Todd, ou la vérité toute nue

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Todd, ou la vérité toute nue

• Quelques mots de l’historien Emmanuel Todd repris d’une interview du 8 octobre au ‘Corriere di Bologna’. • On y trouve l’illustration d’un esprit qui se veut scientifique et qui donne une analyse claire et sans le moindre ornement dissimulateur, illustrée par cette phrase dont on s’imagine qu’elle conduit en général au bûcher : « Une défaite ukrainienne serait une victoire pour toute l’Europe. » • Todd nous montre l’effet d’une remarquable adaptabilité intelligente de l’esprit pour juger clairement et droitement d’une situation si compliquée.

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Todd dit-il tout haut ce que peut-être certains pensent tout bas ? C’est possible et surtout ce serait une surprise agréable et heureuse que certains “le pensent tout bas” dans sa catégorie professionnelle de scientifique, anthropologue et historien. Ce qui est d’ailleurs remarquable est qu’il ne quitte jamais le champ de la recherche du scientifique ; son ton est toujours très calme, mesuré, souvent avec quelques références chiffrées pour verrouiller le tout, mais le contenu de ce propos est d’une fermeté extrême, sans prendre le moindre gant ni adoucir un instant sa portée. L’anthropologue Todd est un véritable historien, – un des rarissimes aujourd’hui sur les sujets qu’il aborde, à parler dans un sens extrêmement ferme et coupant, sinon brutal dans la meilleure acceptation du terme. Cr serait une façon inattendue pour un historien tel qu’on nous a imposé la définition mièvre et incolore de cette fonction suivant l’idéologie dominantes. Todd est bien un historien, mais d’une autre trempe, qui n’a que faire de l’idéologie dominante sur laquelle il jette à l’occasion un regard fatigué et méprisant.

Ainsi est-on porté à conclure que Todd est un de ces véritables scientifiques (il ne cesse de répéter que son approche est scientifique) qui semble s’exprimer à la façon d’un commentateur extrêmement incisif. Certains le prendrait très volontiers, – façon de le discréditer sur la pointe des pieds, – pour un provocateur polémiste qu’il n’est pas.

Il faut apprécier cette méthode qu’il suit, qui est la seule donnant la capacité de rendre compte et de saisir la pression de l’instant et l’extraordinaire puissance de la communication pour en dégager à mesure les grandes lignes des événements décrits au rythme effréné de cette communication. D’une certaine façon, il a digéré le constat de Finkielkraut, – que Finkielkraut lui-même, après l’avoir émis avec justesse, n’a jamais appliqué pour lui-même : une promesse et un message pour les autres, rien de plus.

« Nous ne disposons plus aujourd’hui d’une philosophie de l’histoire pour accueilli les événements, les ranger et les ordonner. Le temps de l’hégéliano-marxisme est derrière nous. Il est donc nécessaire, inévitable de mettre la pensée à l’épreuve de l’événement et la tâche que je m’assigne, ce n’est plus la grande tâche métaphysique de répondre à la question “Qu’est-ce que ?” mais de répondre à la question “Qu’est-ce qu’il se passe ?”... »

Nous faisons ces remarques pour accompagner la dernière intervention de Todd à propos de son livre ‘La défaite de l’Occident’ au ‘Corriere di Bologna’, mardi dans son édition du soir.

La présentation de l’intervention de Todd faite par RT.com, – bien entendu, – est elle-même extrêmement abrupte. Le Russe ne pouvait manquer d’imiter la méthode Todd pour une intervention qui rencontre si bien son parti :

« Une défaite ukrainienne serait une victoire pour toute l’Europe, a déclaré l’anthropologue français Emmanuel Todd dans une interview au journal italien Corriere di Bologna publiée mardi. »

Bien entendu, les propos tenus par Todd sont résumé à quelques phrases-clef qui sont des idées-choc, qui sont retranscrites en quelques phrases expéditives auxquelles Todd est arrivé depuis qu’il suit attentivement la crise centrale qu’est l’Ukraine, qui est effectivement l’affrontement entre la Russie et le bloc américaniste-occidentaliste.

« Selon Todd, qui a souligné qu’il n’était pas un partisan explicite de Moscou, si la Russie devait perdre dans le conflit ukrainien, cela permettrait à “la soumission européenne aux Américains de se prolonger pendant un siècle”.

» L’éminent intellectuel a fait valoir que l’Europe occidentale a effectivement délégué la représentation de l’Occident aux États-Unis et en paie les conséquences depuis lors. Il affirme dans l’interview que rien ne peut être fait pour changer ce fait à l’heure actuelle en raison du conflit ukrainien en cours, mais suggère que son issue “décidera du sort de l’Europe”.

» “Si, comme je le crois, les États-Unis sont vaincus, l’OTAN se désintégrera et l’Europe sera laissée libre”, a déclaré Todd au journal, notant qu’il est peu probable que la Russie soit obligée d’attaquer militairement l’Europe occidentale après s’être établie sur le fleuve Dniepr.

» “Forcer les Russes à entrer en guerre pour empêcher l’intégration de facto de l’Ukraine à l’OTAN a été, dans un premier temps, un grand succès diplomatique pour Washington” a analysé Todd. Si les Américains sont parvenus “dans la confusion générale”, à “faire sauter le gazoduc Nordstream”, c’est dans un second temps – celui “de la défaite américaine” –, le contrôle américain sur l’Europe qui “sera pulvérisé”. “Le choc psychologique qui attend les Européens sera de comprendre que l’OTAN n’existe pas pour nous protéger, mais pour nous contrôler”.

» “La Russie n’aura ni les moyens ni le désir de s’étendre une fois que les frontières de la Russie précommuniste seront reconstituées. L’hystérie russophobe de l’Occident, qui fantasme sur le désir d’expansion russe en Europe, est tout simplement ridicule pour un historien sérieux”, a-t-il déclaré... »

Il faut rappeler, ou apprendre, que Todd est un intellectuel de gauche. Il ne rate pas une occasion de le dire, quitte à préciser si on lui fait remarquer que sa position n’est peut-être pas de gauche, qu’il vient de la gauche et qu’il reste de gauche. Cette affirmation peut être accompagnée d’un petit sourire ironique, comme lorsqu’il précise selon le texte ci-dessus :

« Selon Todd, qui a souligné qu’il n’était pas un partisan explicite de Moscou... »

... Cela peut aussi bien sous-entendre qu’il est néanmoins “un partisan implicite de Moscou”, ce qui se conçoit comme une évidence. Todd est ainsi l’archétype de l’adaptabilité intelligente aux situations extraordinairement complexes qui se succèdent à très grande vitesse dans notre période, pratiquement à vitesse hypersonique. Il rejoint presque par réflexe de survie notre fameuse équation de la mécanique antiSystème se trouvant portée à son terme, devenant même le terme de l’action incontrôlée du Système, – Surpuissance (la poussée hégémonique quasiment hors de contrôle du Système) = Autodestruction (la défaite de l’Ukraine, proxy de la courroie de transmission qu’est l’activisme américaniste).

Il n’empêche, – ou plutôt il se confirme que cette “adaptabilité intelligente”, de nombreux mouvements des droites patriotes et nationales en sont complètement dépourvues. Ce sont eux qui ont épousé avec enthousiasme la cause ukrainienne d’obédience américaniste et globaliste, et qui ne cessent de tresser des lauriers à l’OTAN (comme un Bardella au Rassemblement National) en  avertissant l’Occident du Camp du Bien de la terrible menace du danger russe. La remarque de Todd, homme de gauche répétons-le, sur cette sorte d’aspect de la situation est une façon bien à lui de dépasser les lourdes considérations sur les clivages (le droite-gauche, par exemple) pour établir une séparation entre les imbéciles fanatisés et ensorcelés accompagnés des cohortes de couards qui suivent le goût du jour, – et les autres, les ‘Happy Few’ :

« L’hystérie russophobe de l’Occident, qui fantasme sur le désir d’expansion russe en Europe, est tout simplement ridicule pour un historien sérieux. »

Il fait donc bon vivre, se dit-on pour un instant, en constatant que dans cette atmosphère d’abrutissement, de simulacre, de conformisme aveugle, de bêtise au pas de l’oie ou dans les salons, un tel esprit parvient à échapper à leurs griffes et à s’exprimer avec grand succès, et à se répéter encore et encore sans souci de leur stupéfaction et de leurs quolibets.

 

Mis en ligne le 11 octobre 2024 à 15H30