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110323 mai 2008 — Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin. Deux articles successifs dans Le Monde, et voilà, on vous l’assure, les couloirs de la Commission européenne bouleversés. (Ce sont effectivement des textes qui circulent et qui font hocher les têtes.) Il faut dire qu’assemblés, ils constituent une belle volée de bois vert contre la “mondialisation”. (…Que nous persisterions à nommer plutôt “globalisation”, qui est un terme complètement différent, et profitant ainsi de l’antique vertu de la langue française, – elle qui dispose de ces deux mots, au contraire de l’anglais par exemple.)
Les titres nous en disent beaucoup. «La finance folle ne doit pas nous gouverner», publié le 21 mai ; «21 “sages” pour une mondialisation moins sauvage», publié le 22 mai. Le premier texte est signé de divers noms prestigieux et européens (Jacques Delors, Jacques Santer, Helmut Schmidt, Massimo d'Alema, Lionel Jospin, Pavvo Lipponen, Michel Rocard, Otto Graf Lambsdorff, etc.). Le second présente le rapport d’une Commission, dite “des 21”, – et l’on nous précise aussitôt: «Cette commission ne peut être suspectée d'altermondialisme: présidée par le Prix Nobel américain Michael Spence, un libéral orthodoxe, elle compte vingt et une sommités, dont un autre Prix Nobel américain, Robert Solow, d'anciens chefs de l'Etat ou premiers ministres, des ministres des finances, des représentants de l'ONU et de la Commission européenne, des gouverneurs de banques centrales, ainsi que le patron de la première banque privée du monde, Citigroup.»
Ils ont envisagé le cas historique (depuis 50 ans) de différents succès économiques nationaux étudiés par la Commission… «Ils en tirent des conclusions qui vont à l'encontre du “Consensus de Washington”, cette théorie adoptée par les institutions internationales et élaborée par l'économiste John Williamson à la fin des années 1980, et qui prônait la réduction des déficits, des impôts et des dépenses publiques, l'accélération des privatisations et des déréglementations.
Le rapport de la Commission est sans ambiguïté. “La principale de nos conclusions est que la croissance indispensable pour faire reculer la pauvreté et assurer un développement durable réclame un Etat fort”, commente Kemal Dervis, administrateur du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et ancien ministre des finances de Turquie.»
La vision peu orthodoxe des orthodoxes membres de cette “commission des 21 sages” se poursuit au même rythme endiablé et sacrilège. «Loin des certitudes des néo-conservateurs américains, qui refusent de dissocier développement et démocratie à l'occidentale, la commission se soucie peu du régime politique qui gère la croissance. Que le pouvoir appartienne à un parti unique, à plusieurs partis ou à des technocrates, l'important est que le cap de la croissance soit maintenu, selon la méthode de l'ancien secrétaire du Parti communiste chinois, Deng Xiaoping, qui conseillait de “traverser la rivière en tâtant les pierres”.
»Cet appel à une sorte de principe de précaution économique tranche avec la suffisance qui conduisait les équipes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) à imposer brutalement aux pays en développement l'orthodoxie budgétaire, fiscale et monétaire imaginée à Washington.»
Les prestigieuses et européennes personnalités, elles, s’attaquent à la “finance folle” du système de la globalisation, ce qui est une autre manière de poursuivre le même but que les “21 sages”. Elles dénoncent l’irresponsabilité des marchés, l’opacité des agissements des banques qui manipulent des risques financiers inconsidérés. Elles dressent un tableau alarmiste de la situation,– européenne dans ce cas, mais nous comprenons que le modèle est universel (globalisé?).
«Les marchés libres ne peuvent faire fi de la morale sociale. Adam Smith, père du laisser-faire économique, a également écrit la Théorie des sentiments moraux (PUF, 1999) et Max Weber a établi le lien entre le dur labeur et les valeurs morales d'une part, et l'avancée du capitalisme de l'autre. Le capitalisme décent (soit un capitalisme respectueux de la dignité humaine, pour reprendre les propos d'Amartya Sen) requiert une intervention publique efficace. La recherche du profit constitue l'essence de l'économie de marché. Mais lorsque tout est à vendre, la cohésion sociale s'effrite et le système s'effondre. La crise financière actuelle réduit la capacité de l'Occident à entamer un dialogue plus constructif avec le reste du monde sur les défis mondiaux, sur la gestion des effets de la mondialisation et du réchauffement de la planète – alors que le boom économique extraordinaire de l'Asie pose de nouveaux défis sans précédent.
»Les augmentations spectaculaires des prix de l'énergie et des produits alimentaires viennent aggraver les effets de la crise financière et sont de mauvais augure. Il est très significatif que les fonds spéculatifs ont contribué à la hausse des prix des denrées de base. Les citoyens des pays les plus pauvres en seront les plus touchés. Nous risquons de nous trouver face à une misère sans précédent, à une prolifération d'Etats en faillite, à des flux migratoires plus importants et à davantage de conflits armés.»
Les personnalités prestigieuses lancent un appel à la mobilisation générale. Elles apostrophent les dirigeants européens, – leurs successeurs, en quelque sorte, leurs piètres successeurs… «Les décideurs européens, tant au niveau de l'Union qu'au niveau national, doivent apporter une réponse ferme à l'actuelle crise financière. […] Il est temps de créer un comité de crise européen qui rassemble des représentants politiques de haut niveau, d'anciens chefs d'Etat et de gouvernement ou des ministres des finances ainsi que des économistes renommés et des experts financiers de tous les continents…»
Il ne nous paraît pas vraiment nécessaire de poursuivre, ni les citations, ni l’énoncé des mesures réclamées. Leur critique va de soi, – nous n’aurions pas la cruauté gratuite de dire qu’elle “est aisée”. Bref, ces deux exemples rejoignent un sentiment général, cité en introduction du texte sur le rapport des “21 sages”: «La publication du rapport de la Commission Croissance et développement, jeudi 22 mai, sonne la fin du tout-libéralisme en vogue depuis la fin du XXe siècle en matière de politiques de développement économique. Elle annonce un nouveau consensus pour une mondialisation moins sauvage.»
On comprendra que ces deux textes sont appréciés comme exemplaires plus qu’exceptionnels. Ils reflètent, directement ou indirectement, un sentiment montant de très forte préoccupation des élites politico-économiques occidentales, – devant les crises systémiques diverses et devant l’inertie absolument extraordinaire qui caractérise ce qui tient lieu de réaction de nos différentes directions, politiques et autres, en place devant ces crises. La pression des événements, – pour le court terme, de la crise des subprimes à celle du prix du pétrole, – constitue évidemment un facteur fondamental pour entretenir et radicaliser cette préoccupation.
D’autre part, ces divers signes confirment qu’il y a effectivement une perception de plus en plus nette de la situation de crise systémique où nous nous trouvons. Nous sommes dans une phase d’évolution accélérée, entre la perception qui s’installe et la réalisation de l’ampleur du phénomène qui devrait suivre.
Précisons ici que tous ces constats n’ont rien à voir avec la prévision ou avec la prospective. Il y a longtemps que l’on sait que les éléments d’une crise systémique centrale sont rassemblés, nous dirions de facto puisque notre système est fondé sur l’exploitation de ressources finies et non renouvelables et qu’il est caractérisé par une expansion continue sinon exponentielle; nous dirions même que, dès l’origine, ce système possède une nature potentielle de crise, qu’il a fallu jusqu’ici la croyance utopique ou idéologique dans sa puissance progressiste à résoudre tous les problèmes que son développement suscite pour écarter la réalisation de cette nature.
Il ne s’agit donc ni d’une information nouvelle, ni d’une découverte. Par “perception”, nous parlons effectivement de psychologie. Les événements nous pressent et la psychologie intègre ce que l’esprit envisage depuis longtemps, ce que le bon sens intuitif devine comme inéluctable, également depuis longtemps. Pour autant, le phénomène est considérable. Il met le système, et avec lui ses gardiens idéologiques les plus vigilants, sur la défensive. C’est une position qui ne lui sied guère, lui qui est fondé sur une «économie de force» (voir Aron-Dandieu) et sur une posture offensive, voire darwinienne.
S’il est avéré aujourd’hui que l’inquiétude ne cesse de grandir et ne cessera plus de grandir parce que les événements y obligent, l’évolution de la réaction devient le sujet le plus intéressant. Là aussi, nous nous approchons d’une situation de type “gorbatchévien” puisque nous sommes dans cette situation où la catastrophe systémique suscite des exigences réformistes de plus en plus impératives; en même temps que ces exigences s’affirment, l’ampleur du problème se découvre et la question centrale devient: ce système peut-il être réformé? L’on sait que Gorbatchev fut lancé comme le réformiste audacieux que les temps et l’état épouvantable du système soviétique exigeaient, et que son action “réformiste” aboutit involontairement, en un temps extrêmement court, à la rupture et à la dislocation du système. Il n’est pas question de savoir ici si cela est possible dans le cas du système plus vaste et globalisé dont on parle; il est question d’observer que, dès lors que la situation est trop pressante dans un système dont l’état est épouvantable et qu’on est contraint à envisager des réformes, cette issue de la rupture est inéluctable. (Quant à la forme qu’elle prendra…)
Même dans ces textes critiques, ou dans leur présentation, l’on sent bien les contraintes persistantes de la vision idéologique sur le jugement. Lorsque les “personnalités prestigieuses” détaillent les dangers qui menacent l’Europe et qu’elles appellent à la mobilisation, et qu’elles la justifient notamment par cette remarque : «le boom économique extraordinaire de l'Asie pose de nouveaux défis sans précédent», – elles semblent implicitement établir une situation de concurrence, là où l’Europe serait faible et l’Asie puissante, impliquant que le problème c’est la façon dont l’Europe se sert du système et non le système lui-même, qu’à l’intérieur du système on peut réussir et donc que le système est bon. Ces “personnalités prestigieuses” devraient savoir que le boom de la Chine n’est pas une solution au problème (implicitement : l’Europe devrait faire comme la Chine, tout irait bien pour elle) mais une partie essentielle du problème; que le boom est une cause évidente non du succès du système mais de sa crise. Le succès de la Chine est d’ores et déjà une crise pour la Chine. Il n’est plus temps de séparer les différents composants du système en crise pour dire “ici c’est la crise” et “là c’est le succès”. Toutes ces choses sont les diverses manifestations de notre crise systémique centrale et universelle.
De même lorsqu’on présente la critique de la globalisation (alias mondialisation) en ces termes: «la fin du tout-libéralisme en vogue depuis la fin du XXe siècle en matière de politiques de développement économique. […U]n nouveau consensus pour une mondialisation moins sauvage.» On dirait une aimable et académique querelle de spécialistes, avec le temps devant soi pour prendre des décisions réfléchies et modifier à mesure l’orientation d’une machine qui reste fondamentalement saine. Cette mesure-là contraste évidemment avec l’urgence des temps et trace les limites de cette sorte d’exercice.
Mais tout évolue très vite. Il faut prendre garde d’apprécier ces prises de position comme autant de facteurs figés et en rester à la critique, sévère ou indulgente, de leurs insuffisances. Ces prises de position sont à mettre dans le courant d’une évolution très rapide, autant de la crise que des appréciations de cette crise. Elles sont une étape de plus dans cette très rapide évolution et l’on comprend bien qu’il y a trois ans de telles positions eussent fait de leurs auteurs des extrémistes dangereux. Le texte de présentation du rapport des “21 sages” le dit bien: «Cette commission ne peut être suspectée d'altermondialisme…» Il y a trois ans, elle aurait été non seulement soupçonnée, mais jugée coupable du forfait et prestement expédiée. De même, pour l’affirmation de la nécessité d’un “Etat fort” pour les nations, “face à” la globalisation; en 2005, une telle affirmation dans les cénacles bien-pensants et dans les colonnes du Monde vous envoyaient directement au bûcher.
Rien n’est résolu puisqu’on sait l’ampleur du cataclysme qui prend forme. On se contente ici d’observer l’évolution des choses et d’offrir une interprétation. Les “personnalités prestigieuses” et les “sages” ne font pas autre chose, de leur côté, avec les caractéristiques qu’on a tentées de mettre en évidence. La puissance de la crise et des courants qui la suscitent poursuit son affirmation dévastatrice et tout cela n’a nul besoin de notre intervention pour accomplir l’essentiel de la tâche.
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