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147116 mai 2013 – Parlons d’un des multiples scandales qui secouent aujourd’hui Washington et l’administration Obama... L’affaire de l’espionnage effectué par le FBI sur un nombre élevé de journalistes d’Associated Press (une vingtaine et plus), pendant le temps d’au moins deux mois (avril-juin 2012), à propos d’un reportage sur l’action de la CIA au Yemen au printemps 2012, est en passe de prendre, comme une traînée de poudre, une place historique dans le catalogue des scandales opposant le gouvernement US et la presse. L’émotion soulevée par cette affaire est considérable, et c’est l’histoire sacrée (narrative ou pas) de la Grande République qui en prend note. Cette affaire est instantanément considérée comme une attaque sans précédent (y compris l’époque Nixon) contre le fondement de l’architecture juridique et morale construite autour du concept légal de l’américanisme, – essentiellement, le Premier amendement de la Constitution établissant la liberté de la presse, – ceci étant admis que la presse est conçue dans l’esprit de la tradition de l’américanisme comme le véritable contre-pouvoir face aux risques d’abus par le pouvoir politique.
Nous sommes ici dans un domaine délicat, parce qu’entre vérité de situation et ce qu’on devrait nommer dans ce cas, malgré l’aspect de contradiction en soi de l’expression, “vérité d’apparence” – ou narrative de l’idéologie de l’américanisme. La vérité de la situation est que, dès l’origine même, l’américanisme est une tromperie constante, et son architecture institutionnelle par rapport à la vérité historique porte toutes les marques de cette tromperie. (C’est-à-dire que la presse institutionnalisée, ce que nous nommons “presse-Système” dans notre jargon, est partie prenante de la tromperie, et partie prenante et active à la fois. Même des affaires comme le Watergate n’ont pas démenti cela, ni même n’en ont constitué l’exception, lorsque l’on connaît les tenants aboutissants du cas.) Cette situation n’a fait qu’empirer ces dernières années dans une mesure extraordinaire, et l’on connaît la complicité formidable existante entre le Système et la presse-Système... A côté de cela, quoiqu’on en veuille et pense, trône la narrative du Système et de l’américanisme, qui est l’affirmation de certains principes qui ne sont jamais appliqués mais dont leur vérité d’apparence est une chose sacrée. (Qu’importent la faiblesse et la pauvreté de la “vérité” et de la “chose sacrée” dans ce cas, seul compte pour cette circonstance de notre commentaire l’effet sur les psychologies imprégnées de cette pauvreté.) C’est pourquoi nous sommes dans un domaine délicat : quoique vous pensiez de la presse-Système, nous sommes dans une vérité, – ce scandale concernant une tromperie générale où tout le monde est complice de tout le monde à un moment ou l’autre, est néanmoins le scandale d’une vérité bafouée. Du point de vue du Système, – et c’est bien le centre de notre intérêt, – c’est un tremblement de terre. (Un de plus, dira-t-on également, car il n’en manque pas, ces derniers temps, à Washington.)
... Les réactions sont alors une mesure de l’ampleur du scandale qui, soudain, embrase l’administration Obama. Nous donnons celles de spécialistes du domaine, d’autorités dans ce domaine, qui nous sont peu connues, – mais en sachant qu’elles représentent un poids certain et qu’elles expriment un sentiment général qui, aujourd’hui, bouleverse l’establishment de l’américanisme, donc le Système lui-même. Il s’agit bien d’une attaque, et sans doute la plus violente (et la plus maladroite ? On verra plus loin), portée contre le symbolisme sacralisé du Système, par le Système lui-même ; et une attaque qui ne se dissimule même pas puisque le scandale éclate avec les révélations de AP (lundi) qui sont aussitôt confirmées officiellement, avec une lettre (mardi) du ministre de la justice Holder à AP, avec l'exposition publique de la méthodologie du FBI ayant collecté auprès des sociétés téléphoniques le relevé des centaines, voire des milliers d’appels des journalistes d’AP concernés, durant la période concernée... (Vous humez déjà cette situation désormais classique de l’enchaînement de la surpuissance [l’ampleur et l’infamie de l’enquête du FBI] et de l’autodestruction [l’enquête aboutissant au scandale].)
• Arnie Robbins, directrice de l’American Society of News Editors : «On the face of it, this is really a disturbing affront to a free press. It’s also troubling because it is consistent with perhaps the most aggressive administration ever against reporters doing their jobs—providing information that citizens need to know about our government.»
• Floyd Abrams, avocat spécialisé dans le Premier Amendement, défenseur du New York Times contre l’administration Nixon dans l’affaire des Pentagon Papers (1971) : «The norm… was for the government to ask the press organization for information and to pursue them in court when they didn’t receive it. The notion of avoiding any First Amendment resolution by the courts by going right to the telephone company with no notice to the press organization is outrageous.» (Pour un autre avocat du New York Times, pour cette affaire historique des Pentagon Papers, Obama est bien pire que Nixon dans ses attaques contre la liberté de la presse et la liberté de parole. [Voir le New York Observer, le 15 mai 2013.])
• Le Reporters Committee for Freedom of the Press écrit au secrétaire (ministre) à la justice Eric Holder, principalement mis en cause : «In the thirty years since the Department issued guidelines governing its subpoena practice as it relates to phone records from journalists, none of us can remember an instance where such an overreaching dragnet for news gathering materials was deployed by the Department, particularly without notice to the affected reporters or an opportunity to seek judicial review. The scope of this action calls into question the very integrity of Department of Justice policies toward the press and its ability to balance, on its own, its police powers against the First Amendment rights of the news media and the public's interest in reporting on all manner of government conduct, including matters touching on national security which lie at the heart of this case.»
De très nombreux articles sont consacrés à cette affaire, bien entendu, qui implique le ministre de la justice Holder, qui est déjà marquée officiellement par une lettre d’une violence rare du directeur général de Associated Press à ce ministre. La Maison-Blanche affirme qu’elle n’était pas au courant ; le ministre Holder, qui est un des principaux faiseurs de “coups bas” de l’administration Obama, tente de se dégager de toute implication en affirmant qu’ayant été “interrogé” par le FBI sur l’affaire, il ne peut avoir de position de responsabilité et doit se cantonner dans une complète neutralité. Le Congrès s’émeut diablement, y compris du côté démocrate, notamment parce qu’un des postes d’AP dont le FBI a eu la liste d’appel est le bureau Associated Press de la Chambre des Représentants. (Le Congrès a auditionné hier Eric Holder, sur cette affaire d’AP et sur les autres scandales en cours, comme le rapporte le Guardian le 16 mai 2013.) Sur l'affaire en général, on peut lire l’article de John Glaser, d’Antiwar.com ce 15 mai 2013, celui de Barry Grey, de WSWS.org ce 15 mai 2013, ceux de Russia Today, reprenant l’affaire FBI/AP ce 15 mai 2013 et interviewant Caleb Maupin, de l’International Action Center, également ce 15 mai 2013...
Maupin affirme notamment : «This is an act of intimidation against the Associated Press. It was a real fear in the House of Power, which includes both the Democrats and the Republicans, that the press might start doing its job and actually speaking truth to power, actually exposing some of the crimes that have been committed.
»The Union campaigns in the early ’20s were aided by the fact that the press exposed the horrendous conditions the US workers were working under. The Civil Rights movement was aided by the fact what was happening in the US south and the horrors of Jim Crow apartheid in the US. So there is a real fear that the press will start doing its job and tell the truth what goes on in the US society. They want to threaten and intimidate journalists and keep that from happening – that is what’s behind this.»
Comme c’est souvent le cas, Glenn Greenwald offre un dossier remarquable sur cette affaire, farci de références avec les liens nécessaires, avec une exposition très complète des faits, dans sa chronique du 14 avril 2013. Greenwald montre bien combien et comment il s’agit d’une attaque contre les “sources” d’une catégorie spécifique, – ces “sources” très spécifiques désignées “whistleblowers”, dont la traduction française (“dénonciateurs”) expose une connotation beaucoup trop négative, voire déshonorante, alors qu’il s’agit au contraire de dénoncer les abus dissimulé et immensément coupables de la puissance publique, – en l’occurrence, pourrait-on dire, du Système, même si cette “dénonciation” va paradoxalement vers des organes de la presse-Système. (Daniel Ellsberg, l’homme qui “fuita” les documents du Pentagone, est l’archétype héroïque du dénonciateur vertueux. Assange et Mannings le sont pour le temps présent. Au contraire du “dénonciateur” dans son sens français, au contraire des “délateurs” du temps du McCarthysme, le “whistleblower” est le héros de nos temps sombres et marqués par l’inversion.)
Greenwald estime l’action du département de la justice contre AP et contre la liberté de la presse “extrême et dangereuse”. On cite plusieurs passages de son texte qui permettent de situer l’intensité du propos autant que la tension qui a aussitôt caractérisé cette affaire. De plus, ces extraits permettront de mieux comprendre les circonstances, tenants et aboutissants, etc.
«What makes the DOJ's actions so stunning here is its breadth. It's the opposite of a narrowly tailored and limited scope. It's a massive, sweeping, boundless invasion which enables the US government to learn the identity of every person whom multiple AP journalists and editors have called for a two-month period. Some of the AP journalists involved in the Yemen/CIA story and whose phone records were presumably obtained - including Adam Goldman and Matt Apuzzo - are among the nation's best and most serious investigative journalists; those two won the Pulitzer Prize last year for their superb work exposing the NYPD's surveillance program aimed at American Muslim communities. For the DOJ to obtain all of their phone records and those of their editors for a period of two months is just staggering. [...]
»The key point is that all of this takes place in the ongoing War on Whistleblowers waged by the Obama administration. If you talk to any real investigative journalist, they will tell you that an unprecedented climate of fear has emerged in which their sources are petrified to talk to them. That the Obama administration has prosecuted double the number of whistleblowers under espionage statutes as all previous administrations combined has already severely chilled the news gathering process. Imagine what message this latest behavior sends to journalists and their sources: that at any moment, the phone records of even the nation's most establishment journalists can be secretly obtained by the DOJ, which has no compunction about doing so even in the most extreme and invasive manner. [...]
»Meanwhile, CNN's Wolf Blitzer, showing off the tough adversarial journalistic spirit for which he's so rightly celebrated, actually went on the air and said this: “Although if you look it from the other side, if there was a serious leak about an al-Qaida operation or whatever, they're trying to find out who may be leaking this information to the news media, do they occasionally have the right to secretly monitor our phone calls?”
»Can you imagine what it's like to be an Obama official and – in the wake of these revelations – sit back and watch one of the nation's most celebrated journalists instantly suggest that the perhaps the US government should be monitoring his phone calls with his sources? Or watch progressives who spent the Bush years shrieking and convulsing at every story of secret Bush surveillance actions instantly attempt to justify what you've done before you've even done so yourself? And can you imagine the personality attributes that cause someone to read a story about a massive intrusion into journalists' communications with their sources and have your first instinct be to attack the targeted journalists and defend the US government?
»That is why this is permitted to happen. During the Bush years, there were several similar reports of DOJ acquisition of journalists' phone records: I'll wager anything that not a single progressive site or prominent Democrat ever defended any of that or offered neutral "explainers" to provide justifying rationale. And it's hard to express how lame the justifying rationale is. The Obama administration does not mind leaks of classified national security information; to the contrary, they love such leaks and are the most prolific exploiters of them. What they dislike are leaks that they don't approve and/or which don't glorify the president. Their unprecedented attacks on whistleblowers ensures that only the White House but nobody else can disclose classified information to the public, which is another way of saying that they seek to seize the ultimate propaganda model whereby the president and he alone controls the flow of information to the public. That's what their very selective and self-serving war on leaks achieves.»
Le climat est à mesure ... Si nous parlons de l’affaire FBI/AP, c'est parce qu’il nous a fallu choisir et que le cas est en lui-même, spécifiquement, d’un intérêt fondamental. Il y a aussi d’autres scandales en cours comme les suites de l’affaire de Benghazi et les révélations de certaines “cibles” privilégiées pour raisons politiques (Tea Party et parti républicain) des inspecteurs des impôts (IRS ou Internal Revenue Service) ... La pire semaine qu’ait connue l’administration Obama depuis sa mise en place, écririons-nous à l’invitation du Guardian du 14 mai 2013 :
«The row comes as the White House was fighting fires on a number of fronts. It is being pressed by Republicans over details of how the White House and State Department handled the aftermath of last year's attack on the diplomatic mission in Benghazi that left four Americans dead. More damaging still is a fast-growing scandal over the Internal Revenue Service, whose officers targeted conservative groups seeking tax-exempt status.
»It is shaping up as one of the worst weeks in office for Obama since he became president in January 2009. Asked about criticism that Obama could now be compared to Nixon and Watergate, [White House spokesman] Carney said: “People who make this kind of comparison need to check their history.”» Nous “checkons”, Carney, nous “checkons”, mais “notre histoire” n’est peut-être pas la même que la sienne ...
Soudain, paraît-il, selon Greenwald dans son second dossier consécutif (le 15 mai 2013) sur la question des scandales de Washington, cette fois du point de vue du ton de la presse vis-à-vis d’Obama, – il paraît que la presse-Système a adopté un ton extraordinairement critique, rappelant effectivement l’époque Nixon. L’ombre du Watergate est partout.
Si l’on considère la dimension qu’elle a instantanément prise, il est donc probable que l’on ait l’occasion de revenir sur la substance spécifique de cette affaire, – c’est-à-dire sur les circonstances spécifiques qui y conduisirent (de l’action de la CIA au Yemen à l’enquête du FBI sur les journalistes d’AP), et surtout sur les suites qu’on peut envisager au niveau de la situation politique washingtonienne. Cette remarque est d’autant plus acceptable, certes, que les autres scandales, dont celui de l’IRS, sont très actifs et confondent leurs effets pour entretenir un climat d’une tension désormais très grande qui menace l’équilibre de l’administration Obama. De toutes les façons et au point où elle se trouve, il nous paraît manifeste que l’intérêt de l’affaire FBI/AP ne se trouve justement pas dans son contenu dans l’état actuel, qui reste une question circonstancielle sans aspects particulièrement intéressant pour notre propos général. Nous devons plutôt nous concentrer sur la forme même de cette affaire, sur sa structure, sur les circonstances de fonctionnement du scandale, les effets entraînés par les mécanismes mis en marche, les personnes impliquées ou non impliquées et ainsi de suite ; surtout, sur ce que tout cela nous montre du Système, de son fonctionnement ou, peut-être plus opportunément dit, de son dysfonctionnement...
La structure et la forme de l’attaque de la part du FBI est massive, presque grossière, nous dirions même : presque provocatrice ... Or, il n’y a personne à provoquer de cette façon sensationnelle, exposée à la vue de tous, et qui soudain, par effet contradictoire, habille de la vertu du Premier Amendement tout “dénonciateur” en puissance. Nous observerions que cette méthode est loin, très loin d’être idéale pour la terrorisation des psychologies que nombre de commentateurs (Maupin, Greenwald, etc.) voient comme but de l’administration. (Il s’agirait de terroriser les psychologies pour interdire les fuites plutôt qu’avoir à les colmater.) De toutes les façons, on comprend bien que cette terrorisation existe très fortement depuis 9/11, expliquant l’alignement remarquable de constance et de rectitude de la presse-Système sur la narrative officielle. (D’une façon révélatrice, on pourrait noter que le reportage d’AP ne dénonçait pas tant les méthodes du gouvernement puisqu’il ne niait pas que le but était de prévenir une attaque terroriste pour le premier anniversaire de la narrative de la mort de ben Laden, – opération d’ailleurs réussie selon cette logique de l'enquête puisque l’attentat n’a pas eu lieu. D’ailleurs, AP a toujours été dans la ligne-Système, nul n’en doute et certains prennent un peu de temps pour rappeler cette évidence, – voir Nature News du 15 mai 2013.)
Aussi dirions-nous que, si terrorisation il y a, elle se trouve plutôt dans les psychologies des acteurs du gouvernement, au ministère de la justice, et surtout bien sûr au spécialiste de la chose qu’est le FBI, dans la façon qu’ils ont de sur-réagir à certaines situations, sinon à toute situation nouvelle qui s'offre à eux. Cette terrorisation est elle-même un pur produit du Système, qui l’instille dans les psychologies des directions et des élites qui sont à son service, qui suscite et favorise des sur-réactions, qui installe des procédures et des masses de matériels et de moyens poussant eux-mêmes, dans une sorte de cercle vicieux, à cette sur-réaction. Ainsi irions-nous jusqu’à avancer l’hypothèse qu’il y a dans la méthode si grossière de surpuissance du FBI contre une “AP-pourtant-innocente” une autre forme du “déchaînement de la Matière” dont nous avons vu une manifestation précédente et remarquable pour cette séquence d’événements, avec l’affaire de Boston. (Voir le 23 avril 2013.). Ce déchaînement se fait ainsi à partir de sa propre capacité de surpuissance du Système, sans aucun intérêt pour la cause de déchaînement, même s’il s’agit d’une évidente innocence-Système (dito, AP).
Ces observations nous conduisent alors à mettre en cause directement la dynamique du Système dans cette affaire, avec les divers acteurs plus ou moins complices, plus ou moins entraînés dans cette dynamique, etc. Certes, l’on sait bien que l’administration Obama fait la chasse aux whistleblowers, plus qu’aucune autre administration avant elle, mais nous pouvons renverser simplement la remarque en observant qu’il s’agit aussi bien de l’effet de l’arrivée du Système jusqu’à son régime de surpuissance. Les tendances au secret, les tendances au cloisonnement, aux restrictions par tous les moyens à l’information, donc les tendance à la chasse aux whistleblowers, sont évidemment des tendances-Système, ou des tendances naturelles du gouvernement monstrueusement grossies par la pression du Système. Le déchaînement qu’on relève, effectivement “déchaînement de la Matière”, se retrouve dans ce type d’investigations massives lancées par le FBI. Cela nous conduit à observer que l’affirmation de la Maison-Blanche selon laquelle elle n’était pas au courant peut être parfaitement sincère dans le schéma que nous envisageons, – tout en observant que cela n’exonère personne de rien du tout, puisqu'il nous paraîtrait complètement déraisonnable et irréaliste d’espérer que la Maison-Blanche aurait ou a pu ou voulu faire quelque chose contre cette opération du FBI si elle avait été ou si elle était au courant.
Au reste, on trouve dans la vigueur de l’attaque contre les méthodes, ou la méthodologie du journalisme US, au travers de l’attaque contre les “sources” (les whistleblowers sont d’abord des “sources”), cette même surpuissance qui entraîne l’autodestruction. Cette attaque met en question à la fois le fonctionnement et la cohésion du système journalistique US (presse-Système, cela va sans dire), qui est dans la situation qu’on connaît un atout formidable pour le gouvernement et le Système. L’enquête que faisait AP ne nous paraît en aucune façon, au contraire de ce qu'affirment certains commentateurs, l’indice d’une évolution du journalisme US vers plus d’indépendance mais plus simplement le travail habituel du journalisme US. Même quand il s’agit de renforcer une narrative du Système, le journalisme US, qui tient à sa réputation de professionnalisme, fait son enquête et consulte ses “sources”...
La “méthode”, ou la méthodologie, du journalisme US, c’est l’appel aux sources. Cette méthode en théorie vertueuse est absolument nécessaire, à cause de la structure du pouvoir américaniste qui est totalement anti-régalienne ; il n’existe donc aucun concept d’une sorte de “vérité de référence” (ou de “vérité historique”, ou de “vérité intuitive”) qui soit acceptable puisqu’il n’existe aucune vertu régalienne du service de l’Etat, puisque la notion d’État au sens très français du terme n’existe pas. (On retrouve dans cette complète contradiction autour du fait régalien entre les conceptions françaises et les conceptions américanistes, les mêmes contradictions qu’entre le terme “dénonciateur” français et le terme anglo-américain de whistleblower.)
Pour le journaliste, américain comme américaniste, la “vérité” doit être recherchée par conséquent par l’enquête individuelle contre le gouvernement et toutes les formes de pouvoir établi, au fond selon les normes individualistes caractérisant ce système de l’américanisme et le Système lui-même... Répétons-le, tout cela est pure théorie, sinon narrative du contraire de la vérité de situation ; la presse-Système a toujours, par définition, suivi le Système, et aujourd’hui plus que jamais, et par conséquent la “vérité officielle” qu’on devrait baptiser vérité-Système, et sa révérence devant les pouvoirs établis dont le gouvernement est constante. Mais il importe qu’elle le suive par “ses sources”, – y compris celles qu’on invente éventuellement, – qui assurent la fiction de la vertu journalistique. En attaquant les whistleblowers, le gouvernement ne peut éviter d'attaque le principe même des “sources”, c’est-à-dire qu’il attaque volens nolens la vertu d’apparence du journalisme qui le sert si grandement, puisque cette vertu adoube d’une sympathique vérité d’apparence la narrative officielle que développe la presse-Système.
La situation est si anarchique et si contradictoire, comme d’habitude désormais, qu’avec cette attaque, le gouvernement se tire dans ses propres pieds (une fois de plus, et toujours en croyant qu’il s’agit de ceux des autres). Comme le note Greenwald, “les sources” et “les fuites” sont un des principaux moyens de fonctionnement de la communication de l’administration Obama, – cela, bien plus que tous ses prédécesseurs. (Greenwald le note justement : «The Obama administration does not mind leaks of classified national security information; to the contrary, they love such leaks and are the most prolific exploiters of them. What they dislike are leaks that they don't approve and/or which don't glorify the president.») On peut même avancer l’hypothèse que cette façon de lutter contre le recours aux sources qui est la méthodologie normale du journalisme, risque de provoquer très rapidement si ce n’est déjà fait un certain reclassement, éventuellement vers une certaine clandestinité de méthode, dans le chef de certains journalistes-Système désirant tout de même faire leur travail selon leurs normes professionnelles. C’est le sens de l’exclamation du commentateur Matt Drudge (Drudge Report), sur son tweeter, le 14 mai : «Warning to reporters and sources: Assume all your communications are being monitored. Time to move back to the parking garage.» (“... Partez du principe que toutes vos communications sont sur écoute. Il est temps d’en revenir au parking souterrain”, – allusion à la méthode de travail de Bob Woodward et Carl Bernstein durant l’affaire du Watergate, lorsqu’ils rencontraient leur principale “source”, affublée du nom-code de Deep Throat” [“Gorge profonde”], dans un parking souterrain, parce que la source avait exigé une telle méthode pour sa sécurité, à cause de sa position au sein du gouvernement.)
Puisque l’allusion au Watergate y convie, la question, exotique et subsidiaire en apparence mais pas si inutile après tout, est de savoir si la paranoïa de Nixon (manie de la persécution), qui en fit un grand adversaire de l’establishment journalistique, des “sources” et des “fuites”, et entraîna sa chute, ne se retrouve pas dans la paranoïa d’Obama (manie du narcissisme ou de l’idolâtrie du président), ce qui contribuerait à suivre et à renforcer l’action-Système qu’on a décrite plus haut, et à réagir d’une façon maladroite aux effets de cette action. L’hypothèse est intéressante dans ce qu’elle nous permet de nous référer à ce côté “humain, trop humain” dont tous les serviteurs du Système, même les plus cool, sont chargés comme des mulets ; et elle est intéressante parce qu’elle nous garantit une constance dans l’erreur remarquable de la part d’une administration menée de main de maître par un chef d’une intelligence aussi rare. Partout dans ce qu’il reste de structure dans les pouvoirs, le Système règne, et toutes les vertus de ceux qui sont nécessairement ses serviteurs sont mises à son service.
Nul ne sait, en vérité de situation, ce que deviendra cette affaire qui a éclaté dans un cadre de tension très favorable à sa prolifération. On doit savoir que sa vérité (d’apparence) est déjà trop saccagée pour qu’elle ne laisse pas des traces puissantes sur l’équilibre washingtonien, sur la situation de la presse-Système comme sur celle de l’administration.