“The Gulag of our times” et ses conséquences: combien de temps l’Europe tiendra-t-elle?

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“The Gulag of our times” et ses conséquences: combien de temps l’Europe tiendra-t-elle?


29 mai 2005 — Un sujet devrait devenir particulièrement sensible en Occident (surtout en Europe), malgré toutes les tentatives faites pour l’écarter : la question du système de prison et de torture mis en place par les USA, — prétendument contre le terrorisme, et qui s’avère actif contre une tranche indéfinissable mais certainement conséquente de certaines populations, notamment en Afghanistan et en Irak, et contre des citoyens de nombreux autres pays. Le système a été qualifié de “Gulag of our times” par le président d’Amnesty International, ce qui a particulièrement ému la presse conformiste américaniste avec sa vertu toutes étiquettes confondues, du Wall Street Journal de la droite dure au Washington Post avec son masque libéral.

Le système mis en place par les Américains possède deux particularités fondamentales qui en font effectivement un système structuré de traitement de prisonniers en général détenus illégalement et arbitrairement, notamment par la terreur, par la torture et par l’humiliation. Le système évolue non pas en marge des lois mais, au su et au vu de tout le monde, au mépris complet des lois, notamment internationales, — et c’est là un point capital. Il n’a rien à voir avec divers cas de torture qu’on a voulu rappeler à son propos, pour tenter de le relativiser en le faisant passer, comme c’est l’habitude de la part des alliés fidèles pour leur champion américain, dans la rubrique “pertes et profits”, — le pot commun des “sales guerres” et autres de notre civilisation qui permet aux pires (“au pire” d’ailleurs, le singulier suffit) de se dédouaner au nom de la solidarité pour tous.

• Ce système est organisé à partir “du haut”, à partir du sommet de la hiérarchie, comme une consigne énoncée bel et bien, authentifiée par des directives détaillées. La légende des “bavures” multipliées a fait son temps: depuis Abou Ghrabi il y a un an, avec les détails innombrables sur Guantanamo et, plus récemment, sur quelques centres du système en Afghanistan, la fiction initiale n’est plus tenable. (Voir parmi de nombreux commentaires dans le même sens l’article de Bob Herbert, du 24 mai, qui pose la question de savoir comment Rumsfeld est toujours en fonction: « The troops who do their jobs honestly and diligently, and who fight bravely when they have to, have been betrayed by leaders who encouraged abusive behavior and allowed atrocities to flourish. »)

• Ce système est complètement bureaucratisé, comme toutes choses aujourd’hui dans les forces armées US et ce qui sert de structure fédérale aux États-Unis. A cet égard, son inhumanité est complète, ainsi que son impunité par diffusion des responsabilités dans l’irresponsabilité bureaucratique classique. Il s’agit d’un système éminemment moderniste par cet aspect bureaucratique, moderniste au sens où l’entend Richard L. Rubenstein lorsqu’il décrit le système nazi dans son livre d’un très grand intérêt La perfidie de l’Histoire (aux éditions du Cerf, publié en 2005 mais le texte original date de 1975).

Même si les chiffres tendent à ridiculiser la comparaison (encore faudrait-il connaître les “scores” exacts, cumulés, des divers activités US et des sous-traitants des US, notamment les sociétés privées dite de sécurité, qu’on pourrait aussi bien qualifier “de terreur”), la comparaison “Gulag of our times” est loin d’être inappropriée pour ce qui est de l’esprit de la chose. C’est à ce point et sur ce constat qu’on peut mesurer la gravité de cette affaire et l’importance de la prise de position d’Amnesty, qui dispose de moyens puissants et d’une influence réelle.

Effectivement, Amnesty a déclenché une fameuse bataille depuis le 25 mai et la publication de son rapport, en prenant comme objectif central le pays-phare de la Liberté du monde, les Etats-Unis d’Amérique. William Schultz, le président de la section Amérique d'Amnesty International, a été plus loin en désignant les responsables américains qu’on peut juger pénalement comptables de ce système, si ce système est perçu comme attentatoire à diverses dispositions légales internationales dans le cadre des dispositions sur les droits de l’homme, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, etc.

Le 25 mai, Schultz s'est tourné vers les autres pays du monde, — et l'on comprend que cet appel, qui est aussi un avertissement, s'adresse en priorité aux Européens qui appuient leur légitimité sur un certain nombre de “valeurs” dont on cherche vainement la trace, sinon pour constater leur viol systématique, dans “the Gulag of our times”, — pour les avertir en leur disant en substance: le jour s'approche où vous allez devoir traiter les officiels américains comme votre justice a traité Augusto Pinochet en 1998. Écoutons Schultz: « If the U.S. government continues to shirk its responsibility, Amnesty International calls on foreign governments to uphold their obligations under international law by investigating all senior U.S. officials involved in the torture scandal. » Cette image, en guise de points sur les i: « The apparent high-level architects of torture should think twice before planning their next vacation to places like Acapulco or the French Riviera because they may find themselves under arrest as Augusto Pinochet famously did in London in 1998. »

Autant il est concevable que l’aspect juridique de cette sorte d’affaires reste secondaire lorsqu’il s’agit d’incidents ponctuels, dont l’effet s’atténue rapidement après les faits, autant il peut devenir essentiel si l’on se trouve devant une structure en activité constante. Des révélations régulières viennent rappeler son existence autant que son caractère structurel, justement, tout en instruisant le dossier. Dans ce cadre et sous la pression de circonstances médiatiques, il est possible que certains pays européens se trouvent dans une circonstance où leurs justices se saisiraient de tel ou tel cas, répondant ainsi à l’appel d’Amnesty International. La Belgique et l’Allemagne, notamment, ont connu cette circonstance, et il a fallu des interventions du pouvoir politique mettant en cause l’esprit de la loi pour éviter des complications graves. Cette affaire constituera de plus en plus une menace singulièrement inédite, une menace de type “primaire” si l’on veut (par impossibilité physique de faire), sur les relations diplomatiques entre alliés transatlantiques.

Il faut même tenir compte de la pression morale que subiront les dirigeants européens, par rapport à leurs propres discours et à leurs engagements. Dans un article intéressant sur la question morale, le site WSWS.org, en date du 24 mai, publie un article dont le titre dévoile le thème — et c’est ce thème qui nous intéresse : « US military atrocities and the moral choice facing the American people. » Si c’est le cas du “choix moral” auquel est “confronté le peuple américain”, nous ajouterons, pour notre part : les peuples européens aussi. Les “atrocités américaines” érigées en système mettent en cause les références morales des gouvernements occidentaux et mettent en évidence la divergence dans la perception de ces références avec les Américains. Le terme de cette logique est la conséquence inéluctable de constater: nous n’avons plus rien de commun sur les valeurs essentielles (adieu, les “valeurs communes”). (Bien entendu, cette dénonciation concerne moins les Américains que le “système” qui les dirige. Nous en sommes tous tributaires à cet égard, quel que soit le degré de dénonciation que nous lui opposons.) Le poids de cette réflexion, une fois qu’elle est faite, est difficile à supporter longtemps.