T.C.-83 : Grosse-Fatigue

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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T.C.-83 : Grosse-Fatigue

2 décembre 2019 – Le dernier texte en date de Howard James Kunstler m’a arrêté, non pas tant à cause de ses remarques politiques et de ses prévisions, – avec lesquelles je ne suis pas nécessairement d’accord pour cette fois, – que par le climat dont il rend compte dès ses deux premiers paragraphes que je cite ici, – avec une attention particulière aux deux mots que je me suis permis d’orner de caractères gras dans la police employée, – on comprend pourquoi...

« A ma table du Thanksgiving hier où quinze adultes étaient présents, pas un mot ne fut dit sur la destitution, sur la Russie, sur l’Ukraine et, surtout, sur un certain Sa Grandeur le Golem d’Or, dont l'arrivée au cœur de la vie américaine il y a trois ans déclencha une hystérie politique dont on n'a pas été témoin dans ce pays depuis le siège du Fort Sumter par les “cracheurs de feu” sudistes.
» Je me demande si une grosse fatigue de l'esprit ne s’est pas installée chez les gens qui suivent les nouvelles, et en particulier les bouffonneries torturées du rodéo de chèvres conduit tout au long du mois par le Représentant Adam Schiff qui préside la Commission du Renseignement de la Chambre. Je me demande ce que les parlementaires du Congrès entendent dire chez leurs électeurs pendant cette pause des Fêtes. Je soupçonne qu'il s'agit de la même absence sinistre de bavardage que j'ai remarquée, et de ce qu'elle peut laisser présager au sujet de la disposition de la nation envers la réalité. »

Il est vrai que les événements extraordinaires qui se passent à “D.C.-la-folle”, sans interruption depuis quatre ans, malaxés et triturés par un  tourbillon crisique de mensonges plus grotesques les uns que les autres, finissent par lasser même les plus aguerris. Ou bien plutôt s’agit-il d’un de ces moments particuliers où l’histoire devenue folle, ou semblant être devenue folle, semble, et semble seulement suspendre son vol fou du fait de cette fatigue qui saisit pour ce moment-là les spectateurs, – qui se demandent soudain s’ils n’en sont pas les acteurs inconscients ou des resquilleurs qui se sont trompés de spectacle ?

Cela vaut pour “D.C.-la-folle”, ô combien, mais aussi pour le reste, – du moins est-ce là l’impression que je retire du “spectacle du monde”, – spectacle pour spectacle... Et alors, nous mettons en question les événements eux-mêmes : ne nous sommes-nous pas trompés de monde ? Ou bien, ne s’agit-il pas d’un rêve éveillé dont nous sortons un moment, – toujours ce même moment, – pour mesurer la très-grosse fatigue qu’il engendre chez nous tous ?

Regardez autour de vous, même si justement vous êtres très fatigués à force de le faire : les coups d’État qu’on machine comme on met une lettre à la poste, ces massacres divers et sans cause ni fin, ces violations de tous les principes, ces élucubrations, ces jugements insensés, ces révoltes populaires partout, spontanées ou pas, pour tant de motifs dont certains sont à finalités opposées, ou sans finalité du tout d’ailleurs. Regardez la France qui vit au rythme des dates fatales qui ressemblent à des rendez-vous tragiques avec l’histoire, au long d’un quinquennat qui semble reposer sur un seul programme : la certitude d’une nouvelle crise après la crise en cours, qui suit la crise précédente, et tout cela avec la perspective d’une nouvelle crise après la crise à suivre, – comme une sorte de crise de nerfs sans fin, que l’on interrompt un moment justement, pour mesurer la fatigue qu’elle cause...

Que dites-vous, sinon d’un soupir de fatigue sans fin, comme l’infini de la sottise portée haute et souriante comme le diable lui-même, que dites-vous enfin de ce tweet du (de la) pasteur(e) Helena Myrstener : « Ce dimanche est historique. Le premier retable LGTB de Suède (d’Élisabeth Ohlsson Wallin) a été mis en place à l’église Saint-Paul de Malmö. Il est accroché dans le chœur à côté du “vieux” retable. Nous sommes si heureux et si fiers. » Ils sont si heureux et si fiers, quel bonheur : la peinture est dite homo-érotique, représentant deux couples d’homosexuels et de lesbiennes, nus-complètement, semble-t-il en action ou sur le point de, peaux mélangées de couleurs de type-diversitaire, noirs-marrons-blancs. Au milieu du concert d’extases notamment religieuses des commentateurs de l’Église de Suède, il y a la suggestion révolutionnaire d’un jeune prêtre qui présente l’idée audacieuse et si élégante selon laquelle, si j’ai bien lu et compris, le Serpent du Jardin de l’Eden serait aux dernières nouvelles une femmes transsexuelle. Cela s’appelle « une vue positive de la sexualité » et « un symbole phallique ». Les statisticiens continuent leur boulot et vous disent que 56% des Suédois font partie de l’Église de Suède en 2018, alors qu’ils étaient 95% en 1972. On n’arrête pas le progrès même si parfois il vous fatigue, vraiment très-très-grave...

Grosse fatigue, fatigue de voir comme on subit une fatalité d’un poids à ne pas croire, cet effondrement vertigineux, sous le poids à ne pas croire de l’incohérence, de la sottise et des mensonges. « Les capacités intellectuelles de la population sont en chute libre, y compris dans les plus hautes sphères ésotériques du pouvoir, qui n’est pas une oligarchie mais une idiocratie, composée de crétins incapables de comprendre que leur gouvernance par le chaos (Ordo Ab Chao) est mauvaise aussi pour eux. Le pouvoir passe son temps à fragmenter la société, mais lui-même perd son unité et se décompose. », dit Lucien Cerise. Tiens, justement, le poids des mensonges, ce poids écrasants qui semble toucher tout le monde, les menteurs comme ceux à qui l’on ment et ceux qui se mentent à eux-mêmes. Ces mots du président Jefferson dans une lettre au jeune John Norvell, futur éditeur, journaliste, aventurier, sénateur, le 14 juin 1807, pourraient s’adresser à chacun d’entre nous aujourd’hui, et ce constat jeffersonien multiplié par cent, par mille, par cent fois mille et désormais universel et transmis à la vitesse de l’éclair (le progrès et toute cette sorte de choses) jusqu’à la chute finale dont les canards se feront un devoir de ne pas vous informer :

« C'est une vérité bien mélancolique qu’une suppression de la presse ne priverait pas plus complètement la nation de ses vertus que ne le fait son actuelle prostitution au bénéfice du mensonge. Rien ne peut être cru de ce qu’on peut lire dans les journaux. La vérité elle-même devient suspecte, dès lors qu’elle se trouve dans ce type de véhicule pollué. La véritable dimension de cet état de mésinformation est connue seulement de ceux qui sont en situation de confronter les faits qui sont de leur connaissance propre et directe avec les mensonges du jour. »

Dois-je continuer ? Non, j’arrête, la fatigue vous comprenez... Mais juste un mot, pour justifier la remarque que je faisais sur Kunstler, que j’aime vraiment beaucoup et avec lequel je suis si souvent d’accord, – sauf cette fois (“ses prévisions, – avec lesquelles je ne suis pas nécessairement d’accord pour cette fois, –”). Kunstler pense que cette fatigue qu’il distingue, du fait de ce chaos et de ce tourbillon crisique de la folie, va aller dans le sens de faire au moins s’atténuer, sinon cesser toutes ces choses, pour permettre ce qui pourrait être considéré comme une sorte de “retour à la raison” :

« But then, with the Thanksgiving shut-down, something began to turn... »

Pour cette fois, je ne partage pas son analyse ; la fatigue, certes, sans aucun doute, pour lui, pour nous, pour eux, pour tout le monde en un sens, comme en un moment de lucidité que la folie du monde, ou ce qui nous semble être la folie du monde, nous accorde. Selon mon sentiment, ce n’est qu’un moment, un moment de répit certes, de notre si grosse-fatigue devant la folie du monde ; mais je ne crois pas que cette folie soit de notre fait, ou plutôt que cette folie soit vraiment une folie. Tout cela nous semble la “folie du monde”, parce que nous avons fabriqué dans nos esprits un monde enfanté par la modernité, énorme simulacre faussaire, incroyable emmêlements de nœuds gordiens dans tous les sens. Ce que nous croyons être “la folie du monde”, c’est-à-dire une “folie du monde” dont nous serions les auteurs, me paraît être d’une façon très différente le produit de l’énorme puissance du monde qui rompt et brise les liens dont notre folie (la vraie) de fatuité et d’hybris l’avaient couvert, – et cette “folie du monde” n’étant en fait rien de moins que “la fureur du monde” ayant décidé que cela suffisait comme ça.

Ce sont des événements qui ne sont plus à notre portée, ni en notre pouvoir. Notre-fatigue ressemble à ce moment-dépressif du maniaco-dépressif qui préfère bien entendu son univers maniaque ; passée cette fatigue dépressive qui n’est rien de moins qu’un moment de lucidité qui nous est donné pour voir le monde tel qu’il est par notre propre faute et combien “sa” folie va heureusement le détruire, le maniaco-dépressif va s’empresser de retrouver son univers de maniaque et continuer sa folie de destruction. Il s’agit de cette folie d’autodestruction que le monde, dans sa juste fureur, a décidé d’activer au cœur de l’espèce des sapiens-zombies pour que cette espèce conduise elle-même la destruction de l’horreur qu’elle a édifiée elle-même ; mesure pour mesure, comme disait l’autre.

Les événements nous conduisent, et ils viennent de loin et de haut. Nous n’y pouvons rien en vérité, et c’est un grand honneur autant qu’un grand bonheur de participer à une telle œuvre d’autodestruction.

Et puis parfois, c’est vrai, un moment, un instant de fatigue, vraiment très-très-grosse...