“The Economist” et la fin de l'OTAN

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The Economist et la fin de l’OTAN


2 mars 2007 — Notre ami Jean-Philippe Immarigeon nous signale justement et fort à propos cet article de The Economist, qu’il a lui-même commenté à l’attention de ses lecteurs. Cet article concerne l’Amérique, l’alliance américaniste de l’Europe, plus profondément la considération autrefois haute et désormais catastrophique où l’Europe tient l’Amérique ; il dissimule à peine l’humeur affreuse, le dépit et le désarroi où se trouvent les meilleurs amis de l’Amérique, notamment ceux du Royaume-Uni, — et l’idée de rupture à laquelle ils donnent désormais tout son dû. L’article se lit au son de la Marche funèbre. A notre avis, il concerne sur le fond la crise européenne qui se profile, grâce à la maladresse époustouflante de la bureaucratie du Pentagone et l’aide empressée des amis d’Europe de l’Est.

Le fond de l’article concerne cette situation des Américanistes vis-à-vis de l’Europe, et cette idée, exprimée dès 2002 par Rumsfeld, que le plus “intéressant” pour les USA en Europe, ce sont les “petits nouveaux”, les pays libérés du communisme depuis les années 1990 et précipitamment fourrés dans l’OTAN et dans l’UE. Ils furent dès l’origine de la manoeuvre jugés plus malléables et plus manipulables que ceux de l’Ouest avec lesquels il faut encore prendre quelques gants. (Par “manœuvre”, nous entendons la constante poussée américaniste depuis le début de la Guerre froide pour investir l’Europe, bureaucratiquement et par influence. Curieusement, cette poussée est sans cesse renouvelée, même vers des pays acquis aux intérêts US, — la plupart des pays européens le sont, — ce qui finit en général par provoquer des effets pervers et contre-productifs.)

La critique de la manœuvre rumsfeldienne, par The Economist (les dernières phrases de l’extrait sont savoureuses lorsqu’on sait que les premiers dirigeants des pays européens de l’Est étaient d’anciens apparatchiks des PC nationaux.) : «For a start, the crude division of Europe into “old” (anti-American) and “new” (Atlanticist) has hardly helped the still-shaky cause of reuniting the continent.

»The disproportionate presence of largely token ex-communist forces in the “coalition of the willing” has helped confirm the cynical chancelleries of old Europe in their view that the new democracies are gullible American patsies.

»The implication of Romania, Poland and perhaps some other countries in the renditions scandal has blemished what should have been the new democracies’ strongest card: their commitment to human rights. How could those who had suffered in communist prisons collaborate now in the torture of other prisoners? The allegation may be outrageously unfair. But it has stuck in the minds of many.»

L’article détaille rapidement les multiples maladresses US qui ont réduit radicalement la popularité et l’influence publique des USA en Europe, — en Europe de l’Ouest, sans aucun doute, mais dans la “new Europe” également, où le public est de plus en plus déconnecté des équipes dirigeantes dans une position de défiance des USA. (Jusqu’aux maladresses tatillonnes de la bureaucratie US, championne du monde à cet égard : «Polish and Estonian boys who fight side-by-side with Americans in Iraq are liable to be treated as potential terrorists and illegal immigrants when they want to visit. The administration has moved shamefully slowly on this injustice, and on military assistance to its eager allies.»)

Tout cela débouche sur la péroraison où l’affaire du système anti-missiles US proposé à la Pologne et à la Tchéquie, au grand mécontentement de la Russie… et de l’Allemagne, est implicitement décrite comme menaçant de déboucher sur une crise majeure rappelant celle des euromissiles. Effectivement, la période qui s’ouvre en Europe vaudrait d’être nommée “Euromissiles-II”. (On notera dans l’extrait ci-dessous la fine remarque concernant Prodi : effectivement, aujourd’hui en Europe les gouvernements tombent à cause de leur complaisance vis-à-vis des USA. C’est une nouveauté. The Economist l’a remarqué, lui, au contraire des généraux du Pentagone.)

«Yet, if the Atlantic bonds do weaken, the ex-captive nations will suffer the most. It was America that got them into NATO, and it is America that looks out for them now, much more so than nearer but less friendly countries such as Germany. Any suggestion that the east Europeans can rely on the European Union to stick up for them against Russian bullying is, on current form, laughable.

»New radar gear and rocket interceptors planned for the Czech Republic and (probably) Poland will probably not do much to change this, You do not strengthen an alliance by pressing on your allies weapons that their public does not want. Helmut Schmidt, Germany's chancellor 20 years ago, thought that having cruise and Pershing missiles in western Europe would make America’s nuclear guarantee more credible. Instead, it cast America as the warmonger in the minds of the muddle-headed, and stoked peacenikery throughout Europe.

»Barring an unlikely success in Afghanistan or Iraq, the strains on the Atlantic alliance will grow in the years ahead. The rivets have long been popping. Now great girders, such as Italy, are twisting and buckling. It was public anti-Americanism that brought down Romano Prodi’s government last week. Old Kremlin hands who remember how hard they once tried to destroy NATO must have trouble believing that the job is being done so well for them now by the alliance’s own leaders.»

Cri du coeur et cri de rage

Il nous semble que ce texte, qui est un cri du cœur devant l’alliance qui se défait autant qu’un cri de rage devant la responsabilité aveugle des américanistes dans ce processus, mesure bien la crainte panique des atlantistes britanniques, particulièrement devant la crise Euromissiles-II qui menace, qui pourrait bien emporter l’Alliance. Curieusement, dans le rapide rappel que The Economist fait de la première crise des euromissiles, se glissent autant de fautes qu’il y a d’affirmations.

• C’est en 1977, il y a trente ans, et non 20 ans comme il est écrit, qu’Helmut Schmidt lança un cri d’alarme. Et c’était beaucoup moins pour réclamer des armes supplémentaires des USA (on n’en était pas encore là) que pour dénoncer le déséquilibre qu’ouvrait le début du déploiement des SS-20 soviétiques en Europe. Le péché originel ne venait pas des USA (appel aux armements US) mais de l’URSS qui, aux yeux de Schmidt, détruisait sciemment l’équilibre des forces nucléaires en Europe. L’appel aux USA serait la conséquence de l’initiative soviétique. Les Américains, conduits par un Jimmy Carter peu incliné au surarmement, se feraient tirer l’oreille et, finalement, réclameraient une décision collective et nuancée de l’OTAN (“double décision” de l’OTAN de décembre 1979 : déploiement des Pershing II et GLCM US en 1983, ouverture immédiate de négociations avec l’URSS pour tenter d’empêcher ce déploiement en obtenant l’arrêt de celui des SS-20 et la destruction des SS-20 déjà déployés). Ce processus indique que les Américains ne tenaient nullement à passer pour les initiateurs de ce nouvel armement en Europe de l’Ouest, ce qu’ils n’étaient en aucune façon.

• En conséquence de quoi, ce n’est pas une vague d’anti-américanisme que déclencha la crise, mais une vague de pacifisme anti-nucléaire (en 1981-83 en Europe), ce qui n’est pas du tout la même chose. On le mesure aisément en rappelant que, d’une façon exactement parallèle à l’Europe, un mouvement d’une puissance considérable (le mouvement Freeze) se développa aux USA en 1981-82, notamment avec l’appui massif des églises (catholiques et protestantes), contre l’armement nucléaire ; mouvement si peu anti-américain qu’il influença Reagan et le poussa dans son idée, exposée en 1983, de développer la SDI. (Au départ, Reagan voyait la SDI, ou bouclier anti-missiles, comme un moyen de dépasser la formule du “suicide réciproque” de la dissuasion, la doctrine MAD [Mutual Assured Destruction], donc d’annihiler la menace nucléaire. Il s’agissait de lutter non contre l’URSS mais contre le danger d’holocauste nucléaire commun. Ce fut au point où Reagan proposait, dans sa première idée de la SDI, un partage des technologies anti-missiles avec l’URSS pour écarter tout soupçon de volonté d’acquérir la supériorité stratégique, — idée prestement éliminée par la bureaucratie du Pentagone, — demandez donc à Perle, il vous parlera de ce dernier point.)

• Même à l’Est, notamment en RDA avec le soutien puissant de l’église protestante, mais aussi en URSS, ce même mouvement pacifiste se développa. Pour la première fois, les dissidents soviétiques trouvaient une assise populaire, au moment où Sakharov, le père de la Bombe soviétique, se révoltait contre le complexe militaro-industriel soviétique.

La relecture de la crise par The Economist est malheureuse. En 1977-87, les Américains ne furent pas les plus maladroits. Ce titre revient aux Soviétiques, les Européens de l’Ouest découvrant qu’ils étaient pieds et poings liés dépendant des USA pour la sécurité spécifique du continent (les Français à part, bien entendu). Les trouble-fêtes, c’étaient les Soviétiques. Aujourd’hui, ce rôle revient aux Américains. Sans doute est-ce l’obsession (la crainte) de l’anti-américanisme actuelle qui pousse The Economist à transformer l’affaire des euromissiles en faisant fort bon marché de la vérité historique.

La similitude essentielle des deux situations (1977 et 2007) est le ferment de déstabilisation de la situation stratégique par l’introduction d’une asymétrie des systèmes, ici (en 1977) du fait des Soviétiques, là (en 2007) du fait des Américains. Mais la situation de 2007 est pire, et les Américains bien plus maladroits que les Soviétiques de 1977, parce que leurs systèmes déstabilisateurs à installer en Europe sont présentés comme n’ayant rien à voir avec la situation européenne. Quels que soient les pinaillages sans fin des experts, stratèges et autres concernant les performances fantomatiques de systèmes anti-missiles qui se sont fait remarquer jusqu’ici par leurs capacités à rater, la stupidité politique de la démarche du Pentagone laisse sans voix. On éveille la méfiance de la Russie en pleine renaissance de puissance et toujours fermement puissance nucléaire, on met en cause son sentiment de sécurité, pour quelque chose qui n’a aucune valeur stratégique, ni pour l’Europe par rapport à la situation européenne, ni éventuellement contre les Russes. On menace gravement un équilibre stratégique fondamental avec rien de stratégique, c’est-à-dire aucun intérêt stratégique. On ne peut rêver plus sot. Quand un général du Pentagone ou un éditorialiste atlantiste vous dit, faraud et vertueux, que les anti-missiles US qui viendront en Pologne ne peuvent rien contre les missiles russes et n’ont donc rien à voir avec l’Europe, on devrait aussitôt le fusiller pour crétinerie caractérisée : s’il n’apporte rien sur le plan stratégique à l’Europe otanienne, que vient-il foutre en Europe, ce système ?!

(S’il est question des anti-missiles, la finesse politique impliquait ceci : ne rien mettre en Europe qui pourrait alerter les Russes, à aucun moment et d’aucune façon le jeu n’en vaut la chandelle. Au contraire, c’est la première chose qu’on fait! Mais comment attendre une telle finesse d’esprits absolument cloisonnés. Les experts du Pentagone étant en mode “anti-terreur” pour les anti-missiles, inutile de leur demander de prêter attention à la Russie et à la situation nucléaire de l’Europe.)

Les arguments de The Economist sont douteux mais la conclusion imparable : c’est bien l’OTAN qui est en cause ici, et les USA responsables à 150% par leur maladresse. Parce que c’est, à nouveau comme en 1977-83, mais bien plus gravement, le découplage stratégique de l’Europe et des USA par le biais d’une crise politique qui est en jeu. Effectivement, ce que l’URSS n’a pas réussi en 1977-87, les USA pourraient le réussir dans les années suivantes à partir de 2007…