Thompson-LM vous parle du JSF

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Depuis que nous sommes pleinement et officieusement (la meilleure façon) informés des nouveaux ennuis du JSF, nous attendions avec une patience louable la réaction (à peine) officieuse de Lockheed Martin (LM), par le moyen de la plume de Loren B. Thompson. Nul n’ignore, ne devrait ignorer dans tous les cas, le véritable rôle de Loren B. Thompson lorsqu’il s’agit du JSF ; bref, il fait son métier…

Il l’a fait, finalement. Le 5 novembre 2010, après consultation de ses autorités de tutelle, Loren B. a pris la plume, sur son Early Warning du site du Lexington Institute. Sa réaction n’est pas inintéressante, et pleine d’enseignement. Après avoir démontré, aisément, que LM a tout juste dans l’affaire JSF, que l’avion est bon marché, que sa machine marche bien et ainsi de suite, Loren B. pointe son doigt accusateur : le coupable, puisque l'avion coûte cher et ne marche pas, c’est la bureaucratie du Pentagone. Ce point-là vaut un commentaire, qu’on lira ci-après, après avoir lu les conclusions de Loren B.

«The biggest reason, a reason few outsiders seem to grasp, is bureaucratic politics in the Pentagon. You see, there are these factions that benefit from generating cost estimates, conducting tests and doing other things associated with new weapons programs, and said factions tend to make the usual problems any development program encounters either look worse or actually be worse. Take the cost estimates. Prime contractor Lockheed Martin has recently signed the fourth consecutive production contract with the defense department in which the actual cost of building the F-35 came in well below the cost projected by Pentagon estimators. About 25 percent below, in the latest contract. Yet cost estimators continue to apply pessimistic assumptions to projecting future costs, based on historical data from other, older fighter programs. So they come up with wildly wrong cost estimates that the contractor beats every time. It has to beat them, because nobody is going to buy a single-engine fighter for much more than what the latest F-16 sells for today, so that's how Lockheed needs to price the new plane.

»Or take the possible development delays that reporter Capaccio of Bloomberg revealed. Most of those delays, if they occur, won't be caused by internal program problems. They will be caused by the desire of the Pentagon's testing community to conduct a vast array of redundant flight tests -- literally thousands of them. Why? Because that's what testers do. So now there's an internal dispute between the testers and budget planners about just how many tests are really needed, and if the testers prevail the cost of the program could go up by billions of dollars. It's ironic that acquisition functions funded by Congress to enhance program performance have the perverse effect of inflating costs and delaying fielding, but that's why the term “bureaucratic politics” was invented. When you create an office in the government, it's natural tendency is to grow in size and influence (look at EPA). It's up to Congress to decide when these offices cease to add value, but in the meantime let's not blame industry or the military services for all the unpleasant surprises.»

Notre commentaire

@PAYANT Thompson (LM), – ou, disons Thompson-LM, – est, dans le cadre de son commentaire, d’un très grand intérêt. C’est la première fois que, placé devant un nouveau signe de la vérité du programme JSF (la catastrophe qu’on sait), Thompson-LM réagit en reconnaissant implicitement la catastrophe, mais en rejetant toute la faute sur le Pentagone, – c’est-à-dire rien de moins que le maître d’œuvre, le client principal, on irait jusqu’à dire le “directeur de conscience” de LM et du programme JSF par conséquent. C’est un signe intéressant qui, nous semble-t-il, devrait nous engager vers plusieurs observations. (En sachant évidemment que, lorsque Thompson-LM écrit, c’est bien Lockheed Martin qui parle, autrement que par ses communiqués sans consistance…)

• Il s’agit de l’amorce extrêmement affirmée de la rupture du front qui, jusqu’ici, a guidé la politique officielle du programme JSF. Ce “front” comprenait Lockheed Martin et JPO (JSF Program Office), l’organisme chargé de la gestion du programme JSF au sein du Pentagone. Le commentaire de Thompson-LM montre que Lockheed Martin prend ses distances d’avec le JPO. Cela n’est pas une coïncidence s’il le fait au moment où l’on s’interroge beaucoup sur le comportement du vice-amiral Venlet, nouveau directeur du JPO, et au moment où l’attitude de l’U.S. Navy (dont dépend évidemment Venlet) vis-à-vis du JSF est fortement mise en question. On dit également que le même Venlet a joué un rôle que LM n’apprécie guère, en encourageant Boeing, avec son Super Hornet, à protester, en même temps que le Français Dassault (Rafale), contre la procédure du choix du F-35 par le gouvernement canadien (absence totale de compétition). LM remarque enfin que le JPO n’a rien fait pour réduire l’effet désastreux des dernières révélations sur les augmentations de coût et de délais…

• Ces précisions s’ajoutent à une situation générale qui, au Pentagone, n’est plus guère favorable à Lockheed Martin, avec la crise chronique du Pentagone et avec le départ prochain de Gates, qui s’était engagé à fond en faveur du JSF (ce qu'il doit éventuellement regretter fort amèrement). La solidarité LM-Pentagone est donc réduite désormais au minimum. La stratégie du constructeur semble désormais, d’une part, d’accuser de plus en plus nettement le Pentagone d’avoir la responsabilité des problèmes du programme, notamment en multipliant les mesures et les procédures de sécurisation qui conduisent à un allongement des délais et à une augmentation des coûts ; d’autre part, de s’en remettre au Congrès pour y trouver le soutien nécessaire, en exacerbant la critique des méthodes de gestion du Pentagone («It's up to Congress to decide when these offices cease to add value, but in the meantime let's not blame industry or the military services for all the unpleasant surprises.»). Cette stratégie est éventuellement risquée à cause du potentiel élevé d’affrontement dans le nouveau Congrès sur la question du budget de la défense, mais LM n’en a pas d’autre à sa disposition et il juge dans tous les cas disposer de solides appuis, comme celui du probable nouveau président de la commission des forces armées de la Chambre, le républicain de Californie Buck McKeon.

• D’une façon plus générale, on est conduit au constat qu’il n’y a désormais plus aucune structure politique d’influence solide autour du programme JSF, de la part des principaux acteurs. La situation semblerait plutôt être celle du “chacun pour soi”, le Pentagone se contentant de gérer cette affaire au mieux de ses propres intérêts, éventuellement en préparant des alternatives quand cela est possible. Le commentaire de Thompson-LM est particulièrement révélateur de cette situation de retranchement de chacun sur ses positions corporatistes et ses intérêts immédiats.

Maintenant, sur le fond… Doit-on prendre la critique de Thompson-LM comme un simple artifice de relations publiques ? Il y a bien entendu divers arguments qui réduisent effectivement cette critique en montrant des exagérations évidentes, notamment lorsque Thompson-LM cite les références de contrats déjà passés entre le Pentagone et LM où les exemplaires du JSF commandés l’étaient à un très bon prix ; ces contrats ont été évidemment trafiqués d’un commun accord, par divers procédés comptables, pour donner l’illusion de coûts très raisonnables, et relèvent d’un temps où LM et le Pentagone suivaient encore une stratégie commune de relations publiques, de tentative d’étouffements des critiques anti-JSF et de dissimulation des problèmes du programme. Il ne fait aucun doute que la responsabilité de LM est complètement engagée, dans la gestion du programme et face aux problèmes techniques non encore résolus et fort loin de l’être, – s’ils le sont jamais, – de l’intégration de l’environnement et de l'équipement électroniques de l’avion. D’autre part, il est vrai que l’action de la bureaucratie du Pentagone joue un rôle de plus en plus dévastateur dans le programme JSF, dès lors que celui-ci est entré dans une phase critique où il est quasiment incontrôlable. Désormais, cette bureaucratie n’a plus qu’un but, qui est de préserver sa responsabilité, à quelque coût que ce soit. Elle ne fera plus rien pour accélérer le programme, bien au contraire, et ne cessera plus d’imposer des normes d’essais de plus en plus sévères, en principe (et souvent à juste titre) pour limiter les problèmes et leurs effets, mais avec comme conséquence d’allonger les délais et de gonfler les coûts. D’une façon générale, c’est le problème de la bureaucratie du Pentagone tel que Rumsfeld l’avait dénoncé dans son fameux discours du 10 septembre 2001.

Mais cette enquête du partage des responsabilités est finalement assez vaine. La catastrophe du JSF est d’une telle ampleur, d’une telle profondeur, que l’on a évidemment dépassé ce stade de la détermination des responsabilités. Tout le monde est responsable et le naufrage du programme entraîne tout le monde, chaque mesure ou décision ne faisant qu’accélérer les conditions objectives de la catastrophe. Il est possible que LM trouve ici et là des alliés, qu’il trouve des appuis au Congrès pour défendre le JSF, etc., mais le fait principal n’est plus là. Le fait principal n’est plus de savoir dans quel sens l’on déterminera le destin du JSF, si l’avion sera plus ou moins soutenu, etc. Le fait principal est, aujourd’hui, dans cette question à la fois très simple, abrupte et sans aucune nuance : le JSF pourra-t-il jamais parvenir à sa fonction de programme d’avion de combat effectif, selon une production normale, capable d’exister en tant que tel ? Ce qui est en jeu n’est rien d’autre que l’existence de cet avion “en tant que tel”, selon les données fondamentales, techniques, opérationnelles et budgétaires, beaucoup plus que les manœuvres en sa faveur ou contre lui.


Mis en ligne le 6 novembre 2010 à 13H11