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21 novembre 2007 — Nous avouons bien volontiers avoir été arrêtés par cette expression qu’emploie Justin Raimundo en entame de sa chronique de ce 21 novembre: «The warlords of Washington…» («The warlords of Washington don't care about international public opinion, and that goes double for what Americans think…») Souvent, un mot éclaire plus qu’un long discours une situation que vous sentez confusément sans parvenir à la décrire précisément. Un mot porte son sens et le grandit, parfois avec un poids redoutable. C’est le cas ici.
“Warlord” (chef de guerre) a une signification très forte, et une actualité très grande puisqu’il est employé pour l’Afghanistan et commence à l’être pour l’Irak. Il illustre une situation que nous qualifierions d’“anarchie caporalisée”; ou encore une situation qui serait un peu à l’image de l’underworld US du temps ou le “crime organisé” (la Cosa Nostra) fleurissait, entre 1930 et la fin des années 1960, mais un underworld sans overworld au-dessus de lui (sans autorités légales, aussi faibles et corrompues qu’elles fussent du temps du “crime organisé”). C’est également une situation qui se rapproche de celle de l’An Mil, après l’échec de l’empire de Charlemagne et avant l’établissement de royautés fortes et légitimées.
Aujourd’hui, les “chefs de guerre” triomphent (à nouveau) en Afghanistan, alors que le pouvoir “légal” y est d’une faiblesse absolument stupéfiante. Au reste, les Américains, avec leur sens innée de la corruption fondamentale et de la déstructuration, entretiennent cette situation, comme ils ont été (en Afghanistan toujours) les principaux initiateurs de son rétablissement, notamment grâce au trafic de drogue qu'ils ont favorisé, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Ils sont en train de réaliser la même opération en Irak, grâce au brav’général Petraeus et à sa formule de la victoire (“victoire à la Petraeus”). Mais ce qui nous intéresse ici est que Raimundo emploie l’expression pour Washington même. Une fois le mot posé, il apparaît d’une façon aveuglante que cela correspond magnifiquement bien à la situation de Washington.
Les “chefs de guerre” représentent donc un pouvoir de facto, appuyé sur une “légitimité” douteuse, mélangeant la force, la coutume imposée, les situations géographiques, sociales et historiques, en général temporaires ou arbitraires, etc. Il n’y a dans leur position aucune légitimité fondamentale, impliquant une transcendance qui parvient à rassembler des collectivités au-delà et parfois en dépit des pressions locales, voire localistes sollicitées par des intérêts particuliers. Ces chefs de guerre n’organisent pas l’ordre; ils organisent, pour leurs propres intérêts, une certaine stabilité arbitraire dans une situation générale d’anarchie. Cette “situation générale d’anarchie” n’est pas comptable des seules apparences. Elle peut exister au-delà et en dépit des apparences. Elle peut exister dans une société en apparence policée, avec des organes d’apparence d’un ordre formel très puissant, – par exemple, un exécutif, un Congrès, une Cour Suprême…
Cette organisation en “chefs de guerre” se caractérise par une indifférence complète à tout ce qui ne concerne pas les intérêts immédiats du chef de guerre ou de ceux qui appartiennent à ce groupe.
• Cette indifférence est frappante dans le cas de la situation du dollar. Comme on l’a signalé par ailleurs, la situation de crise actuelle du dollar est complètement absente de la campagne des présidentielles. Elle n’intéresse personne, elle ne relève pas de la situation de la campagne électorale.
• On a vu hier combien cette situation est caractéristique de Washington, combien la seule situation qui compte à Washington, c’est la situation de Washington, et tout cela réduit aux différents centres de pouvoir selon l’objet de leur intérêt où les matières sur lesquelles s’exercent ces pouvoirs.
Très récemment, nous interrogions un fonctionnaire international de très haut niveau, bon connaisseur de Washington et de retour de Washington, sur la situation dans la capitale de l’empire. «C’est une situation de complète anarchie de très bon ton et qui présente bien. Le pouvoir est éclaté en de multiples points, de multiples centres, chacun s’occupant de ses seules petites affaires immédiates. Il est quasiment impossible d’avoir prise sur quelque chose qui pourrait paraître contrôler la situation, la décision, l’action, etc. Il n’y a plus d’Etat, il n’y a plus rien qui puisse être identifié sous le terme d’“Etat”.» Le génie américaniste est évidemment d'“organiser” cette situation de complet désordre derrière une apparence d'ordre.
Puisque tout cela est rassemblé aujourd’hui autour du seul mot d’ordre qui compte, qui est “la guerre” (celles d’Irak et d’Afghanistan, mais aussi celle contre l’Iran, ou celle contre le Pakistan, etc…), l’expression de “chefs de guerre” pour désigner les chefs de ces divers points et centres d’intérêt et de pouvoir est complètement approprié. Si l’on veut, ce que Washington est en train de favoriser ou d’organiser ailleurs (en Afghanistan, en Irak), c’est ce qui existe à Washington; ou bien est-ce que Washington, d’ailleurs si ouvert à cette sorte d’organisation, est-il en train d’achever de se structurer à l’image de l’organisation qu’il favorise dans ses soi-disant “conquêtes”? Ce serait un juste retour des intentions. Partis pour répandre partout la vertueuse démocratie (“to spread democracy”), on récolte l’organisation en “warlords”.
La question du pouvoir à Washington réparti entre chefs de guerre est une question absolument centrale, bien plus importante que toutes les crises de soi-disant géopolitique que l’action de Washington déclenche un peu partout. Cette question est la clef centrale de la crise systémique qui secoue la civilisation, – non pas la plus grave ni la plus spectaculaire, mais “la clef” en ce sens que son évolution, le sens dans lequel elle sera tournée dans la serrure, suscitera des effets imprévus et déclenchera des conséquences en cascade qui aboutiront à mettre à jour la gravité de la crise générale. Nous ne sous-entendons certainement pas, dans ces évocations, celle d’un “coup d’Etat” car une “organisation” en chefs de guerre est justement ce qui est complètement incontrôlable par une autorité centrale, y compris une autorité usurpée qui chercherait à s’imposer par la surprise, la force ou la violence. C’est rejoindre l’idée générale parmi les experts de sécurité nationale US, comme on le lit à l’occasion d’une table ronde organisée par le magazine Esquire en avril 2006. Notre appréciation est celle d’une évolution contraire à celle que pourrait donner un coup d’Etat, même s’il y a tentative dans ce sens; au contraire, une telle tentative mettrait à jour le désordre washingtonien, d’une façon qui rendrait ce désordre parfaitement incontrôlable.
Nous pensons que la chose est amplement vérifiée depuis 9/11. Depuis cette date, l’arsenal des législations arbitraires, à la limite d’être policières, n’a cessé de se renforcer. Ces législations s’exercent sur l’objet précis pour lequel elles ont été établies, mais elle ne créent absolument pas une situation générale d’Etat policier. Au contraire, elles accentuent l’anarchie et l’absence de contrôle en mettant en situation de contraste et de conflit les domaines où le contrôle est accentué et ceux où le contrôle reste relâché, sinon inexistant. (Le domaine des affaires est le premier domaine où règne cette situation dérégulée, complètement anarchique, domaine de la corruption généralisée.) Ceux qui font de cette impossibilité de l’établissement d’une situation policière une vertu américaniste cèdent à la vertu du slogan, ce qui est logique puisqu’il s’agit de ceux qui jugent l’Amérique à l’aune des slogans. En réalité, cette situation déséquilibrée entre aspects arbitraires et aspects presque (?!) “libertaires” accentue le désordre et l’impuissance du système.
Les pressions ne cessent de s’affirmer sur la situation des chefs de guerre, risquant de provoquer la rupture de l’équilibre du système qui conduira à une situation de désordre du pouvoir sans précédent connu. On se rapprocherait des situations de crise extrême du système (la période 1783-1787 avant la rédaction de la Constitution, la période de la Guerre de Sécession, 1861-1865, la période de la grande Dépression, 1931-1937), – mais certainement en plus grave à cause des engagements extérieurs et de la puissance du soi-disant Empire, et sans doute différemment des cas cités. Ces pressions sont de trois ordres:
• La pression des événements guerriers extérieurs, par le canal de leur écho et de leurs conséquences à Washington. Il s’agit aussi bien des pressions des guerres en cours (aspect budgétaire et conséquences sociales et sanitaires de la guerre en Irak) que des pressions des guerres projetées (l’Iran).
• La pression des élections présidentielles, qui constituent par essence une période d’instabilité, qui l’est cette fois plus qu’elle n’a jamais été. La pression des guerres en cours (Irak, Afghanistan) et d’une guerre possible sur la campagne est considérable, par le biais des effets de ces guerres à Washington mais aussi dans la population. De ce point de vue, l’atmosphère est plus électrique, plus instable que lors de la campagne en pleine guerre du Vietnam (1968), où les données du conflit étaient bien connues et contrôlées en un sens.
• La pression de l’instabilité du système elle-même, telle qu’elle est de plus en plus fortement ressentie à la lumière du complet effacement de ce qui tenait lieu de pouvoir central (présidence, Congrès) dans sa mission “bipartisane” de coordination et d’apaisement des tensions internes, entre chefs de guerre. Cette division de Washington en chefs de guerre concurrents porte aujourd’hui sur des matières fondamentales, comme par exemple l’autorité sur les forces armées, qui est clairement déniée au chef de l’exécutif, et d’ailleurs pour des motifs absolument acceptables. (Cas de l’amiral Fallon et de quelques autres militaires, du secrétaire à la défense Gates, etc.)
Dans tout cela, un facteur constant: la guerre. C’est elle qui détermine tout ce qu’il peut y avoir de tension dans la situation actuelle. En ce sens, malgré les habitudes de Washington, la crise du monde s’est installée dans la capitale US et implique, même sans qu’ils ne le veulent pas et même s'ils ne s’en aperçoivent pas, les divers chefs de guerre.
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