Sur « La condition numérique », de Bruno Patino et Jean François Fogel

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Sur « La condition numérique », de Bruno Patino et Jean François Fogel

Les auteurs sont journalistes, bons connaisseurs non seulement d'Internet mais de la société numérique au sens large. Leur livre "La condition numérique" est donc à recommander à tous. Non seulement à ceux qui croient savoir ce qu'il en est parce qu'ils se bornent à pratiquer les réseaux dits "sociaux", non seulement à ceux qui éditent sur Internet en utilisant par exemple un blog, mais à tous ceux qui – à la suite entre autres des révélations d'Edward Snowden – voudraient en savoir plus sur les pouvoirs occultes qui conditionnent chacun à son insu au sein de la société numérique. La lecture laissera les plus aguerris surpris en découvrant exposé dans chacune des pages ce qu'ils soupçonnaient sans toujours pouvoir le démontrer, la complexité foisonnante acquise en 20 ans à peine par les techniques, les usages et les agents fondant la condition numérique. Cette complexité augmente tous les jours à un train d'enfer, si bien que les connaissances des spécialistes eux-mêmes ne sont jamais à jour. Le livre lui-même, évidemment, ne l'est plus. Mais il est suffisamment pédagogique pour donner à ses lecteurs des pistes permettant d'actualiser leurs connaissances.

De plus, écrit en français et non en anglais, ce qui est rare quant il s'agit d'informatique, il est accessible à tous dans ce pays. Il s'acquitte à cet égard d'un devoir civique de première grandeur car nos concitoyens se caractérisent par une rare ignorance des questions abordées, ignorance qui ne les empêche pas de formuler des jugements a priori, plus nuisibles les uns que les autres lorsqu'ils veulent jouer un rôle tant soit peu actif.

Des points insuffisamment développés

Ceci dit, pour notre part et pour ne pas simplement répéter ici les propos des auteurs, nous voudrions évoquer rapidement plusieurs points qui nous paraissent insuffisamment traités ou être oubliés. En voici une liste abrégée :

* Le livre ne distingue pas suffisamment entre les technologies et les usages qui génèrent de la passivité et du conformisme, comme par exemple la télévision, et celles qui poussent les individus et les groupes à s'exprimer. A cet égard, les auteurs ne mettent pas assez en valeur la révolution sociale apportée par Internet au sein de populations soumises depuis des siècles à la culture des classes dirigeantes. Tous ceux qui avaient vu dans l'expansion d'Internet à la fin des années 1990 un remarquable et tout nouvel outil d'émancipation sont revenus sur beaucoup de leurs illusions. Ils constatent maintenant sur le réseau l'emprise des Etats, des religions, du terrorisme et de la criminalité.

Néanmoins la perspective d'émancipation demeure, s'étendant d'ailleurs à l'ensemble du monde. La possibilité pour chacun, par exemple, de rédiger soi-même un commentaire en est un exemple. Il s'agit d'une petite révolution, pour l'écrit, analogue à celle qu'a apporté la multiplication des téléphones portables pour la parole. Le fait que ces commentaires soient souvent déplacés ou agressifs ne change rien à l'affaire. Quand l'auteur d'un article en ligne peut recevoir instantanément des dizaines ou centaines de réactions, il s'améliore lui aussi grandement. Au lieu de s'enfermer dans l'autosatisfaction impénitente, il prend mieux conscience du public auquel il s'adresse.

* Par ailleurs, le livre présente la communauté des internautes, et pas seulement les jeunes, comme des addicts incontrôlables. Certains le sont peut-être, comme ils l'étaient avant cela des jeux électroniques ou de la télévision. Mais ils restent une minorité. Les autres sont bien obligés d'abandonner l'écran pour travailler et assurer leur subsistance dans le monde réel. La plupart se bornent à utiliser Internet comme un outil incomparable, par exemple quand ils y trouvent immédiatement sur wikipedia le mot ou la référence dont ils ont besoin. Pour les chercheurs scientifiques, le réseau est devenu à cet égard incontournable. Il leur fait gagner des années, auparavant perdues à consulter les bibliothèques et autres sources hors de portée. Ou pourrait dans cette optique être tenté d'opposer l'Internet des pauvres et celui des élites. Mais ce serait très réducteur. Chacun y trouve des gains de productivité en fonction de ses activités.

* En suivant les auteurs, on pourrait s'imaginer que le monde tout entier est enfermé dans un vaste filet supprimant les différences et homogénéisant les pensées. Ceci est loin d'être exact. Encore aujourd'hui, malgré des outils tels que les traducteurs automatiques et les échanges d'images, Internet reste cloisonné en multiples cellules étanches. Elles ne regroupent que de petites communautés d'échanges, extraordinairement résistantes aux mélanges. Beaucoup d'observateurs pensent d'ailleurs que c'est très bien ainsi. La création n'est possible qu'au sein de petits groupes travaillant ou pensant en commun.

Au plan mondial, on peut d'ailleurs craindre que ne subsistent pendant encore des décennies de grands blocs de réseaux incapables de se comprendre, et pouvant de ce fait être portés à se faire la guerre : anglophones, hispanophones, sinophones, russophones, notamment. Ici, en tant qu'auteurs se voulant exclusivement francophones, pour des raisons politiques, nous savons très bien que nous nous coupons délibérément de 80% de correspondants possibles. C'est dommage, mais c'est un choix à faire, en attendant de meilleures techniques de communication.

Une grande naïveté géopolitique

Ceci nous conduit à des considérations géopolitiques fort peu abordées par les auteurs de La condition numérique. Ils ne mentionnent guère ce que l'on pourrait appeler le dossier noir du web: le fait que celui-ci a dès les origines été un instrument quasi exclusif au service de ce qu'il faut bien appeler l'empire américain. Les Etats-Unis, leurs technologies, leurs cultures y dominent de plus en plus, contrairement à ce que pensent certains européens naïfs. Initialisée en Amérique, du fait de la courte vue et l'incompétence de nos dirigeants et de nos industriels, cette domination est en train de devenir quasi totale. La convergence et le développement exponentiel de technologies nées dans la Silicone Valley semble atteindre un point de non retour.

C'est ce que dit Julian Assange, bien payé pour le savoir "Le Web s'est à tel point rapproché du monde réel que les deux sont désormais liés. Les lois du Web s'appliquent à la société civile. Ce qui se passe aujourd'hui est une occupation militaire de cet espace civil par les gouvernements occidentaux, et c'est très grave" (...) "Internet a été coopté par un complexe mêlant les espions, les militaires, les gouvernement et les prestataires privées pour devenir un outil de surveillance totalitaire" "Pas dans le sens de Staline, mais dans le sens où il est total. L'individu ne peut pas s'en extraire". "Ce qui se passe est un hold-up énorme, opéré par les gens qui ont déjà acquis le pouvoir".

Le propos est juste, sauf que tous les gouvernements occidentaux ne sont pas sur le même pied. Même si le Royaume Uni a montré à la suite des révélations d'Edward Snowden qu'avec ses propres services, il pouvait disposer d'une certaine autonomie (d'ailleurs totalement dévouée à l'Amérique) c'est le système américain, dit pour simplifier le complexe médiatico-politico-industriel américain que en tire presque exclusivement profit.

Matériels américains, logiciels, serveurs, GAFA (les Google et autres géants américains du net), industries et produits américains en bénéficient quasi exclusivement. De plus, les auteurs n'ont pas développé la question cruciale de l'espionnage et de la cyberguerre, pour qui les populations mondiales branchées sur Internet sont devenues des terrains de manœuvre quasi-exclusifs, ceci d'ailleurs le plus souvent avec leur participation. Les centaines de milliards investis ne visent pas seulement à permettre aux GAFA de faire du profit en vendant de la publicité. Les produits à vendre et les revenus pour les acheter sont limités. Ce qui fonde la démarche est la volonté d'une prise de pouvoir mondial. NSA, CIA, Google et autres Youtube y travaillent de concert.

Cette prise de pouvoir est assurée par une élite anglo-saxonne scientifique et économique, les fameux 1% versus 99% dénoncés par certaines manifestations d'Indignés, Indignés bien calmés d'ailleurs depuis, face aux différentes formes de répression qui s'abattent sur eux.

Bien plus, cette domination ne fait que commencer. Nous avons plusieurs fois montré ici qu'est en train de se matérialiser la vision d'un Ray Kurzweil (d'ailleurs recruté par Google) : l'émergence d'un cerveau artificiel, à la fois réparti et centralisé, qui deviendra la tête pensante du monde et dont nous serons au mieux, chacun, de simples neurones incapables de participer à l'élaboration d'un cortex supérieur.

Rassurez-vous, dira-t-on, les Chinois ne vont pas laisser les Américains dominer. Cela ne serait peut-être pas une bonne nouvelle pour nous, à supposer qu'ils le puissent. Mais nous sommes convaincus qu'empêtrés dans la lutte contre la pollution et le changement climatique, les Chinois seront incapables de réunir les trillions de dollars qui leur seraient désormais nécessaires pour présenter une alternative crédible au Système américain.

Le lecteur de cet article objectera que l'auteur du dit article a tort de se plaindre puisque le Système le laisse libre de vitupérer contre lui. Nous répondrons que si nous restons encore libre de vitupérer, c'est soit parce nous ne sommes pas assez connectés pour nous faire entendre, soit parce que le Système a besoin de quelques voix discordantes pour montrer sa grande tolérance.

Jean-Paul Baquiast