Tactiques nucléaires

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Tactiques nucléaires

• Pendant que les Russes réfléchissent avec scepticisme aux propositions US de cessez-le-feu, le politologue Sergei Karaganov met en évidence l’importance du nucléaire. • Point de vue essentiel.

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12 mars 2025 (15H50)° – Les négociations autour de l’Ukraine se sont poursuivies par une rencontre entre Américains et Ukrainiens avant- hier à Ryad. Cette rencontre a donné entière satisfaction à la partie US, qui estime pouvoir présenter aux Russes une offre pour un cessez-le-feu de trente jours accompagnée de conditions sur lesquelles un traité de paix pourrait être négocié.

Les Russes ont réagi plutôt avec un vigoureux scepticisme qui a conduit le prudent-Pechkov à mettre en garde fermement ceux qui montrent trop d’optimisme sur l’évolution de la situation diplomatique. Rien ne compte plus, rappelle-t-il, que la situation sur le terrain, encore plus après la retentissante victoire de Souja, clef de la percée de Koursk (voir par exemple Sylvain Ferreira).

« Nombreux sont ceux qui s'empressent de dire que les Américains cesseront, ou ont déjà cessé, de livrer des armes, qu'Elon Musk coupera ses systèmes de communication et que tout ira bien pour nous.

» Mais tout se passe bien pour nous, même sans cela. Nos hommes réussissent, ils avancent sans interruption... »

Cela conduit Kirill Strelnikov à nous inviter à sauter à l’inévitable sommet Poutine-Trump où chacun devra abattre ses cartes. C’est-à-dire qu’on aura franchi l’obstacle des manœuvres tactiques bien connues de Trump (‘The Art of the Deal’), avec l’alternance d’annonces optimistes et d’annonces pessimistes, de promesses encourageantes et de menaces qui le sont moins.

« Cela signifie qu'il n'y aura pas d'accords avec des “équipes”, des “représentants” et des “messagers”. Un accord ne peut être conclu qu'entre Poutine et Trump ; ses termes ont été exposés par le président russe le 14 juin 2024, lors d'un discours devant la direction du ministère des Affaires étrangères, et aucun artifice hallucinant tiré de documentaires sur les promoteurs new-yorkais des années 1970 ne les modifiera. »

Il y a en fait une réaction assez générale dans les élites et les commentateurs russes conduisant effectivement à freiner l’enthousiasme initial qui accueillit l’arrivée de Trump aux affaires. Nous dirions que, dans ce cas, la différence entre tactique et stratégie est extrêmement forte. La tactique de Trump est habile et pressante, et bien sûr faite pour obtenir des avantages (...tactiques) et c’est à elle que les Russes sont invités à ne pas céder. Sur la stratégie, sinon le changement idéologique aux USA, l’appréciation positive reste de mise (voir  Douguine), – tout en sachant que ce n’est pas elle qui primera dans la question ukrainienne.

Un politologue russe fameux et excellent, et conseiller de Poutine, Sergei Karaganov, donne le même conseil : « La Russie ne doit pas tomber dans le piège de la séduction de Trump ». Ce stratège de la politique et de la stratégie nucléaire développe, dans une interview, son point de vue sur l’importance du nucléaire, y compris indirectement dans ces négociations.  Il faut, juge-t-il, que les Russes rappellent constamment à Trump que l’Ukraine, – qui est d’un intérêt annexe pour lui, – est tributaire au pire, mais dans un processus qui peut échapper à tout contrôle très rapidement, d’un affrontement nucléaire dont le même Trump ne veut bien entendu pas entendre parler.

Karaganov met en évidence combien la fermeté russe en matière nucléaire depuis le début de l’Opération Militaire Spéciale a clairement découragé les USA de trop pousser le camp ukrainien, et même de s’en détacher peu à peu, considérant la disproportion des risques de déclenchement d’une guerre mondiale nucléaire.

Il s’agit donc d’une interview du journal de Moscou MK, reprise par RT.com. Elle est ainsi présentée :

« Alors que Washington relance le débat sur la réduction des armes nucléaires, le politologue russe de renom et ancien conseiller du Kremlin, Sergueï Karaganov, rejette cette idée, la qualifiant de tromperie stratégique visant à affaiblir la Russie tout en préservant la domination militaire américaine. Dans une interview accordée au journal moscovite MK, Karaganov affirme que la dissuasion nucléaire demeure la meilleure garantie de la Russie contre la guerre, met en garde contre la répétition des erreurs de l'ancien Premier ministre soviétique Mikhaïl Gorbatchev et ridiculise la proposition du président français Emmanuel Macron de créer un “parapluie nucléaire” en Europe occidentale. Il souligne également comment la position nucléaire russe a déjà imposé un changement de stratégie aux États-Unis, poussant Washington à abandonner discrètement sa ligne dure antérieure sur l'Ukraine.

» Ci-dessous, Karaganov explique pourquoi il estime que la Russie doit rejeter la dénucléarisation, comment les armes nucléaires restent le facteur d'égalisation ultime et pourquoi, selon lui, les dirigeants d'Europe occidentale doivent faire preuve de réalisme. »

dde.org

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Interview de Sergeï Karaganov

MK : « Si l'on veut réduire les armes nucléaires, peut-être tous les membres du “club nucléaire” devraient-ils le faire, et pas seulement la Russie et la Chine, désignées comme des ennemis par les États-Unis dans leur stratégie militaire ? »

Sergueï Karaganov : « Ces propositions, que j’entends de la part de stratèges et d’experts américains depuis des décennies, doivent susciter un bon éclat de rire et, de surcroît, une certaine hostilité. Les États-Unis, forts de leur potentiel scientifique, technique, économique et militaire dominant, de leurs puissantes forces armées polyvalentes, notamment la marine, et de leur avantage dans les systèmes spatiaux, souhaitent réduire leurs armes nucléaires. En effet, ces armes rendent inutiles leurs investissements colossaux dans tous les autres domaines militaires et contrebalancent leurs avantages économiques et scientifiques et techniques, ainsi que leur avantage démographique sur nous. En nous entraînant dans des négociations trilatérales, voire multilatérales, les Américains cherchent à perturber nos relations avec une Chine amie.

» Mais nombreux sont ceux qui, dans notre pays, pensent aussi que moins il y a d’armes nucléaires, mieux c’est. Cela découle de la logique stratégique américaine. Certes, nous n’avons pas besoin d’un surplus d’armes nucléaires. Mais nous avons besoin d’un nombre suffisant d’armes nucléaires pour que personne n’envisage de déclencher une guerre contre la Russie et ses alliés les plus proches, ni même une guerre majeure. À un moment donné de l'histoire, nous avons nous-mêmes oublié nombre des fonctions de la dissuasion nucléaire, qui vise non seulement à prévenir une agression nucléaire, mais aussi toute guerre.

» Elle annule tous les avantages : démographiques, économiques, militaro-techniques de tout adversaire.

» Nous venons de constater qu'en ne recourant pas à la dissuasion nucléaire au début d'un conflit armé, nous avons obtenu ce que nous avons obtenu en Ukraine.

» Mais grâce à l'intervention des membres les plus talentueux de notre communauté d'experts, nous avons activé nos capacités de dissuasion nucléaire, modifié notre doctrine et commencé, bien que de manière insuffisante, à gravir les échelons de ce que l'on appelle l'escalade de la dissuasion nucléaire. »

MK : « Qu'est-ce qui motive ce changement de doctrine nucléaire ? »

Sergueï Karaganov : « Au début de l'été dernier, la nécessité de renforcer la dissuasion nucléaire a été débattue, puis nous avons modifié notre doctrine nucléaire et gravi les échelons de l'escalade de la dissuasion nucléaire. Cela a convaincu nos adversaires de notre volonté d'utiliser l'arme nucléaire. La poursuite de la guerre commençait à menacer les Américains de conséquences qui les empêcheraient d'exploiter leurs avantages économiques et autres.

» Ils risquaient soit une défaite cuisante, soit des frappes nucléaires contre leurs alliés et leurs bases à l'étranger.

» Au début, ils affirmaient que la Russie n'utiliserait jamais d'armes nucléaires, afin de pouvoir poursuivre la guerre jusqu'au dernier Ukrainien et jusqu'à l'épuisement de la Russie. Puis, après avoir reçu des signaux de la Russie, ils ont cessé d'en parler et ont commencé à parler de la nécessité d'éviter une troisième guerre mondiale et de stopper l'escalade. C'était à la fin de l'administration Biden aux États-Unis, même si celle-ci a finalement tenté d'imposer la poursuite de la guerre et d'en rejeter la responsabilité sur l'administration suivante. Trump et nous ne sommes pas tombés dans le piège ; il a simplement pris le relais pour sortir d'une guerre perdue.

» Dommage que nous n'ayons pas lancé le mécanisme de dissuasion nucléaire plus tôt ; nous aurions alors remporté la victoire plus tôt. »

MK : « La situation a donc changé sous Biden ? »

Sergueï Karaganov : « Oui, ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas gagner la guerre. Nous restaurons notre potentiel économique et militaro-technique, mais nous accusons encore un sérieux retard démographique et économique. C’est pourquoi nous avons mis l’accent sur la dissuasion nucléaire, qui devrait empêcher toute guerre, la rendre improbable et rendre son coût prohibitif pour l’agresseur.

» Nous pouvons envisager de limiter certains types d’armes, comme les armes biologiques, actuellement largement développées, les armes spatiales, ou les missiles et drones à longue portée ; ils menaceront de plus en plus la vie humaine. La révolution scientifique et technologique qui a rendu possibles les missiles et les drones met les gens à l’épreuve. Ils peuvent aussi être utilisés par des terroristes.

» Mais les armes nucléaires ne peuvent en aucun cas être réduites. Nombre de nos concitoyens, nourris par l'idéologie américaine et favorables à tout désarmement, prendront les propos de Trump au pied de la lettre. Or, ce sont des mensonges. Un ‘honey trap’. Une tentative de reproduire le stratagème de [Ronald] Reagan avec le stupide [dirigeant soviétique] Mikhaïl Gorbatchev. Pourtant, c'était un homme de bien. J'espère que nos adversaires américains, et, espérons-le, nos partenaires à l'avenir, comprendront que leurs propositions ne susciteront aucune réaction positive. »

MK : « Les Européens ont-ils peur de la guerre nucléaire ? »

Sergueï Karaganov : « L'une des conséquences regrettables de la période de paix relative qui a suivi le début des années 1960 (malgré des conflits périphériques localisés) est la disparition de la peur de la guerre nucléaire. Les Américains ont propagé la propagande selon laquelle elle n'était pas effrayante jusqu'à très récemment. En Europe occidentale, le “parasitisme nucléaire” – l'absence de peur existentielle de la guerre – est profondément enraciné. Nous devons utiliser la dissuasion nucléaire pour repousser les Européens de l'Ouest aussi loin que possible, aussi vite que possible. Ou les vaincre complètement. »

MK : « La proposition du président français Emmanuel Macron d'un “parapluie nucléaire” pour l'UE est-elle réaliste ? »

Sergey Karaganov : « Je n'insulterai pas un grand pays du passé. Mais la possibilité d'étendre le “parapluie nucléaire français” à d'autres pays provoque un rire homérique. J'ai écrit à maintes reprises, et les experts américains ne m'ont jamais contredit : en aucun cas, les États-Unis n'utiliseront l'arme nucléaire contre la Russie en cas de guerre en Europe. C'est un axiome. Bien que la doctrine américaine prévoie un tel recours, il s'agit d'un bluff total.

» Ce que dit Macron est une stupidité humiliante pour la grande nation qu’est la France. J'ai souvent écrit et dit qu'aucun président américain, à moins d'être fou et de détester l'Amérique, n'utiliserait l'arme nucléaire pour “défendre” Poznan et risquer Boston. Et maintenant ? Le président français va-t-il sacrifier Paris au nom de Berlin ? Il semble qu'il soit temps pour l'État profond français et le peuple français de se débarrasser des imbéciles qui occupent des postes importants.

» Mais personne n'attaque l'Europe occidentale. Nous répondons à l'agression militaire et politique de longue date de l'OTAN. Le meilleur moyen d'assurer la sécurité européenne au sens large est de respecter les intérêts de la Russie, voire de se lier d'amitié avec elle. Mais jusqu'à présent, les pygmées-nains au sommet de l'Europe n'en ont pas pris conscience. Il est temps de les changer ou de les vaincre. »