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667Nous publions le texte français de la première partie de la rubrique To The Point de la Lettre d’Analyse Context (n°87 de septembre 2005). Ce texte propose une analyse historique et contemporaine du triomphe de la bureaucratie du Pentagone et des bureaucraties associées, — ce que nous nommons “la bureaucratie de sécurité nationale”.
Il s’agit sans doute de l’une des associations les plus explosives de l’histoire du pouvoir moderne : la puissance structurelle de la bureaucratie et la puissance conceptuelle de l’idée de “sécurité nationale”. Nous proposons un schéma historique à partir de l’événement de la fabrication de la bombe atomique pendant la Deuxième guerre mondiale, avec tout ce que cela apporta à cette bureaucratie. Cette fois, la Bombe est considérée du point de vue de ses effets intérieurs plus que de l’effet de son usage extérieur (Hiroshima et Nagasaki). Il s’agit d’une approche parcellaire, d’autres éléments ont tenu un rôle ; néanmoins, cette approche mérite d’être appréciée d’une manière spécifique.
Il s’agit d’une machinerie, d’un système, d’une puissance inégalée, qui constitue certainement la force fondamentale du système de l’américanisme, — au point qu’on pourrait dire que la bureaucratie de sécurité nationale est à elle seule une partie essentielle de la substance du système de l’américanisme. Sa puissance et sa dynamique n’ont d’égales que l’indifférence de la machine au sens de l’expansion ainsi lancée. C’est aujourd’hui le plus grand danger institué, identifié et en action, pour l’équilibre de la civilisation, — ce que nous a déjà dit d’ailleurs le secrétaire américain à la défense lui-même.
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Peut-être l'Histoire dira-t-elle plus tard, en forme ironique de paradoxe, que le grand moment du début du siècle fut le 10 septembre 2001 (9/10) et non pas le 11 septembre 2001 (9/11). Ce jour-là (le 10), le secrétaire américain à la défense Rumsfeld donna un discours qui méritait l'immortalité, et qui fut emporté par la tempête d'émotion et de virtualisme médiatique qui balaya le monde le lendemain.
On en connaît la substance: Rumsfeld accusait le plus grand ennemi des États-Unis, identifié comme pire que l'Union Soviétique durant la Guerre froide: la bureaucratie du Pentagone, — non pas les gens, les fonctionnaires, mais le système, ses mécanismes, son aveuglement irrésistible, sa puissance étourdissante de contrainte et d'oppression, traduite par l'inefficacité, la gabegie, la corruption des esprits (encore plus que la corruption vénale).
L'homme qui avait vu cela est le même qui, le lendemain, libéra complètement “the Beast” (le complexe militaro-industriel, selon Nixon), dans un acte contradictoire radical qui résume la crise centrale du moteur de notre civilisation, l'américanisme. Car l'aventure irakienne telle qu'elle a été lancée pour évoluer vers une catastrophe complète n'est pas essentiellement un projet stratégique, ou idéologique, ou psychologique, même si elle a de tout cela. C'est d'abord, dans sa réalisation catastrophique et dans son absence de buts, un projet bureaucratique qui expose la maladie mortelle de notre civilisation.
Le résultat est que le Pentagone, ce bâtiment symbolisant la bureaucratie technico-militaire et le complexe militaro-industriel, et érigé en 1942-43, est aujourd'hui, pour la première fois de son Histoire, devant un moment de vérité qui pourrait être “le” Moment de vérité. La tempête, baptisée “perfect storm” par les connaisseurs, réunirait tous les ingrédients, toutes les tensions qui se rassemblent en ce point central de l'exercice budgétaire 2005-2006 (année fiscale 2007), pour entraîner éventuellement en une crise colossale, un ouragan à l'activité apocalyptique où chaque centre de pouvoirs washingtonien (la Maison-Blanche, le Pentagone, l'industrie, le Congrès) voudrait mettre son grain de sel et apporter sa part de désordre déstructurant. “The Beast” sera, est déjà soumise à des pressions contradictoires qui l'affolent derrière son apparence de comportement rationnel, — car le maître-mot aujourd'hui à Washington est: “panique”. Tout cela constitue la trame d'un événement d'une importance considérable, qui mérite toute notre attention.
Le 60ème anniversaire de Hiroshima (6 août 1945) a été, comme à l'habitude, l'occasion de diverses projections de documents ayant trait à cet événement. Il y a, en premier lieu, le message radiodiffusé du président Truman, le 6 août 1945, annonçant l'événement. Dans le cours de l'adresse, Truman a cette remarque étrange, comme si le boutiquier faisait intrusion dans le domaine de l'homme d'État et du moraliste: « We've done a more than two billion dollars gamble and we won. » Truman indiquait là le coût du Manhattan Project, qui avait produit la Bombe, et sa remarque signifiait d'une façon extraordinaire en regard de la tragédie humaine dont on parle: “Voyez, l'investissement était avisé…”
Dans un des meilleurs documentaires télévisés sur Hiroshima (Comment fut prise la décision de larguer la bombe atomique, par Antelope, 1995), on entend George Elsey, officier de l'U.S. Navy et aide de camp de Truman à l'époque, expliquer:
«Le président savait qu'il risquait d'être destitué par le Congrès s'il n'utilisait pas la Bombe», — remarque complétée par celle du professeur Bruce Mazlich, alors officier de l'OSS: « On l'avait, il fallait le faire. On avait investi tant d'argent dans le projet. »
Traduisons: si la Bombe n'avait pas été utilisée, Truman risquait d'être mis en accusation par les républicains du Congrès pour une procédure de destitution, pour avoir “gaspillé” plus de $2 milliards dans la mise au point d'un système d'arme qui n'aurait servi à rien. L'hypothèse est renforcée par la phrase du message de Truman, qui s'adresse alors plus au Congrès qu'aux Américains.
Une décision de l'importance de celle du largage de la Bombe sur Hiroshima a évidemment une multitude de causes et de raisons. Nous ne sommes pas loin de penser que cette cause politicienne et bureaucratique est la principale, connaissant le véritable climat de Washington pendant la guerre (extrêmement partisan, avec des affrontements politiciens féroces et cruels); connaissant aussi les antécédents de Truman, et sa profonde culture parlementaire (il fut sénateur du Missouri jusqu'à la nomination comme vice-président en janvier 1945).
Autre témoin interrogé dans le même document, John K. Galbraith, le fameux économiste alors (en 1945) très actif dans l'administration Roosevelt puis Truman sur les questions de logistique et d'évaluation stratégique explique que « c'était alors la logique des militaires: nous avons une arme, il faut l'utiliser ». (Bien sûr, cela n'a pas changé.) La pression de la bureaucratie du tout jeune Pentagone pour l'utilisation de la Bombe (pas des chefs militaires, de MacArthur à Eisenhower, qui étaient tous contre) fut considérable, et relayée par le Congrès.
Tous les scientifiques de Los Alamos, y compris les plus “faucons” d'entre eux comme Edward Teller, nous ont dit leur mélange d'enthousiasme et d'effroi devant l'explosion de la première bombe, en juillet 1945 dans le désert du Nevada. Si l'on réfléchit bien, cet effroi devrait plus porter sur le processus ayant permis la confiscation du Manhattan Project par le phénomène bureaucratique, que sur la Bombe elle-même. La Bombe n'importait que dans cette mesure où, par sa puissance absolue, elle installait les détenteurs de sa maîtrise dans une position quasi intouchable. (On sait qu'à Los Alamos, lors du développement de la Bombe et à mesure que ce développement approchait du terme, le patron de l'aspect sécurité, le relais du Pentagone auprès des scientifiques, le général Leslie Groves, prenait un ascendant irrésistible sur le véritable patron de l'entreprise. Ce n'était plus qu'une question de temps pour que Robert Oppenheimer soit soupçonné d'être un agent des Rouges.)
Le diable “sorti de sa bouteille”, c'est la bureaucratie placée en position maîtresse dans un pays (les USA) qui n'a pas de puissance régalienne intrinsèque pour permettre à la direction politique de maîtriser cette situation. Par conséquent, la question du sens disparaît, et la logique devient celle qui est joliment résumée par ce jeu de mot autour du nom de code de l'opération lancée contre le Panama en décembre 1989, Just Cause devenant par jeu de mots ironique Just Because...
Ainsi le secrétaire à la défense des États-Unis a-t-il parfaitement compris, le 10 septembre 2001, de quoi il s'agissait. Il s'est créé à partir de 1942-45, — et le meilleur exemple de cette création est paradoxalement le Manhattant Project qu'on croyait dans les mains des seuls scientifiques, — une énorme puissance mécaniste qui s'affirme comptable de nulle autorité en réalité, dans la mesure où sa référence est la sécurité nationale. Elle ne s'intéresse plus à la cause des choses, ni celles de la politique ni celles des armes de cette politique. Elle ne s'intéresse qu'au “comment” (comment faire plus, plus gros, plus puissant, plus sophistiqué, etc.) sans s'intéresser au sens des choses. “The Beast” est née.
En un sens, on peut établir une filiation entre la bureaucratie soviétique et le modèle de la bureaucratie américaniste de sécurité nationale. La proximité des deux systèmes se trouve dans leur absence de légitimité. La bureaucratie soviétique est née de la prise du pouvoir par un “parti” qui, par définition, refusa toujours de se présenter comme un État, avec l'idée de transcendance qu'implique ce mot dans sa définition la plus haute. La bureaucratie américaniste de sécurité nationale est née dans un système qui, par essence, dès sa conception, écarte l'idée d'une transcendance qui donnerait l'autorité suprême à un État dans sa définition la plus haute ou à son représentant. La “présidence impériale” (depuis Roosevelt) a fait illusion; le soi-disant “homme le plus puissant du monde” est un homme qui se place à la confluence d'un grand nombre de groupes d'influence dont aucun n'a à voir avec une transcendance d'État.
Bien sûr, ce qui sépare la bureaucratie américaniste de sécurité nationale de son inspiratrice soviétique, c'est sa sophistication, sa maîtrise de la puissance de la technologie, tout ce qui fait dire à Rumsfeld, le 10 septembre 2001:
« Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. »
Ce jugement est également justifié par la puissance de cette bureaucratie, et, cette fois, en tant que caractère d'une légitimité même s’il s’agit d’une légitimité fabriquée.
Le Manhattan Project, à l'origine, lui a donné les composants de cette puissance: légitimité du monde scientifique et du combat anti-fasciste, légitimité de la connaissance et de la puissance absolue du produit de cette connaissance. Dès 1947-48, avec les débuts de la Guerre froide, devant un danger à la fois stratégique et idéologique décrit comme sans précédent, la bureaucratie de sécurité nationale devint l'emblème, le porte-drapeau et la seule référence du patriotisme. Elle se drapa dans la bannière étoilée. La messe était dite.
S'étant installée dans le champ d'une légitimité fabriquée dans un système qui rejette la primauté transcendantale de la légitimité, la bureaucratie de sécurité nationale joue de toute la puissance de cette légitimité sans pouvoir jamais être mise en accusation. On ne peut accuser la bureaucratie d'abus de pouvoir, ni de “coup d'État” alors qu'elle est l'un et l'autre en permanence.
Le seul qui a été assez loin sur le chemin d’une mise en cause c'est Rumsfeld, répétons-le, mais sous une forme qui lui fait perdre d'avance son combat: Rumsfeld ne pouvait opposer à la légitimité usurpée de la bureaucratie de sécurité nationale une légitimité transcendantale qui n'existe pas. Il se contenta d'en faire un “Ennemi” plus terrible que celui de la Guerre froide. C'était perdu d'avance, même sans le coup du sort du 11 septembre 2001 qui expédia le beau discours aux oubliettes de l'Histoire. L'on sait d'ailleurs que l'audacieux Rumsfeld est en même temps l'archétype de l'homme du système, et cette contradiction vouait son entreprise à l'échec. De même, elle voue à l'échec sa tentative actuelle, faite sous la pression de l'urgence des chiffres et des budgets devenus fous et qui, par instants, menacent l'édifice d'un effondrement vertigineux. (Certes, cela explique l'importance du Moment, qui justifie qu'on s'attache au cas de la bureaucratie de sécurité nationale. La différence avec le cas précédent [Rumsfeld et son discours génial du 10 septembre 2001], c'est qu'il y a la pression de la réalité et la panique des hommes du système. C'est pourquoi nous sommes fondés à envisager qu'il s'agit du Moment de vérité.)
Par conséquent, la définition fondamentale de cette énorme puissance, de ce pouvoir sans égal qu'est la bureaucratie de sécurité nationale, c'est le rejet absolu de la caractéristique même de tout pouvoir acceptant sa spécificité: la responsabilité. La bureaucratie de sécurité nationale est irresponsable par essence. On peut lui reprocher la gabegie, l'incompétence, la corruption, le gaspillage, etc.; à tous ces chipotages de comptables qui n'osent (et ne peuvent) avancer l'argument fondamental de l'usurpation, elle répond: sécurité nationale, c'est-à-dire patriotisme, c'est-à-dire bannière étoilée qui claque au vent de la liberté. Quel parlementaire oserait s'opposer à cela?
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