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17 avril 2006 — Vendredi, Romano Prodi prit le train, en première classe, pour passer le week-end de Pâques à Bologne, où il vit. Sans doute un intermède de détente après une campagne électorale, toujours épuisante ; avant de poursuivre, dès demain, la grande bataille de son arrivée au pouvoir face au Cavaliere qui refuse toujours de concéder sa défaite malgré la futilité de la poursuite du recomptage (le nombre de bulletins soumis à une vérification ne pourrait lui donner la victoire). Dans le train, ce ne fut pas encore tout à fait la détente puisqu’il avait en face de lui John Follain, du Times de Londres. L’interview était prévue et elle se fit dans une complète détente. Pour autant, l’intérêt de l’entretien n’est pas discutable. (C’est la première interview de Prodi depuis les élections.)
L’article de John Follain a paru dans le Sunday Times du 16 avril.
« Italy’s election victor, Romano Prodi, has unveiled a plan to speed up the integration of a core group of European Union countries that threatens to leave Britain on the sidelines.
» In his first newspaper interview since he narrowly defeated Silvio Berlusconi last week, Prodi told The Sunday Times he would accelerate measures to bind the main continental members into a tighter alliance and breathe new life into a European constitution.
(...)
» Prodi said his priority was to forge an alliance of what he called “the countries most determined to push for a common European policy”. “We need a strong relationship not just with France and Germany but also with the so-called group of six, countries like Belgium and Luxembourg — but not the Netherlands,” Prodi said. Asked if this group would include Britain, he replied: “I believe it is difficult to include it among countries which are pushing for more integration. Britain has decided not to hold a referendum on Europe so it has not approved the European position. Evidently it believes in a policy which is more independent of the EU.”
» When pressed he took a more cautious line. Would pro-European members increase defence co-operation, for example, without Britain? “I believe that European initiatives must have one clear characteristic without which they cannot be called European, and that is to keep the door open to all members. That is true of monetary, defence and any other area. “Some members who want to do more can take initiatives, but this will never exclude the others.” As if on cue, the European anthem suddenly rang out from his mobile phone. »
Mais Prodi a-t-il une majorité suffisante et une cohésion dans cette majorité qui permettent de telles ambitions? « There is no alternative », dit-il dans un sourire. Et encore : « “The members of the coalition are all committed, and they all have a common interest,” he said. “If this coalition is broken, it is clear that we will have elections. And that is in no one’s interest.” »
Prodi envisage aussi de proposer une relance de la Constitution européenne sous une forme modifiée, après les élections présidentielles françaises. Il verrait un vote possible, demandé à tous les électeurs des élections européennes en 2009.
Prodi est dans une situation intéressante. Sa position de faiblesse constitue paradoxalement une force, du moins pour ce qui concerne les projets qu’il a énoncés. Sa majorité est hétéroclite et très faible, mais elle n’a guère d’alternative parce que de nouvelles élections seraient dévastatrices pour elle. C’est une situation où l’on est condamné à s’entendre, et où on l’est en général sur des projets à grande signification, — et ce que Prodi avance fait partie de cette catégorie, particulièrement son projet de constitution d’un noyau dur. D’ores et déjà, la coalition s’est engagée sur ce projet et réalise qu’il s’agit effectivement d’une mesure de grande résonance, promise à provoquer des effets de renforcement importants pour la coalition. En ce sens, la faiblesse même de cette coalition indique qu’elle a besoin de projets “fédérateurs” et populaires et cette initiative en est un.
Dans le contexte actuel, ce projet offre nombre de caractéristiques intéressantes. Il s’agit du “Plan B” envisagé (d’abord avec les Allemands cette fois) au moment de la débâcle du référendum français. L’idée est bien considérée en général en France (aussi bien par Chirac-Villepin que par Sarkozy dans la majorité) et dans les pays du Benelux, — à l’exclusion de la Hollande, de plus en plus isolationniste en Europe. Le cas de l’Allemagne est très incertain mais la faiblesse actuelle du gouvernement peut le conduire à y adhérer s’il y voit un réel avantage en termes d’“effet européen” d’une dynamique de relance. L’Espagne ne devrait pas être laissée de côté.
L’Italie, pays faible, discrédité à un point inimaginable par le grotesque épisode berlusconesque, peut trouver dans un tel projet un moyen de rétablir un certain crédit politique, aussi bien à ses propres yeux qu’à ceux de ses partenaires.
Maintenant, que signifie réellement un tel projet? Sa présentation vertueuse d’être un programme de relance de l’intégration européenne est un peu vite dite, et surtout de forme cosmétique. Cette signification doit être puissamment nuancée.
• Du point de vue italien, d’abord. L’initiative se place dans le contexte des intentions affichées de Prodi de débarrasser l’Italie de l’engagement atlantiste et pro-américain, également grotesque par son outrance, qui a marqué l’époque Berlusconi. Elle aurait évidemment cette coloration, qu’on trouverait au niveau de la défense notamment. (Objectera-t-on que l’Italie et les autres pays envisagés font, à part la France qui domine le processus et l’Allemagne dans une moindre mesure avec son poids incertain, un ensemble de défense incomplet sans le Royaume-Uni? Mais l’abstention, voire l’obstruction du Royaume-Uni dans ce domaine est loin d’être une certitude dans les mois qui viennent ; et puis, ce qui importe est moins d’établir une défense européenne que de rompre le plus de liens possibles avec les USA.)
• En un mot : il s’agit moins d’une initiative interne au processus européen qu’une tentative d’affirmation identitaire européenne, essentiellement par rapport aux influences américaines jugées trop fortes et délétères.
• L’initiative sera perçue comme telle, elle l’est déjà... Follain insiste beaucoup sur le fait que le Royaume-Uni est écarté de cette initiative ; si l’argument est l’engagement incomplet des Britanniques du point de vue européen, il s’agit surtout, considérant ce qui précède, de leur trop grande implication atlantiste. Mais l’initiative Prodi interviendrait à un moment d’intenses troubles des relations USA-UK (JSF mais aussi crise iranienne) et elle pourrait avoir un rôle d’accélérateur de cette dynamique de détérioration USA-UK si le Royaume-Uni tentait un rapprochement qui a sa logique formelle dans la politique européenne à trois (Allemagne, France, UK) dans la crise iranienne.
• Sur le plan économique, à côté des indications de type social que donne Prodi, il est évident que ce projet de “noyau dur” implique un renforcement de la défense des capacités économiques et surtout technologiques des pays concernés. C’est un projet qui engendre comme naturellement un “patriotisme économique” à l’échelle européenne réduite à des pays cohérents entre eux, avec des idées et des intérêts souvent aussi proches que leur géographie. Pour les Italiens, c’est un moyen de se débarrasser élégamment de la partie embarrassante de l’ultra-libéralisme hérité du pro-américanisme berlusconesque. (A noter que, d’après ce que l’on voit de l’orientation véritable des Britanniques, ici ou là et hors des montages médiatiques et virtualistes, il n’y a pas nécessairement incompatibilité.)
Nous pensons depuis longtemps que c’est, paradoxalement, l’abyssale faiblesse actuelle des directions politiques européennes qui peut permettre des résultats intéressants et importants ; que cette faiblesse peut conduire ces directions à accepter et à suivre les grands courants historiques essentiels auxquels elles ne peuvent résister ; que cette même faiblesse les pousse encore plus radicalement à s’effacer simplement devant ces courants. Puisque nous sommes pour l’instant en panne d’un de Gaulle, il faut que les hommes au pouvoir, qui ont au départ des conceptions horriblement conformistes, soient trop faibles pour les appliquer et cèdent à cause de cette même faiblesse à la “force des choses”. Le malin Prodi, pris dans une position qui expose d’abord sa faiblesse, est conforme à cette situation et son gouvernement pourrait nous offrir une “surprise à l’italienne”.
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