le gâteau pour la déconfiture américaniste: l’action d’Israël a réussi à faire sortir la diplomatie française du marasme inconséquent où elle flottait depuis deux ans (une seule consigne, d’ailleurs par défaut et plutôt comme un reflet du désordre de la situation intérieure française : “s’aligner sur Washington pour rattraper l’aventure onusienne de 2002-2003”). La France s’est retrouvée cet après-midi aux côtés de la Russie pour condamner sévèrement l’action israélienne contre le Liban.

Sur le blog de The Washington Monthly, en date du 6 juillet 2006 , le commentateur Kevin Drum caractérise bien la situation présente. Après l’agitation excessive des années 2001-2005, nous voilà entrés dans une ère de paralysie qui nous permet d’observer, mieux à notre aise en un sens, les conséquences de cette agitation.

« Marc Lynch, after running down the evidence that the Bush administration has “effectively given up on democracy promotion” in the Arab world, makes the following observation:

» “On al-Arabiya last week, Hisham Milhem led a discussion on ‘Bush and democracy in the Arab world.’....I was most struck by a remark by Amr Hamzawy. He pointed that the fact that most of the Arab media and political class were now discussing the ‘retreat’ of American commitment to democracy demonstrates that at least at one point they were prepared to entertain the thought that there had been some credibility to that campaign. No longer, Hamzawy argued — America's turn away from democracy and reform had badly hurt its image and its credibility with this Arab political class....This seemed to be a well-received notion.”

» But that's really just a single piece of a broader, and even more remarkable turn of events: the Bush administration literally seems to have no foreign policy at all anymore. They have no serious plan for Iraq, no plan for Iran, no plan for North Korea, no plan for democracy promotion, no plan for anything. With the neocons on the outs, Condoleezza Rice at the State Department, and Dick Cheney continuing to drift into an alternate universe at the OVP, the Bush administration seems completely at sea. There's virtually no ideological coherency to their foreign policy that I can discern, and no credible followup on what little coherency is left.

» As near as I can tell, George Bush has learned that “There's evil in the world and we're going to stand up to it” isn't really adequate as a foreign policy for a superpower but is unable to figure out anything better to replace it with. So he spins his wheels, waiting for 2009. Unfortunately, the rest of us are left spinning with him. »

En d’autres termes, évidemment plus policés, c’est ce que nous explique le Washington Post de ce jour : « The Bush administration suddenly faces three rapidly expanding crises in the Middle East, but it has limited options to defuse tensions in any of them anytime soon, U.S. officials and Middle East experts say.»

La situation renvoie en gravité à celle de 1979-81, du temps de Jimmy Carter (« U.S. tensions with Iran have not been this high — or covered so many issues — since the 1979-1981 hostage crisis »), — mais en beaucoup plus défavorable pour les USA. C’est une calamité pour qui se rappelle l’état désespéré de la diplomatie et de l’opinion publique US à la fin du mandat Carter.

« The Bush administration has few ways of directly pressuring Iran on any of the three fronts. “They have sanctioned themselves out of leverage on Iran,” [ Robert Malley, director of the International Crisis Group's Middle East program] said. “They have cornered themselves out of a lack of influence on any of the parties that are driving this — Hezbollah, Hamas, Syria and Iran. Counseling restraint or condemning actions is pretty meager when you think of the influence the United States should be wielding.”

» The United States reached out to Arab allies — Egypt, Jordan and Saudi Arabia — to weigh in with Syria and, through Damascus, to Iran. In Paris for talks on Iran's nuclear program, Secretary of State Condoleezza Rice called on all sides to “act with restraint.” She also talked to Israeli Prime Minister Ehud Olmert, Lebanese Prime Minister Fuad Siniora and U.N. Secretary General Kofi Annan.

» But the U.S. options stand in stark contrast to the U.S.-brokered cease-fires in 1993 and 1996 between Israel and Hezbollah, via Syria. »

John Wayne arrive toujours à l’heure

Que se passe-t-il ? Revenons à cette observation de notre “Bloc-Notes” sur l’abondance d’utilisation de l’expression “perfect storm” pour définir la situation politique créée par la politique extérieure américaniste, précisément là où nous lions paradoxalement les deux termes : “…‘perfect storm’, qui nous propose un paradoxal caractère d’immobilité (la perfection est quelque chose qui ne bouge plus), contrastant avec le mot de ‘storm.’”

L’administration GW a été totalement prise par surprise, et par l’action du Hezbollah et par la réaction israélienne. De même avait-elle été prise par surprise par l’offensive israélienne contre les Palestiniens dans l’affaire du soldat enlevé. (Des sources démocrates indiquent qu’une rencontre entre Cheney et Netanyahou, le président du Likoud, a eu lieu à la mi-juin, aux USA. L’Américain aurait donné son feu vert à l’Israélien pour que le moindre incident propice soit utilisé pour entreprendre la destruction du Hamas. Dans tous les cas, Cheney ne semble pas avoir informé le département d’État ni le NSC de cette autorisation, d’où la surprise de l’administration.) La réaction de Washington est à mesure : hésitante et confuse.

Cela nous offre effectivement une sorte de diptyque étrange : une administration américaniste paralysée, tentant de parer les coups mais toujours prise par surprise, cédant du terrain ici et là, n’ayant plus aucun objectif comme l’observe Kevin Drum (« …the Bush administration seems completely at sea. There's virtually no ideological coherency to their foreign policy that I can discern, and no credible followup on what little coherency is left. »); et, devant elle, les crises qui se succèdent sans qu’aucune ne soit résolue, avec les acteurs de ces crises, surtout les adversaires des Américains, qui prennent de plus en plus leur chance devant cette inconsistance US.

Le parallèle avec 1979-81, en bien pire, qui est automatiquement fait dans les esprits est particulièrement inquiétant. Pourtant, rien aux USA ne semble rencontrer dans l’état d’esprit ce qui existait à la fin de l’administration Carter, en fait d’inquiétude et de pessimisme collectifs. Même si les enquêtes et les sondages indiquent un état d’esprit pessimiste du public aux États-Unis, on dirait que cette réalité se manifeste au niveau individuel et rien d’autre, et ne se transcrit pas collectivement. La remarque est encore plus fondée du côté des dirigeants américanistes, du point de vue de la perception de leur propre puissance et de leur propre légitimité.

Le brave William Pfaff se trouvait récemment à un autre séminaire, à Athènes, où il a pu entendre, à nouveau, un ancien ambassadeur américain exprimer publiquement un optimisme triomphant, — c’est-à-dire sa certitude qu’à la fin du mandat de GW Bush, on considérerait l’Irak et l’Afghanistan comme autant de succès. Tout cela “défie la raison”, note Pfaff à l’exemple d’un intervenant qui, au séminaire, commentait l’intervention de l’officiel américain, — et alors? Une étrange psychologie s’est installée à Washington, qui donne sa version tonitruante de la réalité du monde. On connaît ça: l’inculpabilité américaniste a fabriqué l’univers virtualiste immuable, où la cavalerie et John Wayne arrivent toujours à l’heure dite, heure de Washington D.C.

Pfaff observe :

« The Athens geopolitical presentation rather resembled the menu of a video game, or the storyboard for a Superman film.

» In the early and mid-20th century totalitarian geopolitical thought was ideological and racist. Today the American imagination as well as American foreign policy increasingly seem to function according to the modalities of violent popular entertainment. What this implies for our future, I simply do not know. »

Washington et les américanistes sont paralysés dans leur bande dessinée qui déroule les aventures de Superman. Plus rien d’autre ne les intéresse. On reconnaîtra que c’est une situation intéressante. Ce que cela implique pour notre avenir, “we simply do not know”.