T.C. 86 : Effondrement-en-cours

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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T.C. 86 : Effondrement-en-cours

25 février 2020 – Il y a quelques semaines, ZeroHedge.com publiait le texte d’un commentateur économiste indépendant comme il en pullule aux USA. Le commentateur envisageait trois scénarios pour l’épidémie devenue pandémie du coronavirus : “Bad” (elle reste confinée à la Chine et elle est maîtrisée au bout d’un certain temps), “Ugly” (elle se répand dans d’autres pays mais elle reste sous contrôle et “est maîtrisée au bout d’un certain temps”), “Worse” (elle se répand dans d’autres pays, devient mondiale et hors de contrôle, – et alors, à Dieu vat). Il y a deux jours,  ZeroHedge.com a repris l’idée et constaté que nous venions de passer du “Bad” au “Ugly”.

Parallèlement, ou bien ceci expliquant cela bien sûr, les “marchés” ont commencé à dévisser après avoir superbement ignoré le virus. ZeroHedge.com toujours, qui n’avait cessé d’admonester la stratégie de l’autruche de Wall Street et du reste, nous documente là-dessus, et il suffit de citer l’un des commentaires d’hier, celui de Michael Antonelli, directeur général et stratège de l’évolution du marché chez Baird : « Les données économiques [favorables] ont dès le départ complètement dominé [dans la perception des marchés] les craintes médicales liées au virus. Puis il y a eu un changement subtil la semaine dernière dans la façon dont le marché a perçu le virus. Il avait eu raison d’ignorer le virus en ce sens que le nombre de décès humains ne semble pas être en passe de devenir l’un des pires de l’histoire. Le changement subtil a été l’inquiétude du marché concernant les chaînes d'approvisionnement. Il s’agit maintenant de savoir comment les entreprises continueront à fonctionner dans un monde où les frontières commencent à se fermer. C'est ce qui a commencé à les inquiéter. Vous voyez l’épidémie gagner l’Italie, le Japon et la Corée. Tout d’un coup la Corée et le Japon ont fermé leurs frontières, et maintenant l’Italie, alors tout cela commence à ressembler à une perspective où  toute l’économie mondiale risque de basculer vers un arrêt. »

Certes, l’idée n’est pas nouvelle, disons qu’elle flottait dans l’air et alimentait bien des plumes avisées. Par exemple, ce commentaire dit-“Pensées Impures” de James Howard Kunstler, le 15 février 2020 : « Et si le virus Corona s’avérait être une véritable pandémie super-rapide, et non pas une bestiole à la mode comme le SRAS... S’il infectait des centaines de millions de personnes dans le monde entier ? S’il devenait logarithmique aux États-Unis, comme c'est le cas en Chine aujourd'hui... ? S’il fallait quelques mois, ou une demi-année, pour y parvenir... ? Si les Américains ne prenaient plus l’avion durant cette période ? Ou se repliaient sur eux-mêmes en grand nombre pour ne plus bouger... ? Ou si le gouvernement imposait des quarantaines ? Les partis tiendraient-ils leurs conventions de nomination ? L'élection de novembre devrait-elle être reportée ? [...]
» [...Si] l’élection devait être reportée, nous assisterions à une rupture formidable dans l'histoire politique des États-Unis, dont les conséquences sont encore inconnues. »

Le même jour du 15 février 2020, le très-vénérable PhG-senior confiait sa stupéfaction devant cette dramatisation extrême du commentaire (je ne parle pas de celui de Kunstler mais de ce qu’on ressentait de l’“air du temps”). Je rappelais, et je m’en rappelle encore, combien des pandémies de ma plus tendre époque (la “grippe asiatique” et un peu plus tard la “grippe de Hong-Kong” notamment) s’étaient déroulées sans bouleverser le monde, sans menacer l’essence même de notre civilisation, sans panique excessive ni scénarios cauchemardesque sinon sur les franges du commentaire. 
« Quelle différence, aujourd’hui ! De là, ma stupéfaction, une fois de plus, dans cette époque qui ne cesse de me stupéfier. C’est comme si nous attendions tous ces événement comme une catastrophe inévitable, inéluctable ; comme si nous les appréhendions sans les prévoir, simplement par l’angoisse ou la folie qui nous habite déjà... » 

Et PhG-senior de philosopher à deux-balles, comme il a l’habitude de faire, comme il n’en rate pas une pour le faire...
« Le coronavirus est aussitôt apparu comme un déclencheur de plus, après d’autres et avant d’autres événements de cette trempe, des obsessions et des intuitions que nous impose et dont nous gratifie cette Grande Crise de l’Effondrement du Système, et ainsi nous-mêmes jouets de ces événements qui nous emprisonnent par ce pouvoir qu’ils ont sur nous. Nous en sommes les jouets, mais pour mon compte sans que cela soit déplorable, – au contraire même, laissez-les faire, ces forces d’au-delà de nous car ce sont elles qui nous guident selon une sagesse de l’Au-Delà... »

Aujourd’hui, commencent à apparaître clairement les données disons “techniques” de ce torrent d’appréhensions qui grandit irrésistiblement, dans cette “stupéfiante époque”, à la fois si puissante et si fragile, où l’homme domine tout du cosmos qui l’entoure comme s’il en était le créateur, où l’homme s’effondre d’appréhension et de panique folle à la moindre alerte, faisant passer ce “moindre” au “sérieux” sinon au “gigantesque”, précipitant par sa seule pesanteur psychologique la catastrophe dont il est le pur créateur de tous ses éléments déclencheurs.

Et je comprends alors parfaitement pourquoi les pandémies de mes tendres années passèrent comme firent de tous temps les grandes épidémies, tandis que celle d’aujourd’hui, avant que d’exister vraiment comme une catastrophe extraordinaire, est déjà perçue comme menaçant de l’être, et commence à l’être à cause de cette perception. Il est vrai que nous nous sommes dotés superbement des outils pour activer ce processus, qui sont justement les outils de notre surpuissance, si proches jusqu’à s’y confondre d’être ceux de notre autodestruction :
• pour notre psychologie, la communication, dans toute la folle puissance du système de la communication, qui fait circuler à la vitesse de la lumière la crainte des virus partout avant même que le virus n’existe hors de son lieu d’origine ;
• pour notre économie triomphante et ultra-libérale, la globalisation, qui fait dépendre tous de tous lorsqu’il s’agit d’un enchaînement catastrophique, qui fait que nous dépendons tous de la Chine que le Système a absorbée goulûment et qu’en même temps il exècre au nom de sa morale de schizophrène-paranoïaque (ou paranoïaque-schizophrène, je ne sais), et qui bientôt, lorsque la chose sera consommée, fera dépendre tous de tous, alors que les sentiments qui nous unissent sont d’abord l’hostilité, la méfiance, le soupçon, voire la haine qui sied tant à notre satisfaction de nous-mêmes...

Un autre motif de “stupéfaction” fut de voir combien cette épidémie du coronavirus fut d’abord l’occasion d’activer des avantages politiques basés sur les simulacres de vertu et d’affirmation politique, fondés sur l’hybris et la haine, répandus par la démagogie et la corruption générale des vénalités et des pensées. Pour cette fois, l’antiracisme qui anime notre foi passa aux oubliettes pour nous permettre de dénoncer ce “péril jaune” qui désigne évidemment une particularité de la peau, c’est-à-dire de la race. La chose apparut tout à fait jouable, aussi bien au Pentagone qui rêve de dominer le monde qu’aux salons parisiens qui rêvent de sermonner le monde.

Ainsi, tout en étalant l’extraordinaire appréhension des Grandes Peurs venus des Temps Anciens, nous prîmes le temps de continuer les jeux stupéfiants d’irresponsabilité de nos antagonismes stériles conçus dans nos ateliers producteurs de simulacres. Il est vrai que tout cela est animé par la foi religieuse qui domine le monde, celle de l’ultra-libéralisme, de la démocratie, du suprémacisme anglo-saxon “diversifié” et LGTBQisé comme-il-faut, du Système en un mot.

Mais aujourd’hui, la panique qui sous-tend tous ces sentiments d’affrontements et d’irresponsabilité se fait plus sérieuse, différente, presque comme une sorte de Terreur Sacrée devant des perspectives entrevues, où nous nous percevons liés les uns aux autres dans l’enchevêtrement catastrophique. Et les Bourses de dévisser comme il se doit, au moins pour un lundi presque-noir, disons gris anthracite cela fera l’affaire.

Tout cela se concrétisera-t-il ? Je ne suis pas devin, moi, mais je constate que l’occasion est bonne (certains jugeraient qu’elle est presque “trop belle”, soit pour qu’elle soit réelle, soit pour qu’on n’en profite pas). Il est vrai que le destin de notre catastrophe est si ancré en nous, il habite tant et tant de nos pensées, il pèse avec tant de force et tant de poids sur nos psychologies ; et le monde est là, partout, montrant sa misère incroyable et le produit stupéfiant de notre hybris, la production torrentielle et délirante de nos contradictions, entre surpuissance et autodestruction, bref nous exhortant à espérer, à réclamer, à voir partout les signes annonciateurs de notre catastrophe li-bé-ra-tri-ce. De ce point de vue, le coronavirus et ses multiples conséquences labyrinthiques viennent à point nommé pour donner du sens à ce que nous percevons de notre destin. Nous sommes à la fois fous et désespérés, assurés de nous jusqu’au désespoir et stupéfiés par notre propre folie.

Il y en aura effectivement pour penser et croire que le coronavirus vient à point nommé. Vient-il à point nommé, et vient-il seulement ? Comme dit la chanson de mes tendres années, « the answer, my friend, is blowing in the wind », et seulement pour ceux qui ont l’oreille fine ... Heureusement, grâce au dérèglement climatique de fameuse mémoire, le vent souffle en rafales et en tempêtes, et l’on entend mugir la colère des dieux de l’antique sagesse.