Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
3947Thomas Frank est l’auteur d’essais reconnus en Amérique sur la collusion de la subversion et des milliardaires. Dans The Conquest of cool, il exposa comment la pub et le Big Business recyclèrent la contre-culture et la contestation dans les années 60 (il parle d’un changement de paysen cinq ans). Plus récemment, Frank explique comment, en Amérique comme en France, les riches votent à gauche. Dans cet article publié par Le Monde diplomatique il montre et dénonce la collusion entre les forces milliardaires et la bourse des valeurs morales tenue par une clique d’oligarques branchés. Deux cibles : les Clinton et le duo Weinstein.
Tout ce que dit Thomas Frank est frappé au coin du bon sens : une seule observation, à savoir que la trahison du pauvre - et la célébration du fric - par la gauche entame son troisième siècle. Tout est déjà observé à la fin du dix-neuvième siècle par Roberto Michels, Georges Sorel et bien sûr par un Engels aigri. Serge Halimi l’avait recensé dans son essai Sisyphe est fatigué. Depuis la gauche mondialiste évente son agenda bouffon (climat, migrants, théorie du genre, etc.) en instaurant la dictature messianique de son fric moraliste.
On lit Thomas Frank :
Quand l’affaire Harvey Weinstein a fait irruption à la « une » des journaux, je n’avais jamais entendu parler de ce personnage. Sans doute étais-je le seul journaliste des États-Unis à faire preuve d’une ignorance aussi complète. Qui était donc ce producteur de cinéma accusé d’avoir agressé sexuellement un nombre incalculable de femmes ? En commençant à me documenter, j’ai découvert que, à une époque pas si lointaine, il était réputé pour un tout autre motif : sa relation intime avec le Parti démocrate et son soutien généreux à une variété de personnalités et de bonnes causes classées comme progressistes. Longtemps, il fut même considéré comme un adversaire intraitable du racisme, du sexisme et de la censure. On lui doit, par exemple, quantité de soirées fastueuses destinées à recueillir des fonds pour la lutte contre le VIH-sida. En 2004, il avait apporté son soutien à un groupe de femmes baptisé « les mères opposées à Bush ». Dans la foulée de l’attaque terroriste contre le journal français Charlie Hebdo, il brandit haut le flambeau de la liberté d’expression : « Personne ne pourra jamais détruire la capacité des grands artistes à dépeindre notre monde », proclamait-il le 11 janvier 2015 dans les pages du magazine Variety.
C’était aussi, et surtout, un partisan inconditionnel de M. Barack Obama et de Mme Hillary Clinton. Nul n’incarnait mieux que lui les ambiguïtés de ce gratin démocrate représenté par la Fondation Clinton. Les soirées caritatives qu’elle organisait assuraient la même fonction que les bonnes œuvres passées de M. Weinstein : celle d’une chambre de compensation sociale où les nouveaux entrants dans le beau monde reçoivent leurs lettres de noblesse — en France, autrefois, on appelait cela une « savonnette à vilain ».
Participer à un événement de la Fondation Clinton revient à faire un plein de bonté à gros indice d’octane. Vous y rencontrez une ribambelle de célébrités, un éventail de personnages glorifiés pour leur altruisme et leur infaillible valeur morale et qui, bien souvent, portent un nom simple, comme le chanteur Bono ou la jeune Pakistanaise Malala, Prix Nobel de la paix. Des personnages sanctifiés, béatifiés, au contact desquels s’opère un échange de bons procédés qui permet aux gros poissons du monde des affaires de se procurer à coups de contributions financières un brevet de bon Samaritain. Au centre de ce jeu de passe-passe, les Clinton jouent les maîtres de cérémonie. Ils ont un pied dans chaque camp, celui des grandes âmes vertueuses et celui, moins reluisant, de l’affairisme entrepreneurial. M. Weinstein personnifiait mieux que quiconque cette Bourse des valeurs morales.
Voilà ce champion d’humanité accusé de violences sexuelles d’une fréquence et d’une gravité invraisemblables. Voilà que cet infatigable défenseur de la liberté de la presse se dévoile comme un virtuose dans l’art de manipuler les journalistes, quitte à les molester lorsqu’ils s’entêtent à poser des questions gênantes. Mais le producteur-vedette de Hollywood savait aussi présenter un visage avenant, se tisser un réseau d’obligés, recevoir et renvoyer l’ascenseur.
En 2012, il achète les droits d’exploitation sur le territoire américain du Serment de Tobrouk, un documentaire réalisé par un essayiste français élégamment vêtu, Bernard-Henri Lévy, et destiné à promouvoir sur la scène internationale la destruction en 2011 du régime de Mouammar Kadhafi — destruction mieux connue aux États-Unis sous le nom de « guerre de Hillary » et dont la Libye, sept ans plus tard, ne s’est pas remise. La description qu’en donne M. Weinstein illustre le niveau d’emphase et de pédantisme qu’il est possible d’atteindre en un seul paragraphe : « Ce film merveilleux montre le courage incroyable de BHL et la force de l’ancien président Nicolas Sarkozy, tout en mettant en lumière l’inestimable leadership du président Barack Obama et de la secrétaire d’État Hillary Clinton. Il permet au public américain de plonger dans les coulisses où le gouvernement de notre pays et celui de la France ont œuvré ensemble pour faire cesser le massacre de civils innocents et ont brillamment réussi à renverser un régime. » Ce qui lui vaudra ce retour d’affection de Bernard-Henri Lévy : « J’ai une profonde estime pour Harvey Weinstein. Au-delà de sa réussite cinématographique, il est d’abord pour moi l’homme qui a lancé Amnesty International aux États-Unis, lutté contre la peine de mort, et l’un des rares, côté américain, à avoir mené la bataille contre les lyncheurs de [Roman] Polanski » — le réalisateur de Chinatown et de Rosemary’s Baby, poursuivi pour le viol d’une mineure âgée de 13 ans.
Le progressisme de M. Weinstein se mesurait en lauriers au moins autant qu’en dollars. Le prodige de Hollywood siégeait au conseil d’administration de divers organismes à but non lucratif ; les films de sa société, Miramax, récoltaient Oscars et Golden Globes à foison ; en France, il a même reçu la Légion d’honneur. En juin 2017, quatre mois avant qu’éclate le scandale de ses agressions et de ses manœuvres pour réduire au silence les victimes de sa tyrannie sexuelle, le club de la presse de Los Angeles lui décernait encore le Truthteller Award, le prix du « diseur de vérité ».
Une imposture grossière ? Il est certain que sa conscience politique ne brille ni par sa consistance ni par sa profondeur. Il a par exemple vigoureusement désapprouvé la candidature de M. Bernie Sanders aux primaires démocrates de 2016. Le soir de l’élection présidentielle de novembre 2008, il acclamait la victoire de M. Obama au motif que les « cours en Bourse [allaient] grimper partout dans le monde ». Et son humanisme se teinte parfois de vert-de-gris. Le 5 novembre 2012, à l’occasion de la diffusion de Code Name Geronimo (SEAL Team Six en version originale), un film à la gloire du commando américain qui a tué Oussama Ben Laden, coproduit par sa société, il se fendait d’un hommage enflammé à l’un des artisans les plus discrédités de la guerre d’Irak : « Colin Powell, le plus grand génie militaire de notre temps, soutient le président Obama. Et les militaires l’adorent. J’ai fait ce film. Je connais les militaires. Ils respectent cet homme pour ce qu’il a fait. Il a tué plus de terroristes dans le bref exercice de ses fonctions que George W. Bush en huit ans. C’est lui, le vrai faucon. »
Dans le monde de M. Weinstein, l’engagement politique se place sous le patronage de l’industrie du luxe, à Martha’s Vineyard comme dans les Hamptons — deux hauts lieux de la jet-set américaine —, au gala de soutien d’un candidat comme à une soirée de bienfaisance. Roger Ebert, un influent critique de cinéma, racontait ainsi une réception qu’il avait donnée en 2000 à Cannes en faveur de la recherche contre le sida : « La vente aux enchères privée et le défilé de mode ont été suivis d’un dîner et d’une vente aux enchères publique dirigée par le patron de Miramax, Harvey Weinstein, qui, cette année, a non seulement mis en vente un massage par [la top-modèle] Heidi Klum, mais aussi persuadé [l’acteur Kenneth] Branagh et [l’acteur James] Caan d’ôter leurs chemises et de servir de cobayes pour une démonstration de ses talents. Le massage est parti pour 33 000 dollars. “Karl Marx est mort”, a observé le réalisateur James Gray (3). »
Chaque parti a ses vicelards ; M. Donald Trump est là pour nous le rappeler chaque semaine. Même à l’aune de cette règle, pourtant, M. Weinstein émerge du lot. Rarement un homme qui défendait si fastueusement les bonnes causes s’était autant appliqué à les piétiner. Comment comprendre qu’il ait pu s’identifier à des idées de gauche ? Par goût du pouvoir, peut-être, pour jouir du frisson de compter parmi les amis d’un William Clinton. Ou alors par désir d’absolution morale, celui-là même qui incite Walmart, Goldman Sachs ou ExxonMobil à parrainer des œuvres de charité. Dans le monde des grandes fortunes, le progressisme fait office de machine à laver pour rendre sa rapacité plus présentable. Ce n’est pas un hasard si, en guise de première réplique désespérée aux accusations accumulées contre lui, M. Weinstein a promis de croiser le fer avec la National Rifle Association (NRA, le puissant lobby américain des amateurs d’armes à feu) et de financer des bourses d’études réservées aux femmes (The New York Times, 5 octobre 2017).
Avec cette affaire, sans doute s’agit-il aussi de quelque chose de plus profond. Bien des gens de gauche se perçoivent comme des résistants à l’autorité. Mais, aux yeux de certains de ses dirigeants, la gauche moderne est un moyen de justifier et d’asseoir un pouvoir de classe — celui notamment de la « classe créative », comme certains aiment à désigner la crème de Wall Street, de la Silicon Valley et de Hollywood. L’idolâtrie dont font l’objet ces icônes du capitalisme découle d’une doctrine politique qui a permis aux démocrates de récolter presque autant d’argent que leurs rivaux républicains et de s’imposer comme les représentants naturels des quartiers résidentiels aisés.
Que cette gauche néolibérale mondaine attire des personnages comme M. Weinstein, avec leur capacité prodigieuse à lever des fonds et leur révérence pour les « grands artistes », n’a rien pour nous surprendre. Dans ces cercles qui mêlent bonne conscience et sentiment de supériorité sociale, où se cultive la fiction d’un rapport intime entre classes populaires et célébrités du showbiz, le cofondateur de Miramax était comme un poisson dans l’eau.
Ils sont légion, les habitués de ce milieu qui, sachant parfaitement à quoi s’en tenir, prennent à présent de grands airs scandalisés devant les turpitudes d’un des leurs. Leur aveuglement est à la mesure de leur puissance. Ces temps-ci, les voici qui errent dans un labyrinthe de miroirs moraux déformants en versant des larmes d’attendrissement sur leurs vertus et sur leur bon goût. »
Forum — Charger les commentaires