Tension dans le Sinaï, circonstances et conséquences

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Tension dans le Sinaï, circonstances et conséquences

On sait que l’accord général de livraison de gaz égyptien à Israël est un des aspects économiques fondamentaux découlant, directement ou indirectement c’est selon, du traité de paix entre Israël et l’Egypte, en 1979. Cet accord, qui avantage unilatéralement Israël, est ainsi perçu, par la population égyptienne, comme un signe concret et infâmant de la subordination de l’Egypte à Israël, style Moubarak, – en plus d’avoir été une source de corruption pour Moubarak lui-même, et son entourage.

…Pourtant, dans l’annonce du 22 avril 2012, l’interruption des livraisons de gaz égyptien à Israël, décidée par la société égyptienne NGH, a été aussitôt présentée comme une décision commerciale, consécutive au refus israélien de payer depuis quatre mois. Le gouvernement israélien a aussitôt insisté pour appuyer cette interprétation, tandis que la compagnie israélienne impliquée (EMG) répliquait que son absence de paiement renvoyait à une dette égyptienne impayée… Enfin, pas tous les membres du gouvernement israélien, ainsi que des hommes politiques hors du gouvernement, comme le rapportait Russia Today (RT) le 23 avril 2012 :

«“This is a dangerous precedent that overshadows the peace agreements and the peaceful atmosphere between Israel and Egypt,” Israeli Finance Minister Yuval Steinitz said. Opposition head Shaul Mofaz called the move “blatant infringement of the peace treaty,” saying it puts the ties between the two countries at their lowest level since the 1979 peace treaty was signed, the Jerusalem Post reports…»

On sait que, selon les plus récents sondages (octobre 2011 pour ce cas), 73% des Egyptiens sont opposés aux termes de l‘accord gazier entre l’Égypte et Israël. On comprend que l’interruption des livraisons, même si elle n’est qu’une affaire commerciale, ou présentée comme telle, a suscité de très nombreuses réactions, voire une tension perceptible dans le public, en Égypte. Le journaliste (britannique) Afshin Rattansi déclare dramatiquement à RT : «This is very serious indeed, and we could be witnessing the beginnings of what could be a war in the Middle East against Zionism. That kind of rhetoric hasn’t been used from either side for decades. People across the Arab world are cheering Today…»

Effectivement, ils furent nombreux, en Egypte, qui, même sans nier une seconde que le cas eût d’abord une dimension commerciale et d’affaire, estimèrent qu'il conduisait irrésistiblement à la réflexion politique, à l’évidence géopolitique. Dans cette circonstance, la communication transmutait effectivement l’événement, en l’habillant d’une signification politique irrésistible. Voici comment Abdel-Rahman Hussein, de EgyptIndependent.com, exprimait la chose, le 23 avril 2012, sous la forme de dire qu’il y a des enchaînements de pensée autant que de sentiments, qui mobilisent le jugement d’une manière irrésistible :

«Yet even if it is a business decision, it will have a political dimension due to the geopolitics of the region. Head of the Human Rights Committee in Parliament Mohamed Anwar al-Sadat from the Reform and Development Party released a statement in which he said that even though the decision was a business one, not political, he welcomed it nonetheless as it was the longstanding will of the Egyptian people to see the end of this deal.»

Allant irrésistiblement dans le même sens, le Parlement égyptien publiait le 24 avril 2012 une déclaration saluant la décision d’“arrêter l’exportation de gaz vers l’entité sioniste”. C’est indubitablement une appréciation à caractère politique. Cette orientation a été accentuée par une déclaration faite par “les actionnaires internationaux” de la société israélienne EMG partenaire de l’accord, qui indiquent clairement quoique implicitement qu’il s’agit d’une décision de caractère politique prise nécessairement par le gouvernement égyptien. (Déclaration faite à Reuters, notamment reprise par EgyptIndependent.com, le 25 avril 2012.)

«The decision to halt Egyptian natural gas exports to Israel was not simply due to commercial differences, international shareholders in the consortium involved said on Wednesday, dismissing claims they were behind in payments. “Any attempts to characterize this dispute as a mere commercial one is misleading,” shareholders in East Mediterranean Gas Company said in a statement to Reuters. “This is a government-backed contract sealed by a memorandum of understanding between Egypt and Israel that specifically refers to the [1979] peace treaty.”»

Effectivement, après avoir écrit que la décision devait être purement commerciale puisque basée sur un accord (de 2005) séparé du Traité de paix de 1979, Issandr el Amrani, du site égyptien libéral The Arabist, était revenu sur le sujet le 24 avril 2012, après avoir consulté le texte exact de l’accord de 2005. Amrani, source sans aucun doute extrêmement modérée, semble désormais estimer qu’il s’agit bien d’une décision qui peut être perçue comme se rapprochant d’une violation du traité de 1979, ou comme une décision impliquant une volonté de révision ou d’abandon de ce traité ; par conséquent, une décision d’une très grande signification politique… «A couple of days ago I blithely stated that Egypt's decision to cancel the agreement it had to supply natural gas to EMG was not a violation of the Egypt-Israel peace treaty. I am now cautiously walking that back; I am not so sure anymore…»

…Mais certes, l’analyse qui nous apporta le plus d’arguments pour alimenter une inquiétude concernant les évènements autour de cette affaire de gaz, mais aussi dans le Sinaï et à la frontière égypto-israélienne (par lesquels transite le pipe-line, déjà attaqué et interrompu quatorze fois depuis le départ de Moubarak), fut celle de DEBKAFiles le 24 avril 2012. DEBKAFiles affirme que Washington travaillait sur une démarche de rapprochement entre l’Egypte et Israël, à la suite d’une tension apparue ces dernières semaines dans le Sinaï, avec des attaques terroristes sur la frontière israélienne, qui conduisirent presque à l’intrusion d’un commando israélien dans le Sinaï contre des terroristes. (Informé de cette intention des militaires israéliens, Netanyahou mit son veto à l’opération.) Dans ce cadre qui précède l’arrêt des livraisons, l’affaire du gaz a aggravé brusquement une atmosphère déjà tendue, au point que certains, selon DEBKAFiles, parlent d’un conflit possible et d’une frontière (l’égyptienne) plus dangereuse pour Israël que l’Iran soi-même…

• Côté égyptien… «Monday night, April 24, the Obama administration stepped in to damp down the military frictions developing between Jerusalem and Cairo, which were fanned further this week by a dispute over the suspension of Egyptian gas to Israel. Earlier that day, the Chairman of Egypt’s Supreme Military Council, SCAF, Field Marshal Muhammad Tantawi said: “If anyone comes near Egypt’s border, we will break their leg.” Egypt’s Second Army chief, Gen. Muhammad Higazi added: “Aggressors should reconsider before thinking of attacking any part of Egyptian territory.”

»Their remarks, delivered during a live fire exercise, Nasr 7, conducted by the Second Egyptian Army in Sinai, were clearly addressed to Israel and the IDF…»

• Côté israélien… « That said, Israel too must share some of the blame for the rising tensions this week, most particularly, remarks made by Foreign Minister Avigdor Lieberman. In an interview he gave Monday, April 23 during an official visit to Baku, Azerbaijan, Lieberman declined to repudiate his previous remark that the threat to Israel coming from Egypt was even graver than the threat from Iran.

»Nor did the minister confirm or deny reports that the Foreign Ministry had handed Prime Minister Netanyahu a working paper recommending the reconstitution of the pre-peace pact’s Southern Army and deploy its seven divisions on the Egyptian border – as they were during the decades when the two countries were at war. Only one IDF combat divisions currently guards the border. It too was only posted there after terrorists crossed in from Sinai on Aug. 26, 2011, attacked Eilat highway traffic and murdered eight Israelis. Chief of Staff Lt. Benny Gantz commented at the time that the border with Egypt was no longer a frontier of peace but of menace.»

… Comme on en a pris l’habitude avec l’Egypte et les relations égypto-israéliennes depuis la chute de Moubarak, la situation est caractérisée par la confusion. Il y a confusion au niveau intérieur, avec un pouvoir faible et en théorie temporaire, celui des militaires du SCAF qui veulent à la fois ne pas rompre avec les USA (donc avec Israël) et à la fois satisfaire une opinion publique extrêmement hostile à Israël dans le cadre du climat et des dispositions existantes durant les années Moubarak, ; et c’est bien entendu le cas du traité de paix de 1979 et de tout ce qui en découle, qui est détesté d’abord dans ses termes même, parce qu’il est perçu comme unilatéralement favorable à Israël. Il y a confusion du côté israélien parce que la direction politique (Netanyahou-Barak), perçue en général comme absolument extrémiste (sur l’Iran), est, dans le cas égyptien et à l’inverse, complètement modérée, sinon “apaisante” dans le sens d’une position d’apeasment (type-munichois, si l’on veut utiliser une image courante et infamante, qui est le fait de ceux qui dénoncent cette attitude de Netanyahou-Barak). Ainsi, dans tous les cas, en est-il perçu du côté de certains membres du gouvernement (le ministre des affaires étrangères Lieberman) et de l’opposition, qui rechignent à suivre cette ligne officielle ou la dénoncent purement et simplement.

On aboutit à une situation extrêmement contrastée, entre la façon dont elle est présentée par des canaux de communication incertains et hésitants, peignant une situation où domine une volonté, sinon de brouiller les cartes, dans tous les cas d’éviter la dramatisation tout en tenant à certaines dispositions sur le terrain. Le résultat est que le caractère contrasté aboutit à la confusion qui, lorsqu’un événement plus marqué se produit, fait prendre conscience de la tension très forte qui est installée entre les deux pays, selon la vérité de la situation. Ainsi découvre-t-on, à l’occasion de la décision de suspension des livraisons de gaz, que la situation réelle dans le Sinaï était très tendue depuis quelques semaines, au point où les USA projetaient d’intervenir pour tenter de l’apaiser. Dans ce cas, la décision de suspension des livraisons prend aussitôt un caractère dramatique, même si l’on persiste officiellement à la présenter comme une décision commerciale ; et elle n’est plus, de facto, dans la perception qu’on en a, une décision commerciale mais bien une décision politique de durcissement de l’Egypte vis-à-vis d’Israël.

C’est une occurrence typique des relations entre deux pouvoirs faibles (y compris l’israélien dans ce cas), débordés par d’autres centres de pouvoir, ce qui est l’expression de cette situation de la situation politique générale aujourd’hui, caractérisée par la dissolution et la dispersion. Dans le climat général de tension, de revendications, etc., cette situation incertaine et faussaire ne durera plus très longtemps. Du côté israélien où l’on ne cherche que la poursuite des conditions de l’ère Moubarak, on est sur une défensive complète, consistant à tenter de parer avec le moins d’éclat possible les conséquences des évènements venus de l’autre côté. Du côté égyptien, des évènements vont conduire nécessairement à une clarification qui ne pourra être autre que la prise en compte de l’antagonisme établi entre les deux pays, et notamment sur l’argument d’un traité de paix qu’une très grande majorité d’Egyptiens, et par conséquent de dirigeants égyptiens, rejettent dans ces termes.

Comme cette situation fausse interdit des arrangements et des modifications du traité qui reviendraient à reconnaître cette réalité du déséquilibre des relations entre les deux pays qu’on veut cacher, le résultat sera nécessairement la mise en cause, non plus des dispositions du traité, mais du traité lui-même, – l’acte même de rupture entre les deux pays, que les deux directions actuelles craignent par dessus tout. (Le principe est ici qu’en voulant repousser les conséquences de la vérité centrale d’une situation déséquilibrée, on obtient involontairement l'apparition au premier plan de cette vérité centrale, en l’occurrence le déséquilibre du traité lui-même, et donc le cas du traité.) Ces évènements du côté égyptien, – et l’on ne parle ici que de ceux qui sont attendus ou prévisibles, – sont l’élection présidentielle, qui implique une évolution de la situation politique et, surtout, le probable départ à la retraite (en septembre) de certains des principaux dirigeants militaires hérités de l’ère Moubarak. Ces vieux chefs de l’ère Moubarak seront remplacés par de nouveaux chefs plus jeunes, dont on dit qu’ils sont plus proches des revendications issues des évènements de janvier-février 2011, et des milieux islamistes égyptiens, et qu’ils représentent une génération de jeunes officiers de l’armée également inclinés vers cette position nouvelle de protection des intérêts nationaux et de la souveraineté du pays.


Mis en ligne le 26 avril 2012 à 06H52