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La situation n'est pas simple. Elle est aussi inhabituelle, lorsque le Weekly Standard (WS) paraît le 29 avril avec une couverture sur fond de drapeau français, et cette inscription (en français dans le texte) : « Liberté, égalité, judéophobie. » On se dit qu'il y a là encore une nouvelle résurgence d'une critique contre le néo-pétainisme rampant. Lecture faite, il apparaît qu'il n'en est rien. L'article du WS détaille et dénonce les attaques en France contre des personnes juives, des lieux de culte juifs, mais il dénonce aussi les incidents plus généraux mettant en cause des immigrés. La cible principale de l'article, c'est l'immigration musulmane, désignée comme la cause de la résurgence de l'antisémitisme et comme la cause de l'insécurité générale en France ; et, derrière elle, une tendance générale de l'establishment français à être pro-palestinien, et donc à “comprendre” les tendances pro-palestiniennes des immigrants, qui aboutissent dans ses manifestations extrêmes mais de plus en, plus courantes à des actes antisémites. C'est de ce côté que sont désignés les responsabilités de cette poussée antisémite.
On peut raisonnablement faire l'hypothèse que la mention des attaques contre les synagogues en France de GW Bush, dans son discours du 29 avril, vient directement des réseaux du WS et des neo-conservatives. L'équipe des speechwriters de la présidence est essentiellement contrôlées par les neo-conservatives, dont le Weekly Standard est le porte-voix. Tout cela n'est qu'un avant-goût de la complication que nous allons tenter d'exposer, pour autant sans en faire l'analyse stricto sensu. Il importe de réaliser cette complication et les imbrications extraordinaires entre des sujets/des dossiers qu'on a coutume d'apprécier séparément. Nous allons procéder avec précaution, ne faisant cette fois qu'effleurer le problème en citant simplement une suite de faits et de connections.
Nous vous donnons à considérer tous les faits qui suivent :
• Le WS est l'organe des neo-conservatives américains, avec Robert Kegan et William Kristoll principalement, mais aussi, à l'intérieur du gouvernement US, dans des places d'une puissance considérables, Paul Wolfowitz (n°2 du Pentagone), Richard Perle (président du National Defense Board, qui conseille GW). La particularité de ces super-faucons est d'être à 150% (estimation modérée) derrière Israël, c'est-à-dire derrière Sharon. D'autre part, la plupart de ces super-faucons sont des juifs américains, particulièrement et naturellement sensibles aux actes antisémites.
• Comme on l'a vu, l'article du WS attaque les actes antisémites en France et ne cachent pas une seconde qu'ils sont l'oeuvre de l'immigration musulmane. Christopher Caldwell, l'envoyé spécial de WS en France, parle de la ''benladenisation'' des banlieues françaises. Il ne nous étonnerait pas que Caldwell ait trouvé ce terme chez les gens du FN. (Il est très étonnant que le WS ait eu sur place, avant le 1er tour, un envoyé spécial pour couvrir des élections françaises qui, d'habitude, n'intéressent pas les Américains, et qui, cette fois, étaient sans intérêt jusqu'au 21 avril. En effet, WS publiait le 22 avril une correspondance de Paris du même Caldwell, sur les résultats du premier tour.) Pour le WS et les neo-conservatives, Le Pen n'est pas ce qu'il y a de plus dangereux en France (« Elisabeth Schemla, a longtime editor at France's center-left opinion weekly Le Nouvel Observateur who now edits the online newsletter www.Proche-Orient.info, says, ''The anti-Semitism of the left is more dangerous than that of the right. They have power in the media, the universities, the associations, the political class.'' Schemla worries that a third of the candidates in the first round of the presidential election were strongly motivated by the conflict in the Middle East. As such, it is not the strong showing of LePen that is the most alarming development in the first round of the election, but the record-high score of the three Trotskyite parties on the hard left. »)
• Le discours de Le Pen sur (contre) le libre-échange est loin d'être isolé, comme semblent le croire les journalistes de culture hexagonale qui l'interrogent. D'abord, il rejoint le discours anti-libre-échangistes de Buchanan aux USA. Les deux hommes lient directement l'immigration et le libre-échange. Les thèses de Buchanan contre l'immigration se retrouvent implicitement dans les réflexions effrayées de l'historien Victor David Hanson, auteur de Carnage & Culture, proche des neo-conservatives. Hanson a écrit un article, qu'il a intitulé Mexifornia, qui avertit les Américains que la Californie est en train de devenir mexicaine. Cet afflux mexicain aux USA est devenu irrésistible depuis le démarrage de l'ALENA, l'accord de libre-échange entre les 3 pays de l'Amérique du Nord.
• Le Congrès n'a plus donné au président la Fast-Track Authority (FTA) qui permet de négocier un accord de libre-échange depuis fin 1993. Les adversaires de la FTA regroupent la majorité du parti démocrate, qui est financé par les syndicats (très protectionnistes), et la droite du parti républicain dont les diatribes de Buchanan sont, sur ce sujet, l'expression la plus spectaculaire. A l'image de Hanson, les neo-conservatives devraient être conduits à se déterminer sur la question de l'immigration dans le sens d'une hostilité grandissante et l'on peut penser qu'ils devraient se montrer, parallèlement, de plus en plus méfiants du libre-échange sans contrôle parce qu'il implique l'absence de contrôle sur l'émigration. Encore, cerise sur le gâteau dans ce dossier, les démocrates recommencent à s'agiter sur le thème, comme le montre un tonitruant article, dans le New York Times et l'International Herald Tribune du 30 avril, du puissant sénateur démocrate de Caroline du Sud, Ernest F. Hollings. Le titre de l'article n'est pas piqué des vers : « In praise of good old-fashioned protectionnism » Le tout pourrait nous faire penser que le néo-protectionnisme du député démocrate Dick Gephardt (leader démocrate à la Chambre), qui jetterait le masque pour devenir le “bon vieux protectionnisme”, pourrait être l'un des thèmes de campagne des démocrates pour les législatives de novembre 2002.
• ... Pourtant, la politique de libre-échange et la condamnation absolue du protectionnisme sont le fondement immuable de la politique de globalisation et d'américanisation qui est la politique officielle de Washington issue de ce qu'on nomma à partir de 1991-92 The Washington consensus, regroupant sous tutelle US toutes les forces libérales occidentales et associées, et les institutions internationales (FMI, Banque Mondiale, etc).
• En Europe, effectivement, tout ce qui compte de libéralisme centre-gauche, d'establishment, de bureaucratie européenne (Commission notamment), est, officiellement, farouchement libre-échangiste.
• L'extrême-gauche anti-fasciste (en France) est évidemment contre le Le Pen mais elle est aussi fortement engagée dans les groupes anti-globalisation regroupés autour de ATTAC. Le groupe ATTAC est, pour sa part, plus que fortement engagé dans une critique offensive du libre-échange avec, sur ce point, une position qui ne serait pas si éloignée de celle des démocrates US, de celle d'un Buchanan ou d'un Le Pen et peut-être, bientôt, de celle des neo-conservatives. Que chacun mette dans sa critique du libre-échange des opinions différentes n'empêche pas la convergence autant que la proximité des conclusions très critiques qui en sont tirées.
• L'attitude française de la gauche libérale (tendance gauche-caviar, pouvoir médiatique, showbiz et le reste) consiste, en refusant toute interprétation autre qu'idéologique du premier tour, à poursuivre et même à aggraver la pression contre les souverainistes et autres critiques de l'Europe libérale/intégrée selon un chantage idéologique nouveau-venu (soutenez à fond l'Europe intégrée ou vous êtes des fascistes à la Le Pen). Cette attitude va se heurter frontalement avec ceux qui sont censés être les meilleurs alliés de la gauche libérale française en Europe. Par exemple l'Allemand Schröder, qui avertit désormais qu'il faut beaucoup moins d'Europe intégrée pour ne pas précipiter l'électeur vers l'extrême-droite. Si les tensions qui ont conduit à cette prise de position se poursuivent, cette logique vaudra très vite, également, contre le libéralisme économique et le libre-échange. (Schröder est en campagne électorale et constate tous les jours les ravages causés à son parti par les problèmes de l'immigration, en partie issus des tendances européennes à cet égard [voir notre rubrique Journal].)
En un sens, la situation est la suivante : Le Pen et l'extrême-droite, condamnés comme “fascistes”, sont les seuls, de façon si affirmée en France, à proposer une politique de contrôle de l'immigration et de répression de l'insécurité que commencent à réclamer les communautés juives d'Europe, et que devraient soutenir, de façon tonitruante comme à leur habitude, les neo-conservatives américains ; le contrôle de l'immigration passe par un abandon ou un aménagement fondamental de la politique du tout-libre-échange, qui est la politique officielle de Bruxelles et de Washington ; les démocrates américains semblent intéressés par une relance de l'opposition au libre-échange qui pourrait ranimer la coalition étrange de 1993-97 (« strange bedfellows », disait-on alors) entre démocrates virant à gauche et les républicains néo-isolationnistes de droite, avec peut-être les neo-conservatives en appoint ; cette approche critique des moeurs politico-économiques et moralisants dominants est également adoptée par quelques poids lourds européens (Schröder). Autre cerise sur le gâteau de cette extraordinaire complication des actes et des analyses, les islamistes jusqu'aux groupes Ben Laden, dont l'influence en Europe passe par l'ouverture libre-échangiste des frontières et la globalisation qui permettent et/ou accélèrent l'immigration, ont attaqué le World Trade Center, symbole du capitalisme et du modernisme yankee, par conséquent symbole du libre-échange et de la globalisation ... Nous nous arrêtons ici. Le monde est devenu bien plus compliqué qu'un deuxième tour d'élections présidentielles en France.
Une source près de la Commission commentait le premier tour de l'élection présidentielle française, en la définissant comme « la première véritable élection française de l'après-guerre froide ». Cela implique des situations bien inédites. La situation étonnante et compliquée que nous tentons de décrire ne pourrait-elle conduire certains à accuser un jour la Commission européenne de favoriser indirectement l'agitation antisémite en ne mettant aucun frein à l'immigration musulmane porteuse du courant islamiste soupçonné d'antisémitisme, à cause de sa politique libre-échangiste qui laisse libre cours à l'immigration ? Voilà un exemple d'une situation qui n'a vraiment plus rien à voir avec les conformismes hérités de la Guerre froide. Il est difficile de ne pas envisager que de telles situations de contradiction par rapport aux normes qui ont gouverné nos conceptions pendant plus d'un demi-siècle ne conduisent pas à de profonds changements dans les appréciations et dans les positions des uns et des autres. C'est une perspective de recomposition radicale dont il est encore très difficile de voir dans quel sens et de quelle façon elle se fera, qui pourrait se faire très vite et nous prendre plus d'une fois par surprise, comme on dirait à contre-pied.