Talleyrand sur l’Amérique

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Talleyrand prémonitoire

Talleyrand n’a pas bonne presse. On lui reproche tant de choses que certaines doivent être vraies et d’autres un peu moins. On est parfois injuste avec lui, par exemple lorsque Jean Tulard qualifie ses Mémoires de « médiocres ». Nous soupçonnons que tous ces mauvais procès lui sont faits, au moins autant parce qu’il ne servit pas aveuglément Napoléon, qu’à cause de la réalité de ses turpitudes.

On se trompe aussi à son propos, simplement en le lisant mal. Lorsque Alfred Fabre-Luce, dans son Talleyrand de 1969, qui est une réédition actualisée et largement nuancée de son premier Talleyrand de 1926, envisage et interprète les impressions de son héros sur l’Amérique. (Talleyrand y séjourna en 1793-94, alors qu’il avait choisi de s’exiler de la France de la Terreur.) Fabre-Luce donne l’impression d’un Talleyrand conquis par l’Amérique, observant favorablement ses perspectives d’avenir qu’il précise très justement. « Le sens du moderne éclaire aussi, un peu plus tard, ses impressions d’Amérique […] Parvenu au milieu de sa vie, Talleyrand a enfin rencontré sa jeunesse — ou plutôt, la jeunesse du monde » Heureusement, Fabre-Luce a aussi la prudence de noter que le même Talleyrand, préférant « les soucis à l’inconfort, […] devine le monstre mécanique qui va ronger les terres vierges… »

Notre lecture du passage que Talleyrand consacre à l’Amérique nous apparaît beaucoup plus assombrie. Sur des matières essentielles, Talleyrand devine des phénomènes fondamentaux. Il met en évidence le choix du commerce au détriment de l’agriculture, et, par conséquent, le comportement agressif que cela entraînera (« L’agriculture n’est point envahissante : elle établit. Le commerce est conquérant : il veut s’étendre. […] La concurrence de l'Amérique, par ses brusques apparitions, a quelque chose d'hostile. »). Et, au bout du compte, son diagnostic est encore plus sombre, puisqu’il détecte dans les déséquilibres de l’Amérique, une pathologie : « c’est trop disparate ; il y a là une maladie sociale. » Si Talleyrand a vu une jeunesse en Amérique, c’est la jeunesse du monstre plus que la jeunesse du monde.

Avant de présenter le passage des Mémoires de Talleyrand, nous publions un extrait du Journal de la Lettre d’Analyse de defensa, Volume 21 n°07 du 10 décembre 2005. Dans une analyse sur l’échec probable des négociations USA-UK sur la réglementation ITAR, nous proposions un développement mettant en évidence l’impossibilité de parvenir à des accord équitables avec les USA, à la lumière d’extraits des Mémoires de Talleyrand.

La coopération US-UK des armements, ou la marche de l'écrevisse

[…] «Cette situation que nous avons décrite explique l'évolution de la coopération des armements entre USA et UK. Malgré les déclarations déclamatoires, cette situation n'a cessé de se dégrader depuis 1945 où les deux pays pouvaient envisager, essentiellement dans le sens UK-USA (ceci explique-t-il cela?), de partager des technologies importantes (radar, moteur à réaction, etc.) L'évolution de la situation a toujours été fondée sur la perspective d'un accord à venir, après l'échec qui couronne toujours les diverses négociations (depuis 1945) pour une coopération anglo-américaine organique. En fait de “coopération”, il y a toujours eu des concessions constantes et renouvelées des Britanniques en échange de rien du tout sur l'immédiat, mais de la promesse de nouvelles négociations pour un essai de plus. Ainsi la coopération anglo-américaine a-t-elle en permanence cette allure de provisoire, où les Britanniques assument l'essentiel des concessions, où ils reculent constamment, où ils sont constamment soumis à des menaces de destruction ou d'assimilation (cas de BAE aujourd'hui). Il y a dans ce déséquilibre constant, dans cette absence de stabilité et dans cette recherche permanente prédatrice de l'avantage, une sorte de constante du comportement américain, d'une façon sans doute structurelle, voire ontologique quand on observe combien cette remarque a pu être faite de tous les temps. On peut citer comme exemple le cas de Talleyrand, dans ses Mémoires, où il observe à l'occasion du séjour qu'il fit en Amérique, en 1793-94, à propos des pratiques commerciales US qu'il eut le loisir d'étudier: “En 1794, je fus témoin du retour de la première expédition américaine qui eût été au Bengale; les armateurs firent des bénéfices immenses, et dès l'année suivante, quatorze bâtiments américains partirent de différents ports pour aller, dans l'Inde, disputer à la compagnie anglaise ses riches profits. La concurrence de l'Amérique, par ses brusques apparitions, a quelque chose d'hostile. Elle multiplie à l'infini les chances du commerce, et les résultats sont rarement la récompense d'une habile combinaison.” La grande question de la coopération avec les États-Unis n'est ni une question de comptabilité, ni une question d'intérêts bien compris dans leur éventuel partage, mais bien la seule question de l'esprit de la chose. Paradoxalement mais non sans logique au bout du compte, nous qui tournons en général en dérision la notion de “valeur” lorsqu'elle est avancée pour justifier l'alliance avec l'Amérique, nous la proposerions comme explication centrale de l'impossibilité d'une coopération avec les États-Unis. La vision de ce pays, enracinée dans une activité industrielle et commerciale précoce (par rapport à la naissance de cette nation et par rapport à l'activité de l'agriculture qui est le fondement même de l'enracinement), est nécessairement instable et, par conséquent, à cause de sa puissance, déstabilisante. Le même Talleyrand, observant l'état social de l'Amérique en 1794, note justement, d'abord comme l'énoncé d'un principe, puis dans son application avec le cas américain: “L’agriculture n’est point envahissante : elle établit. Le commerce est conquérant : il veut s’étendre.[...] Le gouvernement américain s’est trop laissé entraîner par sa position géographique ; il a trop encouragé l’esprit d’entreprise, car, avant d’avoir des habitants, il a fallu à l’Amérique la Louisiane ; il lui faut maintenant les Florides. Le commerce veut des ports et des rades depuis la rivière Sainte-Croix, près du fleuve Saint-Laurent, jusqu’au golfe du Mexique, et cependant les neuf-dixièmes des cinq cents millions d’acres de terre qui composent l’Amérique septentrionale sont encore incultes. Trop d’activité se tourne vers les affaires et trop peu vers la culture ; et cette première direction donnée à toutes les idées du pays, place un porte-à-faux dans son établissement social. Il ne faut pas faire trente lieues dans l’intérieur du pays, pour y voir, dans le même lieu, faire des échanges en nature et tirer des traites sur les premières places de l’Europe : c’est trop disparate ; il y a là une maladie sociale.” Cette citation est longue mais elle vaut la réflexion, pour aider à comprendre nos illusions mortelles dans notre recherche de la coopération avec les États-Unis. Il s'avère enfin, comme conclusion de cette courte réflexion, que, décidément, Talleyrand et ses Mémoires, et malgré sa mauvaise réputation, seraient plus précieux à nos industriels que la lecture régulière et laborieuse du quotidien saumon, le Financial Times


Mémoires de Talleyrand : l’Amérique

Il n'y avait que douze ans que l'Amérique septentrionale avait cessé d'être une colonie, et les premiers temps de sa liberté avaient été perdus pour sa prospérité, par l'insuffisance de la première constitution qu'elle s'était donnée. Les bases de la foi publique n'y ayant pas été posées, un papier monnaie plus ou moins décrié avait excité toutes les cupidités, avait encouragé la mauvaise foi, jeté du trouble dans toutes les transactions, et avait fait perdre de vue les institutions que réclamaient les premières années de l'indépendance. Ce n'est qu'en 1789, à l'époque de la nouvelle constitution fédérale, que la propriété a pris une consistance véritable dans les États-Unis, que des garanties sociales et tranquillisantes pour les relations du dehors ont été données, et que le gouvernement a commencé à prendre rang parmi les puissances.

C'est là, la date des États-Unis.

Mon attrait pour la mer me poursuivait encore, et c'était à peine l'avoir quittée, que de se trouver au milieu de cet immense pays qui ne me rappelait rien.

Je songeai à m'éloigner de Philadelphie. Je voulais essayer de me fatiguer; je proposai à M. de Beaumetz et à un Hollandais, nommé M. Heydecoper de voyager dans l'intérieur des terres avec moi. Ils acceptèrent, et je dois convenir que dès les premiers jours mon entreprise me plut. J'étais frappé d'étonnement; à moins de cinquante lieues de la capitale, je ne vis plus de traces de la main des hommes; je trouvai une nature toute brute et toute sauvage; des forêts aussi anciennes que le monde; des débris de plantes et d'arbres morts de vétusté, jonchant le sol qui les avait produits sans culture; d'autres croissant pour leur succéder et devant périr comme eux; des lianes qui souvent s'opposaient à notre passage; les bords des rivières tapissés d'une verdure fraîche et vigoureuse; quelquefois de grands espaces de prairies naturelles; en d'autres lieux des fleurs nouvelles pour moi; puis des traces d'ouragans anciens qui avaient renversé tout ce qui était sur leur passage. Ces longs abatis de bois dans une direction régulière attestent l'étonnant pouvoir de ces terribles phénomènes. Si l'on atteint une petite élévation, l'œil s'égare à perte de vue de la manière la plus variée et la plus agréable Les cimes des arbres, les ondulations du terrain qui seules rompent la régularité d'espaces immenses, produisent un effet singulier. Notre imagination s'exerçait alors dans cette vaste étendue; nous y placions des cités, des villages, des hameaux; les forêts devaient rester sur les cimes des montagnes, les coteaux être couverts de moissons, et déjà des troupeaux venaient paître dans les pâturages de la vallée que nous avions sous les yeux. L'avenir donne aux voyages dans de pareils pays un charme inexprimable. Tel était, disais-je, il y a peu de temps, l'emplacement où Penn et deux mille expatriés jetèrent les fondements de Philadelphie, où quatre-vingt mille habitants déployent aujourd'hui tout le luxe de l'Europe. Telle était, il y a peu d'années, la jolie petite ville de Bethléem, dont les Moraves qui l'habitent font déjà admirer la propreté des maisons, ainsi que l'étonnante fertilité du territoire qui l'entoure. Après la paix de 1783, la ville de Baltimore n'était qu'une bourgade de pécheurs ; aujourd'hui, des maisons vastes et élégantes y sont élevées de tous côtés, et disputent le terrain aux arbres dont les souches n'ont pas eu le temps de disparaître. On ne fait pas un pas, sans se convaincre que la marche irrésistible de la nature veut qu'une population immense anime un jour cette masse de terres inertes, et qui n'attendent que la main de l'homme pour être fécondées. Je laisse à d'autres le plaisir de faire des prédictions sur cet état de choses. Je me borne à constater que, dans aucune direction, on ne peut s'éloigner de quelques milles des villes maritimes sans apprendre que les campagnes riantes et fertiles que l'on admire, n'étaient, il y a dix ans, il y a cinq ans, il y a deux ans, qu'une forêt inhabitée. Les mêmes causes doivent produire les mêmes effets, surtout quand elles agissent avec une force toujours croissante. La population fera donc, chaque jour, des conquêtes sur ces espaces vagues, qui sont encore hors de proportion avec la partie cultivée de l'Amérique septentrionale.

Après m'être rassasié de ces idées ou plutôt de ces impressions, n'ayant la tête ni assez vide ni assez active pour avoir le besoin de faire un livre, je me rapprochai des villes, en faisant des voeux pour qu'une partie considérable des capitaux qui venaient se mettre à l'abri en Amérique, y fussent employés à des défrichements et à la grande agriculture.

Un peuple nouveau et dont les mœurs, sans avoir passé par toutes les lenteurs de la civilisation, se sont modelées sur celles déjà, raffinées de l'Europe, a besoin de rechercher la nature dans sa grande école; et c'est par l'agriculture que tous les États doivent commencer. C'est elle, et je le dis ici avec tous les économistes, qui fait le premier fond de l'état social, qui enseigne le respect pour la propriété, et qui nous avertit que notre intérêt est toujours aveugle quand il contrarie trop l'intérêt des autres; c'est elle, qui, de la manière la plus immédiate, nous fait connaître les rapports indispensables qui existent entre les devoirs et les droits de l'homme; c'est elle, qui, en attachant les laboureurs à leur champ, attache l'homme à son pays; c'est elle, qui, dès ses premiers essais, fait sentir le besoin de la division du travail, source de tous les phénomènes de la prospérité publique et privée; c'est elle, qui entre assez dans le coeur et dans l'intérêt de l'homme pour lui faire appeler une nombreuse famille sa richesse; c'est elle aussi, qui, par la résignation qu'elle enseigne, soumet notre intelligence à cet ordre suprême et universel qui gouverne le monde; et de tout cela, je conclus que c'est elle seule, qui sait finir les révolutions, parce qu'elle seule emploie utilement toutes les forces de l'homme, le calme sans le désintéresser, lui enseigne le respect pour l'expérience au moyen de laquelle il surveille les nouveaux essais; puis, parce qu'elle offre toujours aux yeux les grands résultats de la simple régularité du travail; enfin, parce qu'elle ne hâte et ne retarde rien.

Dans les temps de révolutions, on ne trouve d'habileté que dans la hardiesse, et de grandeur que dans l'exagération. Veut-on les terminer, la circonspection doit succéder à l'audace, et alors la grandeur n'est plus que dans la mesure, l'habileté n'est plus que dans la prudence. C'est donc vers ce qui modère qu'un gouvernement qui veut être libre et qui ne veut point inquiéter le monde, doit porter ses principaux efforts. L'agriculture n'est point envahissante: elle établit. Le commerce est conquérant: il veut s'étendre.

Après la Révolution française, le commerce extérieur rencontra trop d'obstacles pour être l'industrie première de la France, et par conséquent pour influer sur les moeurs du pays; mais si les idées, par une suite de l'agitation et des chimères restées dans les esprits, se portent, comme cela n'est que trop à craindre, vers les spéculations dans les fonds publics, le mal sera dangereux, parce que dans ce genre de combinaisons la ruse est trop employée, et que la fortune et la ruine sont trop rapides.

Le gouvernement américain s'est trop laissé entraîner par sa position géographique; il a trop encouragé l'esprit d'entreprise, car, avant d'avoir des habitants, il a fallu à l'Amérique la Louisiane ; il lui faut maintenant les Florides. Le commerce veut des ports et des rades depuis la rivière Sainte-Croix, près du fleuve Saint-Laurent, jusqu'au golfe du Mexique, et cependant les neuf-dixièmes des cinq cents millions d'acres de terre qui composent l'Amérique septentrionale sont encore incultes. Trop d'activité se tourne vers les affaires et trop peu vers la culture; et cette première direction donnée à toutes les idées du pays, place un porte-à-faux dans son établissement social. Il ne faut pas faire trente lieues dans l'intérieur du pays, pour y voir, dans le même lieu, faire des échanges en nature et tirer des traites sur les premières places de l'Europe: c'est trop disparate; il y a là une maladie sociale.

J'ai vu, à soixante milles de Boston, six mille pieds de planches s'échanger contre un boeuf, et à Boston même un chapeau de paille de Florence se payer vingt-cinq louis.

Près de Frenchman-Bay, à l'extrémité des provinces de l'est, forcé par un violent orage de m'arrêter à Machias, je faisais quelques questions à l'homme chez lequel je demeurais. Il occupait la meilleure maison de l'endroit et c'était, comme on dit dans le pays, un homme d'une grande respectabilité. Le chapitre de la qualité des terres et de leur prix étant épuisé, je lui demandai s'il avait été à Philadelphie. Il me dit que non, pas encore; c'était un homme de quarante-cinq ans environ. J'osais à peine lui demander s'il connaissait le général Washington. — Je ne l'ai jamais vu, me dit-il. — Si vous allez à Philadelphie, vous serez bien aise de le voir? — Oh! oui, certainement, mais, je voudrais surtout, ajouta-t-il avec l'oeil animé, je voudrais voir M. Bingham, que l'on dit être si riche.

J'ai trouvé dans toute l'Amérique cette même admiration pour l'argent, et souvent, aussi grossièrement exprimée. Le luxe y est arrivé trop vite. Quand les premiers besoins de l'homme sont à peine satisfaits, le luxe est choquant. Je me souviens d'avoir vu dans le salon de madame Robert-Morris le chapeau fabriqué dans le pays du maître de la maison, posé sur un guéridon élégant de porcelaine de Sèvres, qui avait été acheté à Trianon par un Américain. C'est à peine si un paysan européen aurait voulu poser le chapeau sur sa tête. — Sur les bords de l'Ohio, M. Smith habitait une espèce de maison connue dans le pays sous le nom de log-house. Les murs de ce genre de maisons sont formés avec des arbres non équarris. Il y avait dans le salon un forte-piano orné des plus beaux bronzes. M. de Beaumetz l'ouvrit: « N'essayez point d'en jouer, lui dit M. Smith, notre accordeur qui est à cent milles d'ici, n'est pas venu cette année ».

Pour nous autres, vieux Européens, il y a quelque chose de maladroit dans tout ce que veut faire le luxe de l'Amérique. Je conviens que notre luxe montre souvent notre imprévoyance, notre frivolité, mais en Amérique le luxe ne fait voir que des défauts qui prouvent qu'aucune délicatesse, ni dans la conduite de la vie, ni même dans ses légèretés, n'a encore pénétré dans les moeurs américaines. Quand je parle de l'Amérique, on doit me pardonner quelque longueur. J'y étais si seul, qu'une foule de choses que j'aurais jetées dans la conversation viennent aujourd'hui se placer sous ma plume.

Je profitai des deux hivers que je passai, soit à Philadelphie, soit à New-York, pour voir les principaux personnages dont la révolution d'Amérique a placé les noms dans l'histoire, et particulièrement le général Hamilton qui, par son esprit et son caractère, me parut être, du vivant même de M. Pitt et de M. Fox, à la hauteur des hommes d'État les plus distingués de l'Europe.

J'avais, comme je l'ai dit plus haut, remarqué dans mon voyage que l'agriculture était peu favorisée, que le commerce l'était davantage, que le gouvernement lui-même, entre ces deux sources de prospérité, avait jeté un grand poids dans la balance en faveur du commerce, et récemment encore, en augmentant les moyens réels du pays, de tous les moyens fictifs que donnent les établissements de banques publiques, dont toute l'Amérique est couverte, et qui tournent tous exclusivement au profit du commerce. Cette direction une fois prise, la vanité et la cupidité devaient bientôt classer parmi les vues étroites tout ce qui portait un caractère de sagesse, de modération et de simple probité. Les États-Unis d'Amérique, en renversant les barrières élevées autrefois par la métropole qui concentrait dans son sein les produits de ses colonies, et réglait par des bornes qu'elle prescrivait elle-même leurs spéculations, usent avec succès des avantages de leur position et du pouvoir que leur donne leur affranchissement. Ils jettent sur tous les marchés de l'ancien monde, des masses de denrées inattendues. Celles-ci, en changeant immédiatement tous les prix, occasionnent dans le commerce des perturbations impossibles à éviter. La principale cause de tous ces désordres tient à la grande distance qui existe entre les ports de l'est et ceux du sud de l'Amérique, d'où partent à la même époque de l'année des milliers de bâtiments chargés des mêmes produits pour tous les ports de l'Europe. Aussi le commerce du nouveau monde avec l'Europe sera-t-il encore longtemps livré au hasard.

Pendant mes longues soirées, pleines de retours vers ma malheureuse patrie dont les troubles actuels m'affligeaient si douloureusement, je me laissais souvent aller à songer à son avenir. Et alors, je cherchais les moyens de détruire ou du moins de diminuer les difficultés qui s'opposaient à des relations commerciales réciproquement avantageuses entre la France et l'Amérique.

Je sentais fort bien tout ce qu'il y avait de chimérique dans les recherches que je laissais faire à mon imagination; mais elles me plaisaient. C'était trop éloigner ses espérances que de remettre, comme la raison l'indiquait, à former des conjectures, au moment où les différends déjà prévus et indiqués, de l'Espagne avec ses colonies, seraient terminés d'une manière quelconque, car ce ne peut être véritablement qu'alors, que les rapports maritimes et commerciaux des grandes nations pourront prendre une marche régulière. Aussi mes espérances d'ordre étaient chaque jour dérangées par tout ce que j'avais sous les yeux.

En 1794, je fus témoin du retour de la première expédition américaine qui eût été au Bengale; les armateurs firent des bénéfices immenses, et dès l'année suivante, quatorze bâtiments américains partirent de différents ports pour aller, dans l'Inde, disputer à la compagnie anglaise ses riches profits. La concurrence de l'Amérique, par ses brusques apparitions, a quelque chose d'hostile. Elle multiplie à l'infini les chances du commerce, et les résultats sont rarement la récompense d'une habile combinaison. Et cela, dans un temps où la population va s'accroissant dans, tous les pays civilisés, et où les besoins que cet accroissement fait naître ajoutent à tout ce que les passions humaines ont déjà de si actif.

Toutes ces considérations rendent l'avenir bien difficile à prévoir, et sûrement presque impossible à diriger.

Mais rien n'embarrasse un homme qui, jeté loin de sa patrie, est dans une auberge ou dans un mauvais appartement: tout paraît plus difficile à celui qui est paisiblement assis sous son propre toit. Je profitai donc de la disposition où ma petite chambre mettait mon esprit, pour faire de la grande politique et arranger le monde. Après avoir fait, en bon membre de l'Assemblée constituante, une abstraction du caractère des hommes, je recourais à l'esprit philosophique, et je demandais un nouveau code général du droit des gens, qui, après avoir balancé les intérêts des peuples et des hommes, les rapprocherait dans l'intérêt politique et réciproque des États, et établirait dans leurs rapports habituels une libérale égalité. Il me semble même que j'étais au moment de réaliser le système des économistes sur la liberté absolue du commerce, et la suppression des douanes, qu'il fallait bien faire entrer dans mes idées spéculatives, lorsque, tout à coup, parut précisément un nouveau tarif pour les douanes, adopté par le congrès américain, sur la proposition de mon ami Hamilton. Les premières conversations que j'eus avec celui-ci roulèrent sur cette partie de l'administration américaine. « Vos économistes ont fait un beau rêve, me disait-il; c'est l'exagération chimérique de gens bien intentionnés. Peut-être, ajoutait-il, pourrait-on combattre théoriquement leur système et en montrer la fausseté; mais laissons-les dans leurs douces illusions; l'état présent des affaires du monde suffit pour prouver que l'exécution de leur plan doit être, au moins ajournée ; tenons-nous-en là. » Je défendais peu les économistes, mais j'avais bien de la peine à abandonner l'idée qu'il pût exister quelques combinaisons libérales, d'où il ne résultât pas des avantages pour tous les peuples commerçants. Les idées philanthropiques viennent en foule, quand on est hors de la loi dans son pays.

M. Hamilton me parut rejeter moins péremptoirement la possibilité de voir un jour le monde se partager toute l'industrie d'une manière fixe et permanente.

L'Europe, lui disais-je, possède et cultive avec succès tous les arts de luxe, et tout ce qui tend à augmenter les agréments de la vie.

Le nouveau monde a une richesse qui lui est propre et particulière, des cultures qui rivaliseront toujours avec succès avec celles du même genre qu'on tenterait d'établir en concurrence.

La distribution entre ces deux genres d'emplois des facultés humaines ne pourrait-elle pas servir, du moins pour longtemps, de base et de mesure dans les rapports qui doivent s'établir nécessairement entre des peuples, dont les uns auront un besoin chaque jour renouvelé, de recevoir à un prix modéré les choses les plus usuelles de la vie, et les autres, le désir de jouir de ce qui concourt à la rendre plus agréable et plus douce?

Cette combinaison naturelle ne fournirait-elle pas une base immense d'échanges bien entendus qui, pouvant être réglés par des conventions entre les puissances, formeraient les rapports commerciaux entre les différents États?

« Pour que votre idée soit pratique, disait M. Hamilton, il faut attendre le moment, et peut-être n'est-ce pas dans un avenir bien éloigné, où de grands marchés s'établiront dans le nouveau monde, comme il en existait autrefois dans l'ancien. Vous en aviez quatre où s'échangeaient toutes les productions de la terre: celui de Londres, qui longtemps encore sera le premier, malgré nos succès commerciaux; celui d'Amsterdam, dont Londres s'emparera, si les choses restent en Hollande comme elles sont; celui de Cadix, dont nous, nord ou midi, nous hériterons ; et celui de Marseille que les Échelles du Levant rendaient très florissant, mais que vous êtes à la veille de perdre.

» Nous n'en avons besoin que de deux, mais ils nous sont indispensables, un pour le nord de l'Amérique, et un autre pour le sud. Ces grands marchés une fois établis, le commerce pourra reprendre une route régulière; les entreprises commerciales ne seront plus livrées aux seuls hasards, parce que chaque marché étant tenu par son intérêt de rendre publics et les prix et les qualités de tout ce qui y serait apporté, empêcherait les trop grandes variations, et tiendrait ainsi, dans des bornes prévues, les avantages et les pertes de toutes les spéculations. C'est alors que les navigateurs des différentes parties du monde, pourraient se présenter avec confiance dans tous les ports. »

J'admirais l'esprit d'ordre général qui se mêlait toujours aux vues particulières de M. Hamilton pour la prospérité de son pays. Je ne sais si elles se réaliseront, mais ce ne sera sûrement que le jour où le désir d'empiéter, d'envahir, cessera d'altérer les rapports généraux des Américains avec les autres peuples, et où, par un retour sur leur propre intérêt, ils chercheront à faire sur eux-mêmes des conquêtes, qui aboutiront à créer sur leur territoire des valeurs proportionnées à la vaste étendue des terres qui composent le continent qu'ils habitent.

J'étais à peu près au bout de ce que je voulais apprendre en Amérique; je venais d'y passer près de trente mois, sans autre but que de n'être ni en France, ni en Angleterre, et sans autre intérêt que celui de voir et de connaître ce grand pays dont l'histoire commence.

(Extrait de l’édition de Jean de Bonnot, Paris 1967, en quatre volumes.)


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