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4814 septembre 2010 — Depuis l’extrême fin du mois d’août et des vacances par conséquent, Londres (bien plus que Paris) est agité par les “révélations” en cascade sur le sort des deux porte-avions à construire, joyaux restants mais non encore seulement définis d’une Royal Navy bien décatie. Les Français sont involontairement de la partie, dans les hypothèses qui volent. Divers textes ont alimenté autant d’hypothèses qu’il y a de pétales dans une rose. Il y a par exemple le texte du Daily Telegraph, le 30 août 2010 ; celui de The Independent le 31 août 2010 ; celui de Bill Sweetman, le 31 août 2010 ; celui de Colin Clark (DoDBuzz), le 31 août 2010 ; celui de Jean-Dominique Merchet, de Secret Défense, le 31 août 2010…
Assez vite, la chose a tourné autour du grand opéra franco-britannique, depuis plus d’une décennie, qui est la question du partage, ou du mélange, ou de la coopération, ou de l’intégration, des nouveaux porte-avions des deux pays, et plus ou moins de leurs marines respectives par conséquent. Il semble que les deux ministres français et britannique de la défense aient mis fin à ces spéculations hier à l’issue d’une rencontre à Paris, mais d’une manière pas vraiment tranchante, qui laisse ouvert le champ des spéculations. (Ce sont surtout les propos des Britannique qu’il faut retenir, par exemple tels que les rapporte The Independent du 3 septembre 2010 : «Ahead of the meeting Ministry of Defence officials played down reports that Britain and France could share the burden of keeping aircraft carriers at sea in a co-operation pact designed to maintain military power while cutting costs. With a root-and-branch Strategic Defence and Security Review set to be concluded later this year, a spokesman said: “Speculation at this stage about its outcome is entirely unfounded.”»)
Quel texte retenir, finalement ? Nous opterions pour celui de l’inaltérable et roboratif Richard North, eurosceptique et atlantiste absolument enragé (et, depuis récemment, guerrier furieux contre les thèses du global warming). Le 1er septembre 2010, sur son site EUReferendum, North a fait un commentaire mi-sarcastique, mi-désenchanté, mi-“je vous l’avais bien dit” (un texte à 150%, si l’on veut) à propos de l’affaire des porte-avions franco-britanniques, dont il rappelle l’historique. Il termine comme ceci, qui rappelle qu’il agita effectivement (dès février 2006) l’hypothèse d’un achat de Rafale français par les Britanniques :
«But one thing they have right – it doesn't make sense to share one carrier. The only logical thing to do is share all three – two UK and one French - to make it a joint force, complete with the escort group. And that is what has already been agreed. It is just a matter of time before we see it in action. European Navy here we come.
»Expect now, also, that the JSF is junked and we end up buying the French Rafale. I always said this might happen, such as back in May 2008. Once again nobody took any notice.»
@PAYANT Pourquoi citer North ? Parce que, dans le désordre de cette affaire, et compte tenu de l’abondance de facteurs impondérables, imprévisibles, etc., son hypothèse est à la fois la plus audacieuse et la plus logique. Cela est écrit si l’on accepte l’hypothèse plus générale du débat à propos duquel North intervient ; l’hypothèse que les deux pays impliqués veulent coopérer dans ce domaine naval, ou bien, plus encore, seront conduits et obligés à vouloir coopérer d'une façon très intense, presque structurelle, dans ce domaine naval, – avec l’accent mis sur le temps du futur employé (“seront”), cela impliquant que les conditions générales forceront à la coopération et que la coopération prendra effectivement la forme qu'on suggère.
En d’autres termes, cette remarque conduit à considérer toute cette agitation comme étant pour l’immédiat sans fondement et sans effet direct d’une part ; annonciatrice de possibles changements nécessaires, urgents et radicaux d’autre part… On fait ici moins une pirouette paradoxale que l’observation d’une situation qui, comme dans bien d’autres cas, conduit à des impasses ou à la nécessité de choix radicaux, selon les circonstances, les opportunités et, éventuellement puisqu’il est question d’hommes politiques, de résolution politique imposée à ces hommes politiques.
Pour l’instant, les Français et les Britanniques poursuivent un étrange ballet du type “Je t’aime, moi non plus”, en cours d’ailleurs depuis le début des années 1990, avec hauts et bas, exaltation et disparition du domaine selon les occurrences ; avec, depuis 2007 et l’arrivée de Sarkozy, depuis 2008 et la crise financière, depuis mai 2010 et l’arrivée de l’équipe Cameron-Clegg, une accélération à la fois irrésistible et contenue de la nécessité de telles possibilités d’entente, sans que rien ne soit assuré pour autant. Les circonstances, on le comprend bien, sont extrêmement pressantes et oppressantes, et à côté de cela la raison, la bonne vieille raison qui n'a de cesse de protéger sa logique contre vents et marées, oppose les arguments habituels et mille fois répétés, — et d’ailleurs toujours valables, – mais pour combien de temps? “That is the question”.
Divers commentateurs (voir Colin Clark, de DoDBuzz, le 3 septembre 2010) envisagent des coopérations parcellaires, encore assez modestes, d’ores et déjà sur la voie d’être lancées, entre Français et Britanniques. Si c’est le cas, on considérera ces projets soit comme un galop d’essai avant d’autres prolongements, soit comme une voie de garage compensatoire et assez piètre, assez amère pour les partisans d’une coopération militaire franco-britannique avec une dimension politique, et qui dans tous les cas ne résout rien des problèmes fondamentaux. On verra. (On verra ce qu’en diront les événements à venir.)
De toutes les façons, nous nous gardons bien de faire la moindre prévision, ni même de pronostic sur le déroulement de cette affaire, encore moins quant à son issue. Nous observons simplement que si une telle affaire d’une véritable coopération navale franco-britannique était lancée, sous la pression des événements bien plus que par volonté politique constructive, elle devrait impérativement évoluer vers une certaine forme d’intégration. Dans ce cas précis et dont on mesure la portée, l’hypothèse de Richard North est la plus plausible, plutôt que les rocambolesques hypothèses évoquées dans la presse britannique les derniers jours, – mélangeant des vaticinations autour du JSF (F-35B ou F-35C), du Boeing F-18E/F (jusqu’à une “location” ou un “prêt” du Marine Corps US), avec d’autres sur tel ou tel porte-avions qui aurait une sorte de pavillon cousu en double, tricolore et Union Jack à la fois…
Mais encore une fois, mettons l’accent sur les réserves, les “si”, la “pression des événements”, etc. Nous avons non pas des hypothèses différentes pour une même situation dans ces débats, mais l’hypothèse de deux situations complètement différentes, et alors les hypothèses secondaires qui vont avec chacune d’elles.
• D’une part, l’hypothèse générale implicite d’une situation où rien ne change vraiment, et l’on retrouve du côté britannique toutes les hypothèses que nous jugeons plutôt “rocambolesques”. Des achats, des locations, des changements de version, de tel ou tel avion, – n’importe lequel, pourvu qu’il soit US… Une coopération avec les Français, avec des poussées d’audace complètement irréalistes, puis le retour à l’observation que “rien n’est fait”, qu’“on verra”, qu’il faut attendre bien entendu la Strategic Defence and Security Review non encore tout à fait bouclée, peut-être avant une autre Review. Il s’agit d’une situation confuse, insaisissable, une sorte de bouillie pour les chats qui ne règle rien et dont les chats en question ne voudraient même pas.
• D’autre part, l’hypothèse générale d’une occurrence où, à cause des événements, des circonstances devenues intenables, la situation doit changer complètement. Du point de vue britannique, cela signifie une coopération maximale avec les Français. (Il n’y a pas d’autre option puisque l’autre terme de l’alternative c’est une coopération maximale avec les USA, et les Britanniques y sont jusqu’au cou, particulièrement depuis 2001, et l’on voit ce que cela donne alors que les USA, aujourd’hui, sont dans une situation d’une gravité moins connue publiquement, – American Dream oblige, – mais infiniment plus grande que celle des Français et des Britanniques réunis. La cause en est le rapport impératif responsabilités/engagements-moyens disponibles qui domine la philosophie des forces armées US, avec la priorité absolue donnée au premier terme du rapport. Le jour où les analystes voudront bien mesurer le désastre qui touche la puissance US, – au détriment de leur American Dream, c’est bien dommage, – il pourront effectivement à nouveau arguer de l’incontestable supériorité US, cette fois dans le sens de l’effondrement relatif des puissances respectives.) C’est effectivement dans cette situation prospective que l’hypothèse de North est la plus acceptable, y compris bien entendu l’achat de Rafale par les Britanniques.
On observe enfin que toutes ces agitations sont du côté britannique, pas du côté français. Cela ne signifie pas que les Français soient dans une situation brillante ; cela signifie que les Français sont dans situation de quasi complète indépendance tandis que les Britanniques ne le sont pas. Cela n’est pas grâce à la hauteur d’esprit de l’actuel pouvoir (Sarkozy) mais on peut être sûr que ce pouvoir en profiterait, et qu’il ferait à l’occasion l’éloge de cette indépendance de moyens bien entendu, surtout à l’approche des élections. (Notons que si l’actuelle politique sarkozyste était celle de la France depuis 50 ans, les Français seraient dans le même imbroglio que les Britanniques.) Les Britanniques ont leurs problèmes intérieurs, comme les Français, mais ces problèmes intérieurs britanniques sont affreusement compliqués des liens de dépendance qu’ils ont avec les USA, de leur incapacité de produire certains systèmes majeurs (des avions embarqués d’attaque de grande puissance, notamment), de l’abdication de leur indépendance nationale alors qu’ils proclament tout haut à propos des porte-avions qu’il faut à tout prix sauver les moyens de leur “indépendance nationale”. Le fait de s’être embarqué dans l’aventure JSF en dit long sur leur appréciation d’une logique toute schizophrénique de cette nécessité d’indépendance nationale.
En d’autres termes, si cette hypothèse d’une coopération profonde franco-britannique est évoquée jusque dans ses conséquences extrêmes, ce sont les Français qui sont inéluctablement gagnants. Le modèle qui émergera sera nécessairement celui d’une indépendance des moyens, donc des stratégies et des missions, et cela seul le modèle français peut les fournir, et les Britanniques devront à la fois s’y conformer et s’aligner dessus. La proximité des deux pays, géographique, dimensionnelle, culturelle malgré tout, rend cette issue inévitable en cas de coopération renforcée puisque seuls les Français ont la formule de l’indépendance, et parce qu’il s’agit bien d’une indépendance relative qui ne se conçoit et ne se définit que par rapport au monstre prédateur de l’indépendance des autres, – dito, le système de l’américanisme. (La position d’indépendance de la France ne signifie nullement un enfermement français, ou toute autre situation d’autarcie agressive du genre, mais l’absence de liens de vassalité des USA du point de vue des instruments de sécurité. Cela signifie que les Français peuvent élargir leur modèle à d’autres, dans ce cas les Britanniques, sans perdre ces moyens de l’indépendance et, surtout, l’esprit qui est lié à ces moyens.)
Là-dessus, inutile d’entamer, à propos de cette seconde hypothèse d’une coopération renforcée à terme, un chant de victoire annonçant une aube radieuse pour un “axe” européen franco-britannique. Il ne s’agit pas d’une hypothèse offensive, constructive, politique mais, si elle se vérifie jamais, d’une hypothèse forcée par les circonstance. Elle n’aura aucune signification politique au sens où nous nous précipitons pour l’entendre, mais au sens où les évènements vont nous contraindre désormais à l’accepter.
Cette perspective, telle que nous en voyons la possibilité, fait à notre sens partie de la nouvelle “organisation” des relations internationales, notamment avec cet avancement caractéristique de ce que nous nommons paradoxalement le “désordre organisé”. Nous entendons par là que si l’hypothèse envisagée se développe, ce sera sous la pression de plusieurs facteurs qui seront assez éloignés des facteurs politiques et stratégiques qui sembleraient déterminer un grand projet de coopération militaire comme celui qui justifie l’hypothèse anglo-française. Ces facteurs seraient assez puissants pour briser des pensées totalement ossifiées dans des situations et des relations surannées qui subsistent, comme des chaînes rouillées dont on ne peut se débarrasser, qui est d’une part le “lien privilégié”, en réalité lien de complète allégeance britannique aux USA ; qui est, d’autre part, la profonde méfiance française, justifiée évidemment par la situation qui survit encore mais ne cesse de s’étioler des liens avec les USA, vis-à-vis des Britanniques.
Quels pourraient être ces facteurs nouveaux ? L’un est déjà à l’œuvre, avec la confusion et le désordre du système de l’américanisme, pour ne pas dire son effondrement, qui produit les effets paradoxaux d’une réduction de la puissance dynamique de ce système, et de son repli sur des myriades de problèmes intérieurs, des problèmes structurels gravissimes accompagnés et parfois absurdement supplantés par des polémiques irrationnelles, tout cela entretenant un désordre qui suscite une sorte d’isolationnisme psychologique US qui relèverait plutôt de l’autisme. (Les “experts” assermentés voudront-ils bien avoir un jour l’obligeance et la souplesse de jugement d’apprécier l’extraordinaire de la situation d’un amiral Mullen allant mendier auprès de l’industrie d’armement US qu’elle engage des vétérans pour soulager le Pentagone de leur entretien ?) Mais d’autres facteurs devraient intervenir, qui sont, eux, complètement étrangers à la seule problématique stratégique et militaire, et à la problématique des rapports avec les USA. Bien entendu, il y a les pressions budgétaires intérieures considérables, qui poussent à la rationalisation des moyens ; c’est un argument classique, mais qui prend toute son acuité, sans aucun doute, dans les situations de tension financières, économiques et sociales que nous connaissons, qui sont sans précédent.
Il y a également les interférences des crises eschatologiques auxquelles nous devons nous intéresser de plus en plus, qui poussent au regroupement des moyens, y compris militaires, dans des buts qui sont souvent très éloignés des ensembles et des lignes de force stratégiques, qui ne sont pas pour autant créateurs de nouvelles lignes stratégiques proprement dites, qu’on identifierait pour cela, dans un sens beaucoup plus large, comme des “buts structurants”. De ce point de vue, nous pensons que les moyens d’actions militaires et civils des pays proches vont de plus en plus avoir tendance à se rapprocher, tandis que les missions vont se diversifier et s’élargir à mesure hors des domaines classiques, notamment pour les militaires. D’un certain point de vue, l’hypothèse explorée ici, pourrait se rapprocher d’une proposition purement civile faite par la France de constituer une force d’action aérienne de “bombardiers d’eau” à l’échelle européenne d’intervention contre les incendies. C’est dans ce cadre général, bien plus réglé par les événements que par les politiques élaborées des partenaires qu’il faut envisager les développements des coopérations, y compris militaires. On comprend bien entendu que, dans ce cadre où les réflexes politiques habituels deviennent complètement obsolètes, où les pensées générales doivent affronter des révolutions coperniciennes, il est évident qu’un projet de coopération franco-anglais au niveau des porte-avions prendrait évidemment un certain degré d’intégration et passerait, tout aussi évidemment, par la standardisation de l’équipement aéronaval avec l’avion français Rafale. A cet égard, le farouche Richard North, aussi anti-européen qu’il est anti-français, a raison avec la conclusion qu’il arrache à sa propre logique, malgré toute l’amertume qu’il éprouve. (Et nous dirions que le tintamarre et les hypothèses abracadabrantes qui, à Londres, ont accompagné les rumeurs au niveau des porte-avions, jusqu’à la location d’avions F-18 au Marine Corps ou l’U.S. Navy alors que ces deux services n’ont plus assez d’avions pour leurs propres structures, sont le signe de cette sorte de malaise qui marque que les interdits les plus fermes, les tabous les plus intangibles, deviennent extrêmement vulnérables et fragiles, – et Dieu sait que le non-achat, voire la non-existence du Rafale pour d’importantes portions de l’establishment, est un de ces tabous et de ces interdits de l’époque ossifiée dont nous parlons.)
Notre sentiment est que, dans cette époque absolument nouvelle où nous entrons, où les relations ne sont plus déterminées par des choix géopolitiques classiques, par des visions conservatrices, par des pressions traditionnelles d’influences, mais par des événements extérieurs, incontrôlables, urgents, très complexes à identifier, le plus souvent eschatologiques, les habituels interdits politiques et de communication vont être soumis à rude épreuve jusqu’à être balayés dans certaines circonstances urgentes. Dans le même sens, les décisions surprenantes qui pourraient être prises ne devraient pas être interprétées selon les logiques d’époques dépassées. Ainsi serait-il aventureux et contestable d’apprécier une éventuelle décision britannique dans les années qui viennent d’achat d'avions français Rafale dans leur version embarquée, – pour le cas qui nous occupe, – comme un renversement correspondant à l’époque des situations occidentales traditionnelles, avec par exemple le modèle français “eurocentriste” concurrent du modèle transatlantique. Tout cela n’a plus de rapport avec l’époque nouvelle dans laquelle nous entrons à très grande vitesse.