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106314 octobre 2010 — …En d’autres termes, Moby Dick aurait-il trouvé son capitaine Achab ? Moby Dick, c’est le Pentagone ; Achab, c’est plus difficile à identifier. Tout de même, des nouvelles concordantes apparaissent, pour faire penser que se prépare ce qui pourrait être la plus violente attaque que devrait avoir à subir le Pentagone, – peut-être, de mémoire historique, une attaque sans précédent.
Mentionnons les deux principales nouvelles, qu’il sera nécessaire d’interpréter à la lumière des événements en cours à Washington et sur le vaste territoire de la Grande République.
• Le premier est d’abord un petit entrefilet de DoDBuzz, de Colin Clark, ce 11 octobre 2010. Clark annonce divers développement de la part du groupe de parlementaire US regroupés autour des amis “Frank & Paul” (les députés Barney Frank, démocrate très à gauche, et Ron Paul, républicain très à droite), – soit 57 parlementaires, compris “Frank & Paul”, avec l’adhésion récente du sénateur démocrate de l’Oregon Ron Wyden. Le groupe vient effectivement d’envoyer, ce 13 octobre, une lettre à la National Commission on Fiscal Responsibility and Reform formée par le président pour déterminer des réductions budgétaires majeures. (Ezra Klein, du Washington Post, publie cette lettre ce 13 octobre 2010, avec quelques commentaires prudents.) Le groupe “Frank & Paul” estime qu’on peut envisager de très importantes réductions budgétaires du Pentagone sans mettre en danger la sécurité nationale, et il espère que la Commission présentera de telles proposition de réductions dans le rapport qu’elle doit rendre public en décembre… D’une façon générale, on estime que ce groupe “Frank & Paul” a suffisamment d’influence, et de relais dans la commission, pour faire adopter certaines de ses recommandations. Clark nomme cet épisode «A big new push for DoD cuts» et juge que les recommandations de la Commission constitueront «an interesting Christmas present for outgoing Defense Secretary Robert Gates».
• Le second est un article de Winslow Wheeler publié dans Defense News du 11 octobre, que Wheeler publie naturellement sur le site du CDI (Center of Defense Information), où il occupe la position de directeur de programme, le 12 octobre 2010. Dans cet article, Wheeler reprend ses analyses sur ce grand phénomène du rapport négatif entre l’augmentation du budget du DoD et le volume, la puissance et l’efficacité des forces US («…as we spend more, we become weaker»). Ce qui importe surtout pour notre propos, c’est que Wheeler fait précéder l’article d’un chapeau introductif qui concerne effectivement la lutte politique interne aux USA, et le grand enjeu de la position de Tea Party : «Tea Party Nightmare: The Defense Budget».
«For the last two weeks, the advocates of higher defense spending have shown their nervousness that the times may be changing - that the defense budget may go south after the elections. Organizations like the American Enterprise Institute (AEI), The Heritage Foundation and William Kristol's various interlocked organizations have written about the dire consequences of less defense spending. Slaves to the thinking they preach to others, that more money means more defense, they ignore what has been happening in the Pentagon's budget: as we spend more, we become weaker. This is not just a qualitative judgment based on the handiwork of the neoconservatives in international policy-making, it is a quantitative measure of the size, age and readiness of our armed forces, explains Straus Military Reform Project Director Winslow Wheeler.
»To bolster their argument, the neocons hope to co-opt the Tea Party movement into embracing their ruinous defense spending policies, among other things. Will the Tea Baggers fall for it, or will they look at the data?»
@PAYANT Il y a des connexions entre ces diverses interventions. Wheeler travaille avec le groupe parlementaire formé par “Frank & Paul”. Il semble assuré que son adresse à Tea Party, – orientation assez inhabituelle pour Wheeler, qui s’est toujours cantonné à un travail de spécialiste, s’adressant aux experts de son domaine, – vient directement d’une suggestion de Ron Paul. Très populaire dans Tea Party, Paul est très actif dans un travail d’influence pour faire basculer Tea Party définitivement dans une position d’hostilité à la politique expansionniste et belliciste des USA, qui dépend essentiellement du format de Moby Dick et du volume de son budget.
Il y a une très forte probabilité que ce soit effectivement par le biais budgétaire que doive se jouer la grande question de la politique extérieure des USA (marquée par un engagement militaire intense), après les élections du 2 novembre. Les chiffres eux-mêmes y invitent. La part des dépenses de défense apparaît désormais comme extrêmement importante dans les dépenses du gouvernement fédéral, selon des décomptes nouveaux qui permettent de prendre en compte la réalité de ces dépenses, y compris dans le service de la dette. On admet désormais que ces dépenses pour le secteur militaire dépassent largement les 50% des dépenses du gouvernement. (Dans la lettre de “Frank & Paul” envoyée le 13 octobre, comme nous l’avons signalé, il est notamment indiqué : «The Department of Defense currently takes up almost 56% of all discretionary federal spending, and accounts for nearly 65% of the increase in annual discretionary spending levels since 2001.»)
Les dépenses du gouvernement, qui alimentent l’énorme déficit des USA, sont désormais complètement paralysées dans leur structure par les dépenses militaires. Cette situation n’a aucun équivalent historique aux USA, sauf durant la Deuxième Guerre mondiale qui reste évidemment une circonstance exceptionnelle. Ce précédent est encore plus révélateur, puisque les dépenses militaires de la Deuxième Guerre mondiale eurent un formidable impact économique et social en relançant l’économie et en brisant net le chômage très élevé des années de la Grande Dépression (c’est effectivement la Deuxième Guerre mondiale qui mit fin à la Grande Dépression, dans ses aspects autant économiques que sociaux). Au contraire, les dépenses militaires actuelles ont un très faible impact sur la situations économique et sociale, notamment en raison de l’aspect particulièrement improductif de ces dépenses qui sont expliquées par des vices de structure, par d’énormes pans d’activités connexes où règnent le gaspillage et la corruption, par la géographie même de ces dépenses qui se font souvent à l’étranger dans des structures en place (les bases) ou les activités guerrières dans les pays étrangers, par des programmes de haute technologie extrêmement coûteux sans impact spécifique sur l’emploi et sur l’économie courante, d’une façon générale par l’absence de contrôle sur une énorme bureaucratie qui a pris l’habitude, avec “la guerre contre la Terreur”, de dépenser sans le moindre frein au nom de la sécurité nationale.
On pouvait constater, dès les premiers décomptes de Joseph Stiglitz et de Linda Bilmes sur le coût de la guerre en Irak, une rupture du “contrat” issu de la Deuxième Guerre mondiale entre le complexe militaro industriel (CMI) et le gouvernement US (voir notre F&C du 8 mars 2008). Ce “contrat” tacite stipulait que le CMI disposait d’un crédit illimité dans les dépenses publiques à condition que ses dépenses alimentent la “prospérité” de l’économie US. Aujourd’hui, le processus “vertueux” s’est inversé en se subvertissant selon l’évolution et le caractère des dépenses militaires, comme on les a vues. Les dépenses du CMI se font à perte et, au contraire de la Deuxième Guerre et de ce qui a suivi, alimentent la crise économique et sociale, voire en sont une des causes (thèse de Stiglitz) au lieu d’aider décisivement à la résoudre. En ce sens, les 56% des dépenses fédérales pour les activités militaires sont absolument sans précédent et représentent une situation de crise profonde.
Ainsi le vrai débat de la politique extérieure et belliciste des USA s’inscrit-il directement dans le débat sur les dépenses publiques en général, dans lequel les républicains, sous la pression de Tea Party, ont pris une position en flèche, en faveur d’une réduction radicale de ces dépenses. Cette position en flèche a introduit un énorme ferment de division et de désordre à l’intérieur du parti républicain. Les partisans de la politique belliciste, tendance neocon des années Bush, savent bien qu’une réduction radicale des dépenses publiques posera inévitablement la question des dépenses militaires, donc de la politique extérieure belliciste. Cela concerne essentiellement Tea Party, dont la seule position cohérente qu’on puisse distinguer est une opposition radicale aux dépenses publiques et à l’influence du gouvernement central, par conséquent l’exigence de réductions effectivement radicales de ces dépenses publiques.
Cette situation très particulière induite par la présence à la fois très forte et complètement insaisissable de Tea Party dans la situation politique explique l’existence de connivences et de connexions très inattendues dans le groupe des opposants aux dépenses du Pentagone, telles qu’on les a décrits en tête de cette analyse. On y voit en effet un rassemblement de la gauche populiste du parti démocrate, de la droite libertarienne et isolationniste du parti républicain (l’alliance “Frank & Paul”), et d’une catégorie grandissante et résolument réformiste d’experts des questions de défense, tel Winslow Wheeler. L’appel de Wheeler au Tea Party, sur le site du think tank CDI, est ainsi extrêmement inédit. Tea Party représente une droite populiste extra-parlementaire et radicalisée qui a vraiment fort peu de points communs, dans la géographie politique classique, avec un CDI “libéral”, c’est-à-dire réformiste plutôt à gauche et dont l’action se faisait presque exclusivement vers les milieux d’experts et du gouvernement. Mais que reste-t-il de la “géographie politique classique” ?
On l’a dit, il ne fait aucun doute que la démarche de Wheeler, très symbolique de la nouveauté de la situation, est largement inspirée par Ron Paul, soutenu par son acolyte Barney Frank, de la même façon que la gauche populiste (démocrate) soutient aujourd’hui la droite libertarienne et isolationniste (républicaine). A cet assemblage politique hétéroclite répond le mélange des genres qu’on a signalé, qui ne l’est pas moins. Il est complètement inhabituel de voir un expert comme Wheeler s’adresser à une force politique aussi indéfinie, aussi peu structurée, aussi peu institutionnalisée, aussi peu “washingtonienne”, donc en théorie sans pouvoir direct réel direct. C’est un peu, si l’on veut une image mais en respectant les proportions tout de même, une démarche “à-la-Gorbatchev”, cherchant à attaquer le système en tentant d’animer des forces qu’on juge extérieures à ce système, qu’on estime pouvoir animer dans le cadre de l’enjeu considéré.
Le caractère inhabituel de la démarche répond donc au caractère inhabituel de la coalition dont elle émane de facto, et également au caractère inhabituel de l’objectif qu’elle vise. Il s’agit à la fois de renforcer ceux qui, dans Tea Party, sont prêts à considérer des réductions importantes dans le budget militaire, et à la fois de pousser Tea Party à prendre position sur cette question d’une manière plus formelle, – là où sa logique d’hostilité aux dépenses publiques devrait le conduire à mettre en cause les dépenses militaires. La question de la position de Tea Party sur les dépenses militaires a été éludée jusqu’à ces derniers mois, mais il est apparu dès le printemps que ce mouvement ne pourrait pas éviter d’en débattre. Il y a déjà des dirigeants de Tea Party qui ont déclaré que rien, dans le budget fédéral, ne devait être exonéré de l’effort de réduction radicale des dépenses que recherche ce mouvement. Mais il reste à fixer, d’une façon formelle, une “ligne générale” de Tea Party à cet égard.
Il ne faut pas ignorer qu’il s’agit d’une offensive (celle de Wheeler) “dans l’inconnu”, ce qui est la caractéristique politique de Tea Party. Il ne faut pas ignorer non plus que les réformistes et l’alliance “Frank & Paul”, qui représentent eux aussi une formule politique inédite, n’ont pas grand’chose à perdre et beaucoup à gagner dans une telle tentative. Il semble assuré, au point de blocage où la vie politique se trouve à Washington d’une part, et selon l’influence et la capacité de pression objectives que charrie Tea Party sur cette vie politique washingtonienne d’autre part, qu’une procédure peu orthodoxe de cette sorte est la voie qu’il faut chercher pour déclencher un processus contre ce monstre implanté au cœur du système qu’est Moby Dick. Certains peuvent avancer, comme le fait Jimmy Carter sans satisfaction particulière, que le phénomène Tea Party ne survivra pas à ces élections, qu’il sera absorbé par le parti républicain et l’establishment ou se dissoudra ; c’est possible, mais les temps incertains que nous vivons ne favorisent plus les évolutions habituelles au système, qui font disparaître les phénomènes politiques un peu en marge des procédures. (Qui aurait donné un euro sur le sort de Sarah Palin, républicaine provinciale et sans guère de poids à Washington, après sa performance désastreuse au côté de John McCain à l’automne 2008 ? Elle est pourtant toujours là et bien là, toujours aussi désastreuse, toujours aussi peu goûtée par l’establishment et néanmoins populaire.) De toutes les façons, une telle manœuvre ne peut qu’accentuer d’une façon générale le trouble au sein du parti républicain, principal soutien d’un Pentagone puissant, mais aussi au sein du parti démocrate, également habitué à suivre tout effort de défense.
Encore une fois, Tea Party comme élément de désordre, facteur déstructurant, au cœur d’un système caractérisé par sa rigidité, ses règles impératives, sa forme rigoureusement structurée, – paradoxalement puisque son action est déstructurante. Un signe qui fait penser qu’une telle situation a une certaine logique pour elle, au milieu du désordre générale, c’est la persistance de l’initiative “Frank & Paul”, montée en juin dernier et toujours en bonne forme, avec désormais un rassemblement respectable de 57 parlementaires et une presse qui est plutôt favorable.