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1503Nous publions ici le texte de la rubrique Analyse du dernier numéro du la Lettre d’Analyse de defensa, du 25 février 2004. Ce texte doit, à notre sens, faire un complément intéressant de notre récent texte “Faits & Commentaires” du 23 février 2004, sur un rapport alarmiste du Pentagone sur la crise climatique.
On aborde ici la question de la crise climatique dans son champ le plus vaste possible, dans la mesure où les causes profondes de cette crise impliquent nécessairement une mise en cause du système général dans lequel nous vivons depuis plusieurs siècles. Il s’agit du système technico-économique basé sur « l’économie de force » (selon l’expression d’Arnaud Dandieu et de Robert Aron), sur le machinisme, sur le développement forcené des technologies.
D'abord, rassurer ses lecteurs : nous ne sommes pas de ces gauchistes barbus qui, depuis trois ou quatre décennies, menacent la civilisation occidentale et la belle démocratie que celle-ci nous a légués. (En vérité, les gauchistes mal rasés ne s'intéressent plus guère, aujourd'hui, à la crise climatique.) Non, non, cheveux courts, si pas rasés, portant souvent cravate, nous sommes, de ce côté, irréprochables. Sir David King aussi.
Sir David est le conseiller scientifique de Tony Blair. Il écrit dans le numéro du mois de janvier 2004 de Nature les phrases suivantes :
• « In my view, climate change is the most severe problem that we are facing today, more serious even than the threat of terrorism. »
• « The Bush administration was wrong to pull out of the Kyoto protocol, the international effort to limit the emission of greenhouse gases, and wrong to imply the protocol could adversely affect the US economy. As the world's only remaining superpower, the United States is accustomed to leading internationally co-ordinated action. But the US government is failing to take up the challenge of global warming. »
• « The Bush administration's strategy relies largely on market-based incentives and voluntary action ... But the market cannot decide that mitigation is necessary, nor can it establish the basic international framework in which all actors can take their place. »
• Ajoutons ceci : le quotidien de Londres The Independent, soucieux de traduire pour ses lecteurs la substance des écrits de sir David, les résume effectivement par un titre : « US climate policy bigger threat to world than terrorism. »
Il y a, aujourd'hui, du courage à répondre en s'appuyant sur le simple bon sens aux questions essentielles sur les tragédies de notre temps, surtout quand on parvient à des jugements aussi radicaux, qui bousculent les hiérarchies établies par la force. Il faut saluer aussi bien Sir David que The Independent. C'est désormais chose faite.
Nous nous saisissons aussitôt du débat qu'ils ont ouvert pour nous et qui n'est plus un débat marginal ni un débat pour marginal.
Poursuivons notre entreprise d'apaisement : non seulement nous ne sommes pas des pouilleux gauchistes barbus, mais pas plus des écolos plus ou moins naturistes ou travestis. C'est dire. Mais nous disons autre chose : il nous semble que le problème soulevé par Sir David devrait être dans l'esprit de chacun. Nous devrions aussi peser ce constat, — constat, en effet, bien plus qu'une accusation ou qu'une affirmation polémique : « US climate policy bigger threat to world than terrorism. »
Pour écarter l'accusation de rhétorique ou d'utopisme par opposition aux strictes réalités du monde, observons que cette accusation a un fondement immédiat. Un rapport récent de l'ONU note que l'évolution climatique et ses conséquences déstabilisatrices tuent 150.000 personnes par an. C'est, en un an, beaucoup plus, et de loin, que ce que le terrorisme a tué dans les quarante dernières années. Les affirmations pompeuses et les pleurnicheries diverses autour de l'attaque du 11 septembre 2001 ne changent rien à cette réalité glacée, celle justement dont les adversaires de l'alerte climatique reprochent à ceux qui s'en préoccupent de ne pas tenir compte. Nous écartons par conséquent la querelle faite aux alarmistes du climat de céder à une menace utopique, sans conséquence réelle. Le dérèglement du climat tue, il tue beaucoup et il tue vite, dans une mesure qui ridiculise tout ce qu'on dit sur un ton de frayeur sur le terrorisme.
Nous allons nous attacher à un autre aspect, disons à un niveau supérieur. C'est celui du point de vue de la civilisation elle-même. Ce point de vue n'est absolument pas sollicité, tant l'on a, chaque jour, ad nauseam, de la part de ceux qui tiennent le terrorisme pour cette menace si grave, l'argument qu'il s'agit de la plus grave menace qui existe, qui soit portée contre la civilisation occidentale. (C'est une chose commune, l'on sait bien qu'on a aussitôt parlé, après l'attaque du 11 septembre, de “conflit de civilisations”.)
Bien entendu, nous développons une analyse de la dimension véridique du dérèglement du climat, la cause du “terrorisme comme menace contre la civilisation” étant archi-connue et n'ayant que peu d'intérêt conceptuel. Nous voulons dire que “le terrorisme comme menace contre la civilisation” est une thèse purement rhétorique, et même utopique, — nous retournons la critique faite en général aux alarmistes du climat ; on l'accepte ou on la refuse comme telle parce que, dans les faits, à part les dégâts causés par ceux qui luttent contre le terrorisme, le mal causé par le terrorisme est minime, voire négligeable. Le seul mal causé par le terrorisme est la dévastation de nos psychologies par la représentation utopique que nous nous en faisons.
Le dérèglement du climat est aujourd'hui sans hésitation identifié comme le fait de l'activité humaine. Nous parlons à dessein de “dérèglement du climat”, plutôt que de réchauffement du climat. L'important n'est pas que le climat se réchauffe puisque, comme on le sait en général, les variations climatiques vers le chaud et vers le froid ont toujours existé. Lors de la canicule de juillet-août en Europe, des interrogations sur le réchauffement du climat ont été développées par le système d'information qui protège paraît-il nos libertés. Elles ont été en général marquées, du côté des soi-disant scientifiques interrogés à l'occasion, par le mensonge par omission et l'hypocrisie, — les pires travers qu'on puisse imaginer pour un scientifique. Exemple local, un professeur de climatologie de l'université de Louvain répondant à cette question, à une émission d'information de la RTBF, le 10 août, par la remarque que « les variations de climat comme le réchauffement que nous sommes en train d'observer sont une chose normale et naturelle de la vie de l'univers ». Un autre alla jusqu'à affirmer que « le réchauffement du climat que nous observons est une phase normale, que nous avions prévue. Il y en a eu d'autres auparavant ». Mensonge pur et simple, qui passa comme une lettre à la poste. La grande chaleur amollit le sens critique.
Tous savent évidemment, et c'est le sens commun, que c'est la vitesse du changement du climat qui importe, et que cette vitesse est due à l'activité humaine. La vitesse implique, par ses contraintes de temps, que l'homme a toutes les chances (les malchances) de ne pas pouvoir s'adapter à ces changements. L'espèce humaine perdrait ainsi la seule vertu fondamentale originelle (avant l'existence de la pensée) qui la distingue du reste : la capacité d'adaptation. Littéralement, nous redeviendrons des animaux, dont la caractéristique est la vulnérabilité aux changements du milieu ; qu'il s'agisse d'“animaux pensants” n'est pas du tout rassurant, lorsqu'on voit où nous a conduits la pensée dans notre civilisation. Lorsqu'ils sont interrogés loin des pressions de 1'“actualité”, les scientifiques tiennent un autre langage. (Nous citons ici des déclarations faites au cours d'une table ronde de scientifiques, sur la chaîne de télévision Odyssée, le 29 septembre 2003.)
• De Jean Jouzel, glaciologue, représentant la France au Groupement Intergouvernemental de l'Étude du Changement Climatique : « Si on ne fait rien, on risque d'aller vers une catastrophe, si on fait quelque chose on va vers un changement de civilisation. » (Ne rien faire : passer de 7 à 20 milliards de tonnes de gaz émises par an ; faire quelque chose : passer de 7 à 3 milliards de tonnes.)
• De Serge Planton, responsable de la recherche climatique à Météo France : « Il y a une expression qui a été galvaudée, qui est le développement durable. Il est sûr que le développement de notre planète, avec notre rapport à l'énergie, est fondamentalement non-durable. »
• D'autre part, un scientifique américain témoignant dans un document qui accompagnait cette table ronde donnait ce commentaire : « Nous allons devoir nous protéger, assurer notre survie. » L'intérêt de cette intervention est qu'elle venait d'un scientifique partisan de l'économie libérale américaine, adversaire du Protocole de Kyoto et des restrictions anti-pollution, adversaire théorique de la vision catastrophiste de l'avenir climatique.
Voilà effectivement de quoi il est question, dans la bouche des scientifiques hors des pressions du conformisme : catastrophe, bouleversement de la civilisation, survie. Ces gens à l'esprit mesuré emploient des termes et des images apocalyptiques.
Mais la situation a évolué sous les coups de boutoir des réalités (la canicule européenne de 2003 suivant un été 2002 marqué par des intempéries sans précédent). Désormais, ceux qui refusaient les théories alarmistes en les taxant de “subversion gauchiste” sont conduits à accepter la probabilité d'un changement climatique sans précédent, dû à l'activité humaine.
Placés devant l'évidence, ces adversaires de l'alarmisme climatique sautent à l'autre extrême et deviennent fatalistes et nihilistes. Comme le scientifique américain cité plus haut, adversaire de l'alarmisme climatique qui finit par parler d' « assurer notre survie », l'argumentation devient : “oui, c'est vrai, le climat change très vite et cela va avoir sans aucun doute des effets déstabilisants graves, — mais c'est trop tard, il faudra s'y adapter”. Elle se développe encore, et l'on comprend aussitôt qu'elle est à la fois américaine et radicale : “il est préférable de ne rien changer dans notre forme de développement pour, au moins, développer ce que nous maîtrisons et éviter, en plus des épreuves que nous réserve le changement climatique, la déstabilisation psychologique de l'autocritique et de l'auto-accusation de certains aspects fondamentaux de notre civilisation”.
Même si l'on accepte un débat argumenté avec une plaidoirie nihiliste, — ce qui donnerait la mesure de l'abdication de l'esprit car qu'y a-t-il de plus pervers et de plus décadent que d'admettre in fine que le nihilisme est quelque chose qui peut raisonnablement argumenter ? — l'argument nihiliste n'est pas péremptoire. La caractéristique de la situation extraordinaire vers où nous nous dirigeons est qu'elle n'a, à cause de l'intervention humaine, aucun précédent. Jean-Marc Jancovici, ingénieur-conseil et auteur de L'avenir climatique qui fait autorité, explique que « [l]a situation qu'on va vivre dans le XXIe siècle est inédite dans l'histoire de l'homme, et c'est même inédit dans l'histoire des quelques millions d'années qui viennent de s'écouler ». Aujourd'hui, le passé ne peut rien nous apprendre, y compris le passé scientifique qui a appris à décrypter l'évolution climatique, y compris le passé catastrophique qui nous a appris à identifier les formes de catastrophes climatiques qui nous attendraient après nous en avoir annoncé, justement, la venue. Ce point réduit à rien l'argument nihiliste. Il signifie :
• que le pire n'est pas garanti, et que nous ne savons pas où va nous mener ce bouleversement climatique ; et
• que l'“argument nihiliste” n'est par conséquent pas recevable, dans tous les cas sous une forme absolue, que la gravité de la menace ne nous exonère absolument pas d'une réflexion sur notre civilisation, comme si nous étions fatalement liés au sort fatalement “catastrophique” de celle-ci, — que du contraire. C'est le moment ou jamais d'entreprendre une telle réflexion.
Si cette réflexion est radicale, elle est aussi très simple. Le dérèglement des conditions météorologiques dans ce qu'il a de réellement dangereux ou de radicalement incertain, c'est-à-dire du point de vue de sa vitesse, est dû à l'intervention humaine par le biais de l'économie et de la machine qui en est le principal outil. La réflexion mène à la mise en question des processus et des outils de la civilisation moderniste née autour des XVIIe et XVIIIe siècles, — naissance d'abord du point de vue philosophique et des idées (XVIIe), ensuite du point de vue économique et des moyens (XVIIIe).
On retrouve dans cette critique un courant de pensée déjà fort riche, où l'essentiel du procès du machinisme a été fait. Robert Aron et Arnaud Dandieu, ont montré, dans le livre qu'ils ont publié en 1931 (Décadence de la nation française) l'usage faussaire que le machiniste avait fait de Descartes (Aron-Dandieu parlaient de « Descartes descendu dans la rue », ou de Descartes “revu par le Henry Ford”, le moyen qu'est l'outil de la rationalité cartésienne étant transformé en une fin, démarche essentiellement américaniste). Ils dénoncèrent « l'économie de force » qui en résulta, cette économie qui bouleverse le climat.
On se trouve là, sans aucun doute, à toucher à l'explication centrale de la violence à peine contenue qui accompagne le débat sur la crise climatique. Ce débat met en cause le modèle de développement économique, c'est-à-dire le machinisme et l'intervention de la machine (aujourd'hui de la technologie) dans le processus naturel. Conceptuellement, ce débat met en cause le modernisme, voire la nature même de la modernité qui est la capacité de l'homme à intervenir et à modifier les conditions de fonctionnement et d'évolution de l'univers. (Ce qui importe pour le débat idéologique est moins le fait de la nature de l'intervention et de la modification des modalités du fonctionnement de l'univers, que le fondement moral et intellectuel de cette capacité en général. Cette capacité est-elle bonne ou mauvaise, est-elle justifiée ou pas ? Si elle est bonne et si elle est justifiée, elle est absolue, et c'est alors la notion de Progrès qui est justifiée.)
Pour prolonger ce débat ou, plutôt, chercher à lui donner une dimension différente, nous nous tournons vers le passé et un auteur que nous avons cité dans notre numéro précédent (voir la rubrique de defensa du Vol19, n°09) : Aldo Schiavone et son livre L'Histoire brisée. Il s'agit d'une analyse des conditions et des causes de la chute de l'empire romain. Schiavone livre, après une introduction particulièrement large et éclairante, une explication plus contenue et plus bornée dans les limites de l'appréciation économique de la question.
• D'abord, Schiavone constate que l'économie de l'Empire romain, lorsqu'elle a atteint son plus grand développement, s'est appuyée essentiellement sur le phénomène de l'esclavage, jusqu'à des situations extrêmement significatives en nombre d'esclaves. Le débat, pour lui, écarte l'aspect moral pour s'en tenir à des considérations d'économiste : une économie appuyée sur l'esclavage est-elle rentable, est-elle productive ?
• D'une façon générale, son constat est conjoncturellement positif et structurellement négatif. L'esclavage utilisé sur un mode, disons “industriel” peut s'avérer rentable et compétitif, malgré les contraintes apportées de facto aux capacités de création et d'initiative humaines. Mais, au bout du compte, il est négatif parce qu'il interdit structurellement des améliorations décisives, voire des orientations nouvelles, réformistes ou révolutionnaires. Mais, surtout, l'esclavage, par le statut imposé à l'esclave, est un frein, voire un abandon sinon une interdiction du développement du machinisme. L'esclave est, par définition économique, une machine. C'est là qu'est le nœud de la thèse de Schiavone.
• L'esclave n'est pas l'alternative à, par exemple, la machine qu'on ne peut fabriquer ; il est le substitut à la machine qu'on ne veut pas fabriquer. « Ce ne fut pas l'esclavage qui coupa les ailes au machinisme antique. La déconnexion entre production et machines remontait à des conditions plus lointaines et à une genèse indépendante de l'expansion du travail servile. »
• Schiavone nous montre par ailleurs que les Romains, et les Grecs avant eux, qui avaient si magnifiquement développé les sciences et les arts de l'esprit, de la parole, etc., refusèrent de faire de même pour la machine et la technologie. Certains “accidents” (Archimède développant des concepts technologiques d'armes pour vaincre la flotte romaine) montrent qu'ils pouvaient le faire, qu'ils refusèrent, et c'est ce refus qui conduisit à choisir l'esclavage comme alternative.
• Enfin, il nous donne son explication : la volonté des Anciens de ne pas interférer dans la logique et la mécanique de la nature, ce qui était le cas irrémédiable avec le machinisme et la technologie. « La solution de l'énigme (songeons, là encore, à Héraclite) était pour l'homme la seule formule qui permettait d'en approcher la vérité. On pouvait seconder la nature pour qu'elle donnât ses fruits; il fallait respecter le système de règles déduit de l'observation de ses rythmes et de ses apparences anthropomorphiques (se comporter “selon” la nature et jamais contre elle); on pouvait en traverser l'écorce grâce à l'acuité de l'intelligence, et en découvrir la partie cachée de la scène; mais non espérer la vaincre et la contrôler... »
Ce à quoi nous conduit Schiavone (sans proposer lui-même l'idée puisqu'il est au contraire un partisan de la modernité et de la technologie), c'est l'idée que les Anciens ont repoussé la possibilité du machinisme par respect de l'équilibre du monde, au risque du blocage de leur économie. Leur respect n'en est-il pas, alors, plus admirable, s'il s'avère qu'il s'appuie sur l'intuition que l'intrusion du machinisme dans l'équilibre du monde pourrait receler des conséquences catastrophiques, dans le chef de la rupture de cet équilibre et des catastrophes qui pourraient en résulter, — exactement comme nous l'expérimentons aujourd'hui ?
On observe que cette même idée de l'action à terme catastrophique des techniques (ou technologies, ou machinisme) existe, indirectement, chez Arnold Toynbee. L'idée est que cette puissance constitue un frein peut-être tragique dans ses conséquences au développement d'autres civilisations. Cela constitue, chez Toynbee, une critique indirecte mais puissante de la civilisation occidentale. Cela renforce l'hypothèse que la méfiance, au moins, du machinisme ressort d'une sagesse immémoriale qui propose l'idée que l'intervention contrainte dans l'ordre du monde implique un risque apocalyptique. Schiavone, qui est partisan des technologies, répond que le développement de l'économie romaine vers l'esclavagisme est effectivement une perversion. Mais ne se trouve-t-on pas devant une perversion accidentelle contre une perversion structurelle ?
La crise climatique, qui est en soi (considérée objectivement) une menace terrifiante, est aussi, dans un autre domaine, une voie immanquable pour mettre en évidence combien notre civilisation suit une logique destructrice et apocalyptique, et combien cette logique est liée au concept de modernité. Nous voilà en plein dans notre débat idéologique actuel. Ainsi pourrions-nous passer sans heurt, dans ce cas, de la crise du terrorisme à la crise climatique. L'objet est accessoire (même s'il est apocalyptique comme dans le cas du climat), le thème étant fondamental et retrouvant l'affrontement central de la civilisation occidentale.
Notre perception est qu'il y a, encore en bonne partie dissimulé, un fort courant de confluence politique et, surtout, idéologique, et, au-delà, un fort courant d'appréciation spiritualiste dans la confrontation des conceptions autour de la crise climatique. Cette crise a une dimension idéologique, bien entendu, une dimension de civilisation sans aucun doute, une dimension sacrée dans ses rapports avec le religieux sans doute. (Cette évolution se fait en même temps que l'effacement progressif des écologistes de ce champ d'arguments, au fur et à mesure qu'ils se replient sur les dimensions régionales et “citoyennes” des conséquences de la crise.)
Il ne fait aucun doute que la question de la crise climatique est présente dans l'esprit des néo-conservateurs et, derrière eux, dans l'esprit des fondamentalistes chrétiens autour de GW Bush. La dialectique utilisée dans les cas les plus extrêmes à propos de la crise climatique et de sa dimension apocalyptique est très proche de celle qu'on utilise pour la guerre contre la terreur, si bien qu'il n'apparaît finalement nullement sollicité de rapprocher les deux. La différence entre les deux est que la crise climatique est bien entendu sérieuse, au contraire de la guerre contre la terreur. Cette différence devrait faciliter un transfert de l'une à l'autre. Nous croyons que ce transfert va se faire de plus en plus vite.
On a déjà vu (voir notre rubrique Contexte, Vol19 n°02) que des néo-conservateurs américains réagissaient désormais à ces questions en les assimilant à la bataille des modernistes, dont ils seraient, contre les traditionalistes. Nous citions un de ces néo-conservateurs disant à un interlocuteur portugais qui lui parlait des incendies de l'été 2003 dans son pays, dus à la canicule et souvent perçus comme une conséquence de la crise climatique : « C'est un bien pour un mal. Cela contribue à la disparition de catégories rétrogrades de la population. Ces gens vont se reclasser dans les villes, devenir plus modernes, plus sophistiqués. [...] Vous voyez bien que nous avons raison de nous opposer au Protocole de Kyoto. L'évolution de l'environnement doit être considérée comme étant un facteur non négligeable d'avancement de notre doctrine. »
Le radicalisme de la “guerre contre la terreur” est de même racine, de même essence apocalyptique que le radicalisme montré par des adversaires de l'alarmisme climatique qui en acceptent désormais la perspective et tendent à la noircir irrémédiablement. Ce radicalisme est, dans le plus extrême de sa logique, complètement nihiliste par l'acceptation de la destruction des structures qu'il admet, sinon recommande. Plus que des “modernes” contre les “anciens” (à moins de changer la signification des mots), nous avons des fondamentalistes mystiques cherchant la déstructuration de la civilisation et du climat comme ouverture à l'apocalypse conduisant à l'installation d'une civilisation correspondant à leur conception du Royaume de Dieu.
Contre eux, la résistance doit trouver une assise mystique, sacrée si l'on veut, pour pouvoir monter une opposition acceptable. Ce sera, en un sens, l'achèvement de la transformation de la guerre, avec le mysticisme structuré et gendarmé des religions remplacé par le mysticisme des engagements. Il se posera alors aux religions, mais aussi aux nations ou groupes de nations, la question fondamentale de choisir un camp ou l'autre.
Ce rapprochement entre guerre contre la terreur et crise climatique, avec dilution de la première dans l'affrontement que va susciter la seconde permet de proposer l'hypothèse que la guerre contre la terreur va cesser d'être une construction de plus dans une continuité (la fabrication des Ennemis successifs pour conserver la cohésion de la soi-disant nation américaine, et, au-delà, pour conserver son sens au modernisme). Elle deviendrait le prélude à un affrontement majeur au sein de la civilisation occidentale, résumant toutes les tensions existant dans cette civilisation depuis la chute de Rome, avec accélération décisive depuis la Renaissance. Cet affrontement ne suivra pas nécessairement les réalités de la crise climatique mais s'appuiera sur sa signification conceptuelle par rapport aux engagements de civilisation.