T.C.-71 : “Dégagisme” ukrainien

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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T.C.-71 : “Dégagisme” ukrainien

1er avril 2019 – Ainsi l’Ukraine se et nous ménage-t-elle sa “surprise”, laquelle n’en est plus une puisqu’elle est devenue la norme. Au premier tour des présidentielles se trouve, largement en tête (30% des voix), le comédien comique et pasticheur Zelensky qu’on dit “anti-establishment”, – pourquoi pas antiSystème, puisqu’on y est... Porochenko, roi du chocolat dans son royaume et président en exercice, est second avec un peu plus de 16%.

(Effectivement, surprise selon les sondages, par exemple ceci datant du 30 janvier dernier et montrant par conséquent l’évolution météorique : « Selon un récent sondage, le chef d’État ukrainien [Porochenko] est ainsi crédité de 14% des intentions de vote, ce qui le place en deuxième position dans la course. Il est devancé par l'ex-Première ministre Ioulia Tymochenko (16%) et suivi de près par le comédien Volodymyr Zelensky (9%), candidat inattendu à l’élection présidentielle. »)

Bien entendu, vient aussitôt à l’esprit la réflexion sur l’extraordinaire floraison de candidats et surtout d’élus venus de l’outre-monde-politique, en général gens de spectacle, de l’entertainment, de la téléréalité, etc., ou encore des franges populistes proclamés inéligibles puisque classées dans les diverses rubriques de la diabolisation, ou encore architectes auto-proclamés d’un ‘Nouveau Monde’ ; les uns et les autres avec des fortunes diverses et des projets contradictoires mais dans tous les cas accueillis à l’origine avec reconnaissance par les électeurs parce qu’ils ont des têtes et des habitudes inédites. (Pensez à Trump, à Pépé Grillo, à Salvini, à Macron, à Bolsanaro, au comédien humoriste Marjac Sarenc devenu Premier ministre de Slovénie, à tous les autres...)

Par conséquent, le pedigree de Zelensky est classiquement inattendu et original, c’est-à-dire sans surprise, tout comme le commentaire qui l’accompagne : « Comédien âgé de 41 ans, Volodymyr Zelensky n'a aucune expérience politique. Son principal fait d'arme dans ce domaine se résume au rôle qu'il tient depuis trois ans dans une série télévisée à succès, ‘Serviteur du peuple’, où il joue un professeur d'histoire qui se retrouve malgré lui à la tête du pays. L'acteur, qui n'a pas mené une campagne traditionnelle, préférant les spectacles aux meetings électoraux, doit en grande partie son ascension au désamour des électeurs ukrainiens à l'égard de dirigeants éclaboussées par des scandales de corruption à répétition. »

On s’abstiendra donc de développer à notre tour un commentaire qui est devenu routinier, selon la doctrine du “dégagisme” accouchée lors des présidentielles françaises de 2017. On se contentera de remarquer que l’expression très franco-française, qu’on jugeait propre à la France dans les salons et les talk-shows parisiens, est en fait un phénomène déjà largement entamé (avant le cas français) et complètement illustratif de la globalisation, – le “dégagisme” globalisé, à la fois symptôme et conséquence de la globalisation et, par conséquent, du rejet furieux et rageur que suscite la globalisation. Ainsi pourrait-on juger confirmé le jugement courant dans les textes de ce site, selon lequel ces diverses situations nationales souvent traitées comme telles et isolées ainsi du contexte sont en fait des parties d’un tout que dedefensa.org a coutume de désigner comme la Grande Crise d’Effondrement du Système.

Une autre confirmation, selon ce même point de vue développé ici, est que ces personnages inattendus tout comme les courants inédits de contestation qu’ils dirigent, accompagnent ou illustrent ne sont pour l’instant que les signes de plus en plus bruyants de l’effondrement, et nullement en eux-mêmes l’esquisse du “Nouveau Monde”. Le triste cas de Macron est exemplaire, qui avait choisi l’expression comme insigne d’un nouveau compagnonnage réformiste-révolutionnaire et dont on s’est vite aperçu qu’il n’est qu’un usurpateur de cette originalité antiSystème dont il se targuait, et qui le paye durement : “sous l’eau”, “rincé”, “essoré”, “proche du burnout”, disent les proches toujours attentifs à sa santé ; même les collègues-prédécesseurs s’y mettent, du « ça finira mal » de Sarko au « À vouloir tout bousculer, tout s'est arrêté » de Hollande.

Mais le plus remarquable dans l’affaire ukrainienne, c’est la façon dont est complètement pulvérisée le montage grossier mis en place à partir de 2014 pour faire de l’Ukraine un satellite-modèle de l’hégémonisme américaniste. D’une façon ou d’une autre, on retrouve partout cette tendance, surtout si l’on équivaut comme cela doit être fait le système de l’américanisme et son pseudo-hégémonisme au Système lui-même ; mais le cas ukrainien est vraiment le cas le plus éclatant, le plus éclairant, le plus révélateur, et celui qui portera loin la parole du constat de l’écroulement de cette architecture subversive. Le fait est que l’“Empire” (autre faux-nez du Système) fait des conquêtes d’une façon impudente et sans qu’aucun des vertueux du bloc-BAO ne lève le petit doigt pour poser une question sur la moralité de la chose, mais qu’il est impuissant à les verrouiller en aucune matière. Non seulement Porochenko est de la catégorie “He is a sonovobitch but he is our sonovobitch, mais en plus il est suffisamment mauvais pour se voir mis en très-grande difficulté par un humoriste qui fait sa gloire d’être anti-establishment. Zelensky n’était pas prévu dans les plans de Maidan et du coup de Kiev de février 2014.

Il faut dire qu’au cœur du Système, pardon au cœur de l’“Empire”, on est occupé à des choses bien plus importantes que vérifier l’état de marche des conquêtes déjà-faites et laissées à la dérive. Trump s’apprête à attaquer les démocrates, à les frapper de toutes les façons, avec fureur, avec toute sa force, comme ferait un animal déchaîné : « Trump Is Going To Go Full-Animal On His Opponents Now That The Mueller Investigation Is Over », dit son ex-inspirateur Steve Bannon. Qu’importe, nous promet-on, les démocrates sont prêts à accuser Mueller d’être “un agent de Poutine” si rien dans son rapport ne dit la Vérité-vraie de l’inconduite avérée de Trump, tandis que la vague du “politiquement correct” qui rend folle l’Amérique est devenue un tsunami balayant les campus, là où Paul Craig Roberts constate la mort de la culture de la civilisation occidentale.

« Goodbye To All That », dit le major Danny Sjursen de l’US Army, après sa démission de cette fonction qu’il avait embrassée par patriotisme lorsqu’il rêvait d’une sacrifice accompli pour la gloire de son pays : « Abandonner la folie de la vie militaire avec une modeste pension et tous mes membres intacts, c’est une véritable évasion. L’armée et moi savions qu’il était temps pour moi de partir. J’en avais marre de faire le porteur d’eau de l’Empire... » Le destin de l’ex-major Sjurnsen de l’US Army est un symbole, certes, mais il nous rappelle celui des légionnaires romains abandonnant l’empire à son destin. Il devient alors assez fort dans notre perception pour nous faire observer qu’ainsi disparaissent les empires, les civilisations et ce qui prétend être “le Système”.