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Précédant pour une fois la lecture dont nous sommes censés rendre compte dans cette rubrique, nous signalons rapidement une initiative très récente dans le domaine journalistique et de l'édition, initiative intéressante parce qu'elle a une signification notable dans le contexte de la situation politique américaine. Il s'agit du lancement du bimensuel The American Conservative, une publication de la vieille droite US, ou ''droite-paléo'' (''paléo'' pour ''paléolitique'', qualificatif ironique dont on affuble cette tendance), renvoyant aux courants traditionnels du conservatisme US, — isolationnisme, non-interventionnisme, avec l'accent plus récent d'une opposition à l'immigration. La nouvelle publication, qui doit commencer à paraître en septembre, a d'ores et déjà son site, http://www.amconmag.com.
Bien entendu, Patrick J. Buchanan est de la partie et le titre de son plus récent ouvrage, A Republic, Not An Empire, pourrait être considéré comme la devise du magazine. Avec Buchanan, on trouve les chroniqueurs Taki Theodoracopulos et Scott McConnell, deux partisans avérés du même courant d'idées.
L'initiative a été aussitôt attaquée par la gauche libérale institutionnelle, représentée notamment par l'hebdomadaire The New Republic. Un article paru sur le site NewsMax.com présente le nouveau magazine et l'attaque lancée contre lui par Franklin Foer, de The New Republic.
« The new magazine, Foer informs us, is doomed. The Buchanan-Taki-McConnell triumvirate is ''an odd match,'' he writes, noting that ''While Buchanan venerates the working class, Taki is an unabashed yacht-owning, nightclub-going social snob with homes in the Swiss Alps, London, and Manhattan's Upper East Side.'' Foer describes McConnell as an heir to the Avon cosmetics fortune.
» All of which, of course, casts the three into the outer darkness inhabited solely by political and social troglodytes presumably left over from the robber baron era and well past their prime. It is Foer's contention that traditional conservatives have been forced out of the political right wing and replaced by the neoconservatives (neocons), who he describes as ''the largely Jewish group of former leftists who migrated right after the Vietnam War.'' [...] ''Buchanan and his rich friends [there he goes again, invoking the left's favorite class warfare tactic] couldn't have chosen a worse time to start a journal of the isolationist right,'' Foer decides. »
Le ton employé par NewsMax.com, largement favorable à The American Conservative, doit être noté. Ce site, situé très à droite, est jusqu'ici un soutien inconditionnel de l'équipe GW. L'initiative de Buchanan et compagnie est largement hostile à l'administration GW, notamment l'aspect hyper-interventionniste de la politique étrangère. L'appréciation favorable de NewsMax.com signifie-t-elle que la tendance de la droite US que représente le site pourrait réapprécier son soutien à GW ? La question a toute sa justification. Cette incertitude rejoint celle qu'on ressent dans d'autres milieux conservateurs, et jusqu'aux chrétiens intégristes, de plus en plus irrités par l'hyper-interventionnisme de l'administration (voir la réaction de James Farah, de WorldNetDaily, dans notre rubrique Faits et Commentaires, de ce jour, 18 juillet 2002).
Il est déplacé et prématuré d'envisager des commentaires sur les perspectives de cette initiative. Observons qu'elle vient à un moment où le climat de confusion grandit aux USA, concernant l'action de l'administration, l'état des crises diverses, les positions des uns et des autres par rapport à ces questions, la possibilité de développement de tendances oppositionnelles. Par conséquent, l'initiative vient à son heure, ni plus ni moins.
D'autre part, observons encore que cette initiative constitue un nouveau soubresaut d'une poussée qu'on observe depuis quelques années, qui est une poussée de tentative de renaissance du mouvement isolationniste, dans ce cas plutôt mouvement néo-isolationniste. En même temps que cette poussée néo-isolationniste encore ou toujours potentielle, d'autres poussées aussi peu concrétisées se font jour, venant d'autres courants politiques, notamment de la gauche non-institutionnelles ; il existe une perspective, déjà évoquée à d'autres occasions, où ces différents courants, s'ils se concrétisaient, pourraient s'unir malgré l'apparent antagonisme de leurs étiquettes. Cette situation dure depuis plusieurs années, en fait depuis la fin de la Guerre froide, sans qu'elle se soit concrétisée jusqu'ici d'une manière sérieuse.
Pour alimenter la réflexion, nous avons pensé qu'il était utile de publier sur le site, ci-dessous, un article qui envisageait une situation assez analogue, à une autre occasion, lors de la guerre du Kosovo. Dans ce cas, également, les forces politiques se trouvaient dans une situation générale de grande confusion, placées devant un événement brutal, atypique et inattendue. On retrouvera les réflexions faites à cette époque, les possibilités envisagées à cette époque et plus ou moins démenties, certaines dépassées, d'autres pouvant utilement être envisagées à nouveau pour la situation présente, qui évoquent une éventuelle poussée néo-isolationniste, une éventuelle poussée de la gauche hors-système, une éventuelle convergence des deux, etc. On y trouvera des analyses, des suggestions qui n'ont pas été rencontrées. On y verra tout de même le signe que ces pressions, par leur persistance, rendent compte d'une réalité américaine.
Ci-dessous, — il s'agit du texte de la rubrique Analyse, extrait de
Cette guerre du Kosovo est tellement paradoxale. Chez opposants et partisans, les appréciations se rencontrent sur ce point : la guerre est un événement considérable. Les justifications d'un tel jugement, par contre, diffèrent jusqu'à s'opposer. Pour les uns, il s'agit d'un ''événement moral'', « la première grande guerre progressiste » (dixit à peu près Tony Blair) ; pour les autres, il s'agit d'une détestable tentative de prise en main de la situation de la sécurité européenne, et, peut-être, au-delà, de la situation mondiale, par l'OTAN, agissant en tant que courroie de transmission armée des États-Unis ; pour d'autres encore, la guerre est l'occasion de mettre en évidence combien nous sommes comptables d'un comportement de l'OTAN, qui s'avère en réalité être une mécanique bureaucratique incontrôlable, qui s'impose d'autant plus que les États-Unis n'ont aucune stratégie.
Le débat est intense, parfois tendu et explosif, et il oppose également, à côté des interprétations mentionnées, des conceptions du monde diverses, notamment l'internationalisme interventionniste et le ''souverainisme'' exigeant le respect des souverainetés des Nations. L'activisme autour de cette guerre est tout en contrastes : très fort, novateur, peut-être révolutionnaire, sur des canaux jusqu'ici inexplorés et inexploités comme ceux d'Internet ; à côté de cela, un activisme très réduit au niveau du public et du grand public, que ce soit les représentations parlementaires de la plupart des pays européens, endormies dans un suivisme confortable, que ce soit les opinions publiques, qui donnent leurs opinions du bout des lèvres (sondages) et continuent à vaquer à leurs occupations (vacances estivales).
Ce théâtre étonnant de ni-guerre ni-paix, ou de ''drôle de guerre'' comme l'on disait en d'autres temps, permet d'appréhender mieux une situation qui pourrait être en train de se développer, ou en tout cas de germer. La guerre, avec ses particularités si inhabituelles, permet que s'esquissent et se développent des recompositions politiques fondamentales. Ces amorces de mouvement ne sont possibles qu'à cause de la gravité de l'événement ; à côté de cela, l'aspect localisé de cette guerre, dans la présentation comme dans la géographie, par conséquent l'absence de pression telle qu'une mobilisation patriotique ou une mobilisation pacifiste déstabilisante, écartent toute entrave sérieuse à ce phénomène de recomposition. C'est à cet aspect que nous voulons ici nous attacher, en choisissant l'acteur le plus pesant de la guerre, et, à la fois, le plus éloigné et le moins concerné. Il s'agit de l'Amérique. Nous faisons ce choix parce que nous croyons, — on le verra au terme de cette analyse —, que cet acteur-là, bien que si éloigné et si peu concerné par le fondement même du conflit, pourrait connaître dans sa situation intérieure des conditions complètement nouvelles, dont la cause circonstancielle serait ce conflit.
Dès les premiers jours de guerre, l'Amérique a aussitôt présenté un visage inhabituel, évidemment permis et accentué de jour en jour par l'échec otanien d'y mettre un terme ''conformément au plan prévu'', vite et victorieusement. L'opposition à la guerre se situe dans une petite partie de la gauche (plutôt la frange extrême, de type dissidente et radicale), et dans une assez large partie de la droite (exprimée au niveau parlementaire par le scepticisme plus ou moins exprimé d'une bonne partie du Congrès à majorité républicaine). Le soutien à la guerre se trouvait aussitôt au coeur de l'establishment le plus installé, le plus médiatique, et dans une frange d'opinion allant du centre-droit à la gauche libérale. Enfin, on complète ce tableau en rappelant simplement que le président est de centre-gauche, ou en tout cas on le dit et il laisse dire, et que c'est assez inhabituel par rapport aux clichés qu'on colporte et aux croyances qu'il a laissées filtrer (carrière peu militariste de Clinton, son attachement aux causes de la paix décrite dans ses campagnes électorales, etc).
Au fait, est-ce vraiment inhabituel ? Justement, pas tant que ça. Ainsi commence notre débat.
Il faut en effet noter, — rapide retour en arrière —, que les présidents démocrates américains n'ont jamais été avares de guerres. Que ce soit justifié ou non, explicable ou pas, le constat qu'il faut faire est que la plupart des guerres importantes de l'Amérique au XXe siècle ont été menées sous la directions de présidents démocrates : Wilson mena l'Amérique dans la Première Guerre mondiale, Roosevelt dans la Seconde Guerre, Truman dans la guerre de Corée, JFK et LBJ dans la guerre du Viet-nâm, et Clinton aujourd'hui ; Bush et la guerre du Golfe, c'est à peu près la seule exception sérieuse que nous voyons à ce décompte.
Cette étonnante constante belliciste des démocrates, qu'on aurait tendance à mettre dans le camp des adversaires des ''fauteurs de guerre'' divers, n'est pas due aux seules circonstances. Wilson voulait la guerre, Roosevelt aussi, et Kennedy avait adopté un internationalisme messianique qui le poussait à l'affrontement (avec Cuba et au Viet-nâm), et ne s'interrompit qu'après la crise de Cuba d'octobre 1962 ; Johnson relança et prolongea l'engagement au Viet-nâm ; quant à Clinton, nul ne sait s'il veut vraiment quelque chose, mais le rôle de chef de guerre lui paraît souvent irrésistible. Clinton achève sa présidence alors que les armées américaines ont connu, essentiellement sous sa direction, 38 déploiements offensifs à l'extérieur de 1991 à1999, contre 10 entre 1948 et 1991.
De l'autre côté, les républicains sont traditionnellement situés à droite, et même souvent soupçonnés d'être proches de l'extrême-droite. Les républicains sont accusés d'être des ''fauteurs de guerre'', des froids réalistes qui ne reculent devant aucun procédé, ou des idéologues intraitables, parlant de « l'Empire du Mal » et programmant des frappes nucléaires préventives, à l'image du général Le May et ou de certains conseillers qu'on trouvait dans l'entourage de Reagan. Les républicains sont également assimilés à Joseph McCarthy, perçu comme un républicain classique (mais, à ses débuts, en 1944-47, McCarthy était un républicain libéral, partisan newdealer de Roosevelt et par conséquent très proche des démocrates). Une telle vision des républicains américains finit par les faire confondre avec les lunatiques et les comploteurs pseudo-fascistes de la John Birch Society qui, en 1961-63, rêvaient de renverser Kennedy et de déclencher une attaque nucléaire contre l'URSS.
L'histoire oblige à manifester quelques nuances. En cette matière du bellicisme, les républicains américains terminent les guerres plus qu'ils ne les déclenchent, même si leur façon n'est pas appréciée unanimement (Eisenhower en 1954 en Corée, Nixon en 1972 au Viet-nâm) ; ils recommandent et effectuent des désengagements plus qu'ils ne programment et précipitent des engagements (Eisenhower resta jusqu'au bout de son mandat partisan d'un retrait des forces américaines d'Europe, et Nixon commença à retirer les forces US du Viet-nâm en 1969). L'exception qu'est George Bush (guerre du Golfe) doit être nuancée par le rappel qu'il était un républicain modéré, plus centriste que conservateur, et par conséquent assez peu représentatif du courant droitier et conservateur caractéristique du parti républicain, qu'on veut ici évoquer.
Plus encore, et l'on aborde ainsi un autre point intéressant : dans une Amérique devenue un ''État de sécurité nationale'' à partir de 1947 (sous Truman, démocrate), avec la mise en place d'un formidable ensemble militaro-industriel, le très fameux complexe militaro-industriel (CMI), ce sont encore des républicains qui ont tenté de desserrer les griffes de cette puissance combinée qui influence radicalement la politique de l'Amérique. Eisenhower est l'exemple le plus caractéristique. Ses deux présidences furent, surtout à partir de 1954, le théâtre d'un affrontement constant entre lui-même et le CMI. Le départ d'Eisenhower fut l'occasion de l'un des plus fameux discours d'adieu d'un président (sans doute le plus fameux avec celui de George Washington, recommandant une politique isolationniste en 1797). Le 17 janvier 1961, Eisenhower dénonça « cette conjonction d'une immense communauté militaire et d'une puissante industrie d'armement [... dont] l'influence totale — économique, politique, même spirituelle — est ressentie dans chaque ville, chaque Etat, chaque bureau du gouvernement fédéral » ; il y voyait un réel danger pour la démocratie américaine : « Nous ne devrons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos processus démocratique et de libertés. » Par démagogie électoraliste (sa campagne l'avait conduit à des promesses dans ce sens), par ignorance également (il s'était informé à de bien mauvaises sources, dont le sénateur Symington du lobby de l'Air Force), enfin par ambition internationaliste, le libéral Kennedy ne tint aucun compte de cet avertissement et relança la course aux armements. Nixon lui-même fut le seul président de l'après-guerre à réussir à lancer un programme de réduction important des dépenses militaires, de 1972 à 1974 ; dans son film Nixon, Oliver Stone, bien peu suspect de complaisance nixonienne, fait dire à son héros lors d'une rencontre avec des étudiants contestataires en 1971, et de manière assez juste sur le fond, qu'il tente de « dompter la Bête » (« to tame the Beast »), désignant par là son affrontement feutré avec le CMI. On peut ajouter, pour le cas de Nixon, qu'il fut l'architecte d'une ''détente'' qui parut paradoxale à l'époque, en fonction de l'image de ''faucon'' républicain qu'on avait de lui-même, mais qui correspond mieux à l'image du républicanisme américain qu'on décrit ici ; de même, Eisenhower avait cherché également à établir des relations meilleures (dites de ''coexistence pacifique'') avec les Soviétiques.
[Les événements qui se déroulent aujourd'hui au Kosovo/en Serbie, et particulièrement l'épisode des circonstances ayant mené à l'attaque par erreur de l'ambassade de Chine, montrent que « la Bête » n'est pas domptée, qu'au contraire il se pourrait bien qu'elle ait rompu nombre des liens qui la retenaient encore. Plus que les questions morales qui ont si souvent retenu notre attention ces dernières semaines, on pourrait découvrir que ce problème de contrôle et de mécanique de la puissance de l'ensemble militaro-industriel occidental (américain) est la véritable question, l'angoissante question posée par cette guerre.]
On comprend que nous établissons un rapport net entre l'existence et l'activisme de ce complexe militaro-industriel et les tendances guerrières qu'on relève par ailleurs. Cela n'est que sacrifier à l'évidence. Par contre, les rapports entre ces forces bellicistes et les tendances politiques, en tout cas par étiquettes, telles qu'elles se situent au coeur du pouvoir washingtonien, apparaissent moins évidents. On devrait admettre pourtant qu'il s'agit d'un élément fondamental de la problématique générale de l'enchevêtrement de crises qui caractérise aujourd'hui la zone euro-atlantique, entre la guerre du Kosovo et la crise de l'OTAN. Là aussi, il est beaucoup plus question de réalités, de rapports de force, etc, que de morale et de politique humanitaire.
Pour l'instant, seuls des commentaires venus de sources radicales, voire extrémistes, mettent en évidence cette question spécifique. Ainsi un article de Llewellyn H. Rockwell, Jr., président du Ludwig von Mises Institute, publié le 5 mai : « The End of Buckleyism ». (1) Le Ludwig von Mises Institute est un organisme favorable à l'hyper-libéralisme inspiré des penseurs autrichiens Hayek et le professeur von Mises ; il s'agit d'une tendance libre-échangiste radicale, qui plaide également, et essentiellement d'ailleurs, pour la réduction maximale du volume et des capacités d'intervention du gouvernement. Sans s'attacher au fond de la position qui est ainsi présentée, il est intéressant de noter le rappel de certaines réalités politiques et historiques qui accompagnent l'analyse du président du Ludwig von Misses Institute.
Rockwell rappelle cette phrase de Tocqueville : « Tous ceux qui veulent détruire les libertés d'une nation démocratique doivent savoir que la guerre est le moyen le plus sûr et le plus rapide d'y parvenir. » Cette idée lui sert d'argument pour rappeler ensuite que l'une des principales tendances du parti républicain, avant la guerre froide, fut le refus d'un gouvernement central puissant, et par conséquent, le refus de la guerre ; d'où l'isolationnisme républicain, et particulièrement celui d'immédiatement avant-1941, qui est alors implicitement présenté, non pas comme une façon de prendre parti pour les régimes fascistes d'Europe en ne venant pas à l'aide des démocraties attaqués par eux, mais comme un ''pacifisme'' pratique, appliqué pour protéger la démocratie américaine.
Rockwell explicite en détails le rapport de cause à effet entre refus d'un gouvernement puissant et refus de la guerre (ce que nous décrivons comme un « ''pacifisme'' pratique ») en citant War and the Rise of the State de Bruce Porter : « Tout au long de l'histoire des États-Unis, la guerre a été le premier incitatif au développement et au renforcement de l'état central. Elle a été le levier par lequel les présidents et les autres autorités officielles du gouvernement ont renforcé la puissance de l'État face à la résistance populaire tenace. »Le parti républicain abandonna son attitude anti-centralisme, en même temps que son isolationnisme, avec la guerre froide. Rockwell attribue la responsabilité de ce tournant idéologique fondamental, et le choix de l'anti-soviétisme belliciste par les républicains, notamment à l'idéologue William F. Buckley. Il écrit : « Sous la direction de Buckley, la politique de la droite se transforma, passant de son ancienne adhésion à un gouvernement central contenu et limité, à une nouvelle adhésion qui éleva au centre de ses convictions l'anti-soviétisme et le soutien à un complexe militaire et de renseignement formidable, prétendument nécessaire pour combattre une Russie pourtant appauvrie. » Ainsi Rockwell, traduisant le sentiment d'une droite républicaine traditionnelle défaite avec la guerre froide et transformée sous l'inspiration de Buckley, présente-t-il la conclusion que cette droite continue à avoir des conceptions traditionnelles qui sont hostiles au complexe militaro-industriel, et au maintien de forces armées puissantes, et au-delà, bien entendu, aux engagements bellicistes. Il a d'ailleurs ce jugement stupéfiant, en tous les cas pour les jugements occidentaux habitués au respect instinctif : « Combien il est horrible de réaliser, dix ans après la guerre froide, que le véritable ''empire du mal'' n'est pas quelque régime étranger, mais l'état militariste américain. »(Rockwell ne dit pas autre chose, à cet égard, que Noam Chomsky, situé à l'autre extrême de l'échiquier politique américain.)
[La période Reagan elle-même pourrait, et, même, devrait être reconsidérée à la lumière des appréciations qui sont faites ici. Reagan fut porté au pouvoir par une vague idéologique américaine, désignée comme la ''nouvelle droite'' républicaine, dont les racines plongeaient dans le seul anti-communisme et le libéralisme internationaliste américain. Cette ''nouvelle droite'' se mit en place à la suite d'une polémique qu'elle avait provoquée explicitement et qui se révéla infondée, la réévaluation des estimations de la CIA de la puissance soviétique, sous la pression du Team B, constitué en 1976 autour du professeur Richard Pipes. (2) C'est cette ''nouvelle droite'' qui mena Reagan au pouvoir, et imprima à sa présidence, soi-disant de type républicain traditionnel, un processus de transformation officialisant en fait les tendances militaro-internationaliste (avec promotion de la démocratie et des droits de l'homme) comme thèmes centraux du parti républicain, en rupture avec les racines traditionnelles américaines. L'ère Reagan fut à cet égard, lorsqu'il s'est agi des traditions républicaines auxquelles il était fait référence, du pur montage (ainsi de la relance économique, réalisée grâce à des dépenses gouvernementales supplémentaires dans le domaine de la défense, qui permirent d'alimenter la recherche, mais creusèrent aussi le déficit ; ainsi du gouvernement lui-même, qui devait être réduit et qui se trouva renforcée en nombre de fonctionnaires durant l'époque Reagan).]
A la lumière de cette réévaluation qui redonne toute son importance à la période d'avant la Deuxième Guerre mondiale, on comprend mieux certains comportements comme ceux que nous avons mentionnés :
• le caractère belliciste de plusieurs administrations démocrates, qui avaient besoin de forces militaires importantes pour leurs ambitions internationalistes ;
• la méfiance de certains présidents républicains pour le CMI et les dépenses militaires, et également pour l'establishment libéral-modéré prônant certains engagements américains depuis 1945. Ils surprennent par rapport aux étiquettes et aux schémas que nous avons appliqués à l'Amérique du temps de la guerre froide. Par contre, ils sont logiques si l'on considère les racines et les situations historiques des différentes forces politiques traditionnelles de l'Amérique.
Justifiant le titre de l'article que nous citions (« The end of Buckleyism »), Rockwell mentionne la volte-face de William F. Buckley : le 24 mars, Buckley écrit un article conforme à ses conceptions interventionnistes et favorables à l'action armée, où il approuve le conflit qui vient d'être lancé au Kosovo (« Si je devais voter sur la question du Kosovo, je voterais oui. Allons-y avec les bombardements ») ; un mois plus tard, le 28 avril, Buckley change d'avis : « Il y a quelque chose de repoussant dans toute cette opération. Autrement dit, elle n'a pas du tout l'effet d'assurer la sécurité à ces populations pour la protection desquelles nous sommes partis en guerre. [...] Nous trouvons notre satisfaction dans le fait de lancer des bombes ici et là. »
Quelque grand cas qu'en fasse Rockwell, cette volte-face de Buckley ne constitue pas un phénomène absolument considérable en elle-même. Mais elle doit être considérée comme bien plus significative si on la considère dans le contexte général qu'on a signalé plus haut, où les républicains montrent des réticences pour l'engagement américain, et dans certains cas une hostilité certaine. On a déjà dit combien cette situation rompt avec le bipartisanship traditionnel en la matière, dès que les combats sont engagés. C'est aussi la première fois que se présente cette situation où, hors du contexte de la guerre froide qui constituait l'impératif contraignant qu'on a vu, les républicains sont placés face à un engagement extérieur de la dimension de la guerre du Kosovo sans en porter aucunement la responsabilité, et sans l'avoir expressément voulu. C'est dire qu'ils retrouvent une certaine liberté par rapport à ce que fut leur position durant le dernier demi-siècle. Cela constitue sans doute un point fondamental, notamment dans la mesure où les démocrates ne constituent pas un bloc uni derrière le président, qu'ils sont divisés entre interventionnnistes et internationalistes d'une part, et d'autre part en libéraux-populistes de gauche qui, comme on l'a vu avec Jesse Jackson, sont plus intéressés par des perspectives de paix que par la poursuite du conflit, même soutenu par un argument moral. Le soutien des républicains, et un soutien assez conséquent, est nécessaire à Clinton, comme il est nécessaire d'une façon plus générale, pour toute politique interventionniste et internationaliste.
[Cette situation n'est pas exceptionnelle. Elle existe également au niveau de la politique du libre-échange, qui est du point de vue économique assez parallèle à la dynamique politico-militaire internationaliste. Les trois ou quatre dernières années ont montré que la politique libre-échangiste initiée par la Maison-Blanche avait besoin d'un fort soutien républicain (autour de 80% des élus républicains à la Chambre) pour être approuvée au niveau législatif. Et justement, l'incapacité de Clinton à rallier cet appoint qui forme en fait l'essentiel du soutien au libre-échange, explique le blocage de cette politique aux États-Unis depuis 1995.]
Le contexte est bel et bien remarquable à tous ces égards. Les doutes des républicains sur leur propre rôle, sur leur attitude vis-à-vis du Kosovo et, plus largement, vis-à-vis des engagements extérieurs, sont sans cesse sollicités ou potentiellement en situation de l'être par le soutien dont Clinton a besoin, et qu'il ne peut trouver dans son seul parti. Continuellement, la situation vient rappeler aux républicains ces doutes qu'ils éprouvent, ces interrogations auxquelles ils doivent faire face. Les mauvaises relations entre Clinton et les républicains, suite à la bataille de l'impeachment de 1998, ne font que rendre plus difficile une cohabitation de compromis sur la crise actuelle.
Le questionnement idéologique à tendance révisionniste, qui se réfère à certaines des idées républicaines d'avant-1941, qui renvoient aux traditions de cette période, ne concerne pour l'instant que des franges radicales ou extrémistes extrêmement minoritaires.
• D'une part, les radicaux hyper-libéraux type Ludwig von Mises Institute, qu'on retrouve également au sein du Cato Institute, plus connu comme un des think tank majeurs aux USA, ou au sein du parti libertarien auquel se réfèrent certains parlementaires (le leader de la majorité républicaine à la Chambre Dick Armey, par exemple).
• D'autre part, les isolationnistes, ou disons “néo-isolationnistes” type-Patrick Buchanan, candidat à la désignation républicaine.
Ce questionnement idéologique est un paradoxe illustrant les décalages multiples existant entre la réalité du constat, de la réflexion, du doute, de l'interrogation, etc, et la rigidité des prises de position politiques. Il entretient ce climat d'incertitude si inhabituel pour les États-Unis en temps de guerre. L'incertitude, le décalage et le paradoxe amènent des situations volatiles et insaisissables, où les étiquettes et les engagement traditionnels ne peuvent plus guère servir de référence. Alexander Coburn, célèbre militant trotskyste devenu un des piliers de la gauche radicale et dissidente américaine, écrit dans sa Lettre d'Information Counter Punch, en date du 22 avril : « Peut-être notre seul espoir maintenant se trouve-t-il dans la tradition isolationniste républicaine. La confusion est si grande aujourd'hui qu'il ne nous reste plus qu'à voter pour Pat Buchanan ou Dan Quayle, les seuls candidats à s'opposer à la guerre. Nous avons toujours adoré Marilyn Quayle, avec ses merveilleuses grandes dents, assez grandes pour aller chercher une pomme au travers d'une fente de machine à poinçonner. Un vote pour Quayle est un vote pour la paix! L'essence d'une démocratie qui fonctionne bien est qu'il y a n'a pas de choix aisé et agréable. »
On n'envisage pas ici, de façon ferme et affirmative, la perspective d'un bouleversement radical de la politique américaine que serait un retour du parti républicain à ses appréciations traditionnelles. (A ce point, il est inutile de débattre de l'''isolationnisme'', et de l'impossibilité d'y revenir. Certes, il est impossible de revenir à l'isolationnisme d'avant-1941. Il existe par contre nombre de formules modernisées s'apparentant à un ''néo-isolationnisme'', qui ramènerait à des options approchantes et produiraient des résultats approchants.) On n'envisage rien de précis, car le climat et les évolutions erratiques constatés jusqu'ici ne l'autorisent pas. On ne fait que constater combien, soudain, des opportunités apparaissent.
Après deux mois d'une guerre du Kosovo qui est en même temps guerre d'usure et guerre déstabilisante (seule notre époque arrive à trouver la formule mélangeant ces deux inconvénients extrêmes de conflit, qui sont normalement inconciliables), il devient très difficile de croire que l'administration actuelle, et, après elle, l'une ou l'autre future administration, envisageraient d'un coeur léger de tels engagements où la sécurité nationale des États-Unis n'est pas directement engagée. Il apparaît probable que la période des années mil neuf cent quatre-vingt-dix, ouverte avec la guerre du Golfe, où l'Amérique envisage d'intervenir partout où il lui importe de le faire, et peut-être même partout tout court, — il semble bien que cette période s'achève. La guerre du Kosovo a même montré ce qui, ces dernières années, paraissait impensable à tant de commentateurs : que la puissance américaine a des limites, et peut-être même des limites qui restreignent dramatiquement l'action et l'influence de l'Amérique.
Tout cela constitue une situation et ouvre des perspectives possibles telles, qu'on est effectivement amené à apprécier le principe même de tels engagements, à s'interroger à leur propos. Cela rencontre le grand besoin d'un débat stratégique post-guerre froide, que les États-Unis ont toujours évité depuis 1989-90, et qu'il paraîtra désormais beaucoup difficile d'écarter. Il y a des chances sérieuses pour que la campagne électorale des présidentielles, qui commencera officiellement d'ici la fin de l'année, s'intéresse effectivement à cette question, parce que les candidats ne pourront pas ne pas s'intéresser à la crise du Kosovo et à ses conséquences. Le débat y sera beaucoup plus contradictoire qu'il y paraîtrait à voir les positions initiales prises par les candidats, qui sont de façon générale des positions de convention.
@NOTES = (1) L'article a été publié le 5 mai 1999 sur Internet, sur le site WorldNetDaily.
@NOTES = (2) Voir le livre ''Killing the Detente: the Right Attacks the CIA'', de Ann Hessing Cahn.