Tête baissée

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Tête baissée


12 mars 2008 — Gageons, sans risque excessif, que l’article publié par le ministre français des affaires étrangères (“et européennes”, précise-t-on), notamment dans Le Monde le 11 mars et dans l’International Herald Tribune le 10 mars, représente pour le citoyen du monde Bernard Kouchner un paroxysme de satisfaction intellectuelle. Accorder dans un bel élan l’ingérence humanitaire, la défense européenne et l’amitié indéfectible avec les USA, il n’y a pour lui pas de menu plus complet, plus goûteux et plus vertueux.

L’article suit d’une part des élans oratoires de la pétulante Victoria Nuland, ambassadrice des USA à l’OTAN (voir notre Bloc-Notes du 23 février, notant les premières déclarations de Nuland); d’autre part, tel ou tel article de la presse MSM française nous expliquant comment il faut penser. Prenons l’article de Laurent Zecchini, du Monde du 29 février (accès désormais payant), – notamment lorsqu’il cite tel ou tel responsable diplomatique français dont on ne peut mettre en doute la sagacité à longue vue, nous parlant d’un «signal fort de la part de Washington, celui que nous attendions. C’est un écho positif aux propos que le président Sarkozy a tenus à Washington…» ; ou bien Zecchini lui-même, s’interrogeant simplement pour savoir si l’on ne se trouve pas «à quelques mois d’un “printemps” transatlantique», – comme d’autres parlaient, in illo tempore, du “printemps de Prague”.

Ce qui nourrit le commentaire satisfait, c’est que Nuland a dit «que l’Europe doit pouvoir “agir de manière indépendante”, en préservant son “autonomie” de décision». Ou encore : «Nous devons réfléchir, nous entraîner et agir ensemble, tout en préservant l’autonomie de chaque institution.» Autre motif de satisfaction: Nuland est allée à Londres pour «répéter ce message», ce qui, selon la logique même, doit assurer Paris du concours des Britanniques dans les entreprises européennes.

Tout cela étant acquis et bien acquis, étant admis également que cette description idyllique doit entraîner les hésitants, qu’on espère que ceux qui ne dépensent rien pour la défense se décideront à la faire, etc., vient la péroraison du ministre. Elle sonne nécessairement comme “le meilleur des mondes” euro-atlantiste. Nulle surprise.

«La France étant l'un des principaux contributeurs aux opérations de l'Union européenne comme de l'OTAN, elle a plus que d'autres intérêt à ce que les deux organisations travaillent mieux ensemble. Les positions exprimées par le président Sarkozy à l'automne 2007 sont sans ambiguïté : promoteur infatigable de la défense européenne, notre pays est en même temps, nul ne saurait l'oublier, un membre incontournable de l'OTAN, dont il a commandé les forces à plusieurs reprises, au Kosovo et en Afghanistan en particulier. Notre nouvelle approche de l'OTAN n'est pas un alignement, mais une dynamique européenne renforcée.

»Certains prétendent que les Etats-Unis resteraient opposés à l'Europe de la défense, car celle-ci affaiblirait l'OTAN. Cela ne semble plus vrai. Les récentes déclarations de hauts responsables américains, à Paris et à Londres, indiquent que Washington, conscient des défis que nous devons affronter ensemble, reconnaît la nécessaire complémentarité des deux organisations. La confiance se construit sur la durée et dans la réciprocité : notre ouverture à l'égard des Etats-Unis et le soutien américain à une Union européenne assumant ses responsabilités de manière autonome avancent de pair.»

Optimisme dans le pessimisme

Débutons notre commentaire par une autre (courte) citation du ministre: «Nous travaillons à l'Europe de la défense depuis les années 1990» (Sous-entendu : depuis que monsieur Kouchner est une voix qui compte dans le débat politique français? Chassons cette mauvaise pensée.) Du point de vue de l’Histoire plus que de celui de la “mémoire” que nous chérissons tant, c’est une bien courte vue.

“Nous travaillons à l’Europe de la défense” depuis au moins 1947 (traité de Dunkerque franco-britannique) et 1948 (traité de Bruxelles, instituant l’UEO). La CED, “Europe de la défense” au goût du jour, fut une initiative majeure du début des années 1950, d’origine française; elle fut chaudement, sauvagement soutenue par les USA, – et abandonnée à la suite d’un vote du Parlement français en août 1954. Depuis les années 1960, il n’est question que du “pilier européen” au sein de l’OTAN, qui eut le blanc-seing des Américains jusqu’au moment de passer à l’acte. En 1984, l’UEO fut réactivée pour lancer une “Europe de la défense”, et l’initiative fut proposée par la Belgique (un article dans Le Monde de décembre 1983 du directeur de la politique des affaires étrangères belges Alfred Cahen, devenu secrétaire général de l’UEO de 1985 à 1989); elle eut le soutien actif des USA, après un entretien dans un salon discret de l’OTAN à Bruxelles, en marge des ministérielles des ministres de la défense de décembre 1983, entre ce même Cahen et le secrétaire à la défense US Caspar Weinberger. C’était ce qu’on appelle aujourd’hui «un signal fort de Washington», assorti de quelques consignes. A l’été 1996, la France lança l’offensive finale de sa grande entreprise de réintégration de l’OTAN pour y donner une place prépondérante à l’Europe (variation sur le thème “Europe de la défense”), sur la promesse verbale du président Clinton au président Chirac que le SACEUR (commandant en chef suprême des forces alliées) irait désormais à un officier général européen (c’est-à-dire français?). L’affaire se perdit dans des dédales divers, dont le veto du Pentagone, averti tardivement, fut l’obstacle absolument infranchissable. Encore oublions-nous l’une ou l’autre tentative ici ou là, avec toujours au départ le regard affectueux de Washington qui a toujours rêvé que les Européens dépensent plus pour la défense. Toujours pas d’ “Europe de la défense”.

Et puis, soudain, tout change avec Sarkozy-Kouchner, assistés de Victoria Nuland qui, soit dit en passant, va prochainement nous quitter. Pourquoi pas? On verra.

En attendant, voici quelques observations.

• Il est évident que les Américains (l’administration GW Bush) ont besoin de la France. Il s’agit du seul pays qui peut aujourd’hui apporter une aide substantielle à l’OTAN en Afghanistan. Comme à l’habitude avec les Américains, le très court terme prime sur tout. On promet donc aux Français tout le soutien théorique possible pour les manœuvres de renforcement et de restructuration qu’ils envisagent pour l’Europe. Cet aspect des choses nous confirment ceci: que les USA sont en grandes difficultés dans les engagements divers qu’ils ont initiés. Dont acte mais sans surprise. (Pour les Français, bien sûr, c’est immanquable: on envisage effectivement d’envoyer des troupes supplémentaires en Afghanistan. La politique française passe actuellement par tous les poncifs de la politique occidentaliste avec l’impression exaltante de réinventer en un seul coup la roue et le fil à couper le beurre.)

• Au reste, ce soutien de l’attitude française a l’avantage, du point de vue US, comme on l’a déjà vu, de pousser vers des objectifs qui intéressent les USA. C’est notamment le cas des dépenses de défense des pays européens qui sont timides dans ce domaine, dont on espère que les pressions françaises les feront changer. Là aussi, on verra, sans grande illusion.

• Il y a un avantage objectif à cette situation. Avec le soutien US, la France se trouve effectivement en meilleure position pour exiger de ses partenaires européens des engagements européens plus substantiels, sinon effectifs, dans tel ou tel domaine de la défense européenne. Une source à l’OTAN observe: «Il sera intéressant de voir comment les pays européens pro-US vont réagir à une sollicitation française qui a le soutien des USA.»

• Au bout du compte, bien entendu, nous aurons l’explication finale, lorsque nous arriverons au fameux “the devil’s in the détail”… Il faudra s’entendre sur la signification concrète des mots tels que “indépendance”, “autonomie”, etc. Un peu comme les Européens (les Français) vont apprendre qu’il faut explorer l’aspect concret d’expressions tels que “coopération des armements”, “ouverture des marchés de défense”, etc. dans l’affaire de la commande des KC-45, et mesurer combien une décision saluée comme un “rapprochement” entre Paris et Washington débouche sur une renaissance de la hargne anti-française. Pour la défense européenne, nous allons voir l’évolution dans les mois qui viennent, dans les une-deux années qui viennent, et nous croyons qu’il y aura des surprises dont nous voyons déjà quelques intéressantes prémisses. On s’apercevra que les Français (et les Européens? C’est moins sûr) ont des conceptions bien différentes de ces expressions fondamentales de celles des Américains. On s’apercevra qu’une “déclaration officielle” d’un département (le département d’Etat) d’une administration en place en mars 2008 n’engage absolument personne à Washington pour 6, 9 ou 12 mois plus tard.

• Tous les comptes faits, l’opération actuelle s’engage dans d’excellentes conditions. L’hypothèse est ici que les Français, certains du soutien US, devraient être conduits à finalement foncer tête baissée dans une mobilisation pour la défense européenne. La résistance des autres pays européens devraient être amoindrie par le “soutien US” à l’initiative française. Si cet enchaînement se concrétise d’une façon sérieuse, on se trouverait alors dans une situation nouvelle, avec des Français envisageant à partir d’une position européenne affermie leur “rapprochement” de l’OTAN avec des exigences sérieuses. C’est évidemment à ce moment que les choses deviendraient passionnantes, où l’on parlerait “indépendance”, rapports UE-OTAN et ainsi de suite. Les déclarations de Nuland n’engagent qu’un moment très fractionné de la diplomatie US, pour des objectifs à très courte vue, pour une administration finissante et en crise profonde. Lorsqu’on en sera aux exigences et aux décisions concrètes, les positions habituelles des USA en plein changement de gouvernement, avec la multiplicité des pouvoirs avec leurs exigences, se manifesteront à nouveau. On mesurera la différence de définition des morts “autonomie” et “indépendance”. C’est alors que seront réunies les conditions maximales pour un affrontement sévère entre Paris et Washington.

• Nous sommes donc paradoxalement, tactiquement optimistes. (Effectivement, optimisme purement tactique, qui se place dans un cadre général de la civilisation occidentaliste qui ne peut que générer le pessimisme le plus noir, car aucune politique construite ne peut entraver les effets extérieurs de déstructuration du système; nous nous en tenons à un optimisme paradoxal concernant l’évolution tactique; cette évolution-là, par contre, déstructurante du système déstructurant, – nihilisme contre nihilisme, comme contre-feu, – permet d’accentuer les contradictions internes du système et de générer la seule issue qui vaille, qui concerne les tendances en accélération de l’auto-destruction du système.) La politique de rapprochement des Français des structures occidentalistes se fait sur le quiproquo habituel, fondé sur les structures autonomes et souveraines de la France, qui dépassent largement telle ou telle politique, tel ou tel ministre, et qui nourrit en plus une dialectique souveraine et indépendante même chez ceux qui veulent un rapprochement avec les USA. C’est justement ce rapprochement qui mettra en évidence les contradictions entre la France et le système et conduira à des tensions très enrichissantes, qui sont en général évitées en temps normal, entre la France et l’archipel américaniste.