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11 mars 2004 — George Tenet, directeur de la CIA depuis plus longtemps qu’aucun autre de ses prédécesseurs sauf Richard Helms, est un homme habile. Sa durée, justement, le montre. Homme de Clinton, il résiste à l’administration Bush. Même, après avoir été gravement mis en cause, il passe à la contre-offensive ; discrètement, comme à son habitude, mais sans doute avec une idée de rétablir la CIA dans sa position.
Depuis longtemps, on sait que la CIA était, pour le moins, extrêmement réticente à l’encontre d’une attaque contre l’Irak. Certains épisodes semi-publics l’ont montré. Qu’importe, c’est elle qui a dû porter, depuis le début de l’année, l’essentiel de l’opprobre jeté sur le renseignement américain à la suite du constat de l’absence d’armes de destruction massive (ADM). Cela n’empêche que “tout le monde sait” que le renseignement US sur l’Irak est sorti d’une sorte d’“usine” installée au coeur du Pentagone, baptisée un temps OSP (Office of Special Plans, — mais il fut aussi question de l’OSI, autre trouvaille éphémère). Cet organisme est (était ?) entièrement contrôlé par les néo-conservateurs et sa tâche était de fabriquer, pas d’autre mot, de l’information anti-Saddam pour justifier la guerre.
Mardi, Tenet parlait au Congrès, devant le Senate Armed Services Committee. Voici ce qui a été dit, qui expose une affaire précise de fraude caractérisée dans une question de la plus haute importance, avec citation de noms de personnalités d’un très haut niveau. L’information a été donnée sur le site de la chaîne de télévision arabe Al Jazeera et nous en reprenons ci-dessous l’essentiel.
« CIA director George Tenet has revealed that a senior defence official leaked a false intelligence report before the US-led invasion of Iraq, ignoring agency advice.
» Answering questions before the Senate Armed Services Committee on Tuesday, Tenet confirmed that an article in November's Weekly Standard was written by Undersecretary of Defence for Policy Douglas Feith.
» The magazine claimed to have obtained a leaked top-secret document, but the CIA chief admitted the third highest Pentagon official wrote it specifically for publication
» Vice President Dick Cheney then cited the leaked unapproved document as “the best source of information” on cooperation between Saddam Hussein and al-Qaida.
» Michigan's Senator Carl Levin asked the CIA director: “Did the CIA agree with the contents of the Feith document?”
» “Senator, we did not clear the document. We did not agree with the way the data was characterised in that document.”
» Tenet added that the Pentagon had also disavowed the Feith document.
» He had planned to speak to Vice President Cheney about the matter.
» But in an hour of questioning, Tenet said other officials also chose to ignore agency advice. »
Quelques remarques.
• D’abord, ce que dit Tenet, “tout le monde le savait” selon l’expression classique. C’est évident. Mais cette fois, cela est dit officiellement et personne ne réagit (ni Feith, ni le Weekly Standard, ni Cheney, ni le bon Dieu...). Premier point d’une situation extraordinaire.
• Personne ne réagit vraiment, dans tous les cas pour l’instant ... Pour l’instant, en effet, nous avons eu du mal à trouver l’information, à part ce que Al Jazeera en dit. (Ce pourquoi nous publions une partie du texte, façon de dire : mais non, je me pince et je constate que je ne rêve pas.) (Voir aussi le rapport de cette audition et quelques commentaires chez Jim Lobe, sur Antiwar.com.)
• Voici donc cette situation extraordinaire : le n°3 du Pentagone, le vice-président des USA et un hebdomadaire réputé de haute qualité mis en cause directement et officiellement par le directeur de la CIA pour fabrication et diffusion d’un faux qui servit d’argument pour déclencher une guerre. Pourtant, réaction très modérée de notre monde démocratique et libre-informé, à l’heure de la révolution de l’information.
• Désinformation ? Nous ne le croyons nullement. Nous pensons, tout différemment, que trois réactions sont à l’oeuvre : (1) le simple conformisme, assez commun par les temps qui courent (puisque l’information ne fait pas les gros titres, c’est qu’elle n’est pas importante) ; (2) le cynisme teinté de fatalisme (de toutes les façons, tout le monde le sait) ; (3) la frayeur fondamentale devant l’ampleur extraordinaire des dissimulations auxquelles notre système nous conduit, — pas les hommes, pas les esprits machiavéliques au premier chef, mais bien le système d’abord. Nous sommes pris par la logique de notre système virtualiste. De même, le conseiller de Tony Blair qui dit que la crise climatique est bien plus grave que le terrorisme, — une évidence complètement effrayante, —est-il censuré par les services de ce même Tony Blair, puisque Tony Blair, englué dans ses scandales et dans ses visions à la Churchill, continue à nous affirmer que le terrorisme, voilà l’apocalypse.
Il n’empêche, les affirmations de Tenet ont été dites et officiellement actées (comme celles de Sir King, le conseiller scientifique de Blair). Elles vont faire partie du fond de réalités extraordinaires qui ne cessent de s’accumuler sur les dissimulations automatiques et cyniques auxquelles nous contraint notre système virtualiste. Elles vont contribuer à secouer encore plus le système.