Tony Blair et les nécessités de la géographie

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Tony Blair et les nécessités de la géographie


2 décembre 2005 — Avec des tonalités différentes pour arranger la présentation de l’événement, la presse britannique présente la dernière décision du gouvernement Blair, cette nuit, pour ce qu’elle est : une capitulation diplomatique pour tenter d’arracher un accord sur le budget de l’UE qui sauve la présidence britannique du désastre, — mieux vaut la défaite que le désastre… Le Times de Londres décrit de cette façon la décision britannique d’une concession unilatérale sur “le chèque britannique” (dixit les Frenchs, pour l’expression): « The admission that the current budget system is too favourable to Britain is a dramatic U-turn for the Government, which had previously maintained that the rebate remains fully justified because the UK gets so little from farm subsidies. »

Cette décision marque aussi (pour ceux qui y ont cru) l’abandon officiel des grands espoirs proclamés par Blair au début de sa présidence. Selon le Guardian, « Tony Blair last night abandoned hopes of major reform of the EU budget when he admitted he will unilaterally cut Britain's historic £3bn-a-year budget rebate if it proves necessary to clinch a compromise deal at next month's Brussels summit. » Mais disons la chose de façon un peu plus abrupte et nécessairement plus juste, en empruntant son commentaire à un diplomate européen cité par le quotidien: « Mr Blair [is] paying the price for raising expectations then failing to deliver. His speech in Brussels in June about Europe's future was a hopeful moment. He has become a victim of his own spin. This looks like being the worst British presidency in history. »

L’intérêt supplémentaire de cette dernière remarque est qu’elle date d’hier, avant la décision britannique de cette nuit qui est l’aveu complet de la description que fait ce diplomate. Elle résume le drame de Tony Blair, avec le contraste entre les mots, — entre “a hopeful moment”, pour désigner son discours, et “a victim of his own spin” pour désigner le sort de Blair après cette entame de la présidence britannique. Nous y sommes : aujourd’hui, l’espoir n’est plus que du vulgaire spin et l’effet grandiose du mois de juin conduit à la misère de la décision de décembre. A qui la faute (qui s’est fait roi en instituant le spin comme substance de l’espoir?).

Le reste est à l’avenant dans les divers commentaires.

• De cette étrange présidence britannique, démarrée dans le grandiose et terminée dans la capitulation, il faut d’abord accepter l’explication du Premier ministre britannique qui s’est mis lui-même dans une position si difficile. La faiblesse intérieure qui suscite les rodomontades à l’extérieur et conduisent à la capitulation extérieure pour ne pas finalement succomber chez soi, — tentative désespérée d’ailleurs, et certains ne donneront vite plus cher de la peau d’un Blair qui eut, la nuit dernière, à choisir entre Charybde et Scylla: « He has just suffered his first defeat in the Commons since he became prime minister. This has given rise to a flurry of speculation that he may leave office sooner rather than later — and there are people, including those in his own party, who actually want him to leave early. There are even some MPs who would not be averse to engineering further defeats in the Commons in order to make his position untenable. So Blair knows that the outcome of a budget deal could therefore be crucial for his survival as prime minister... »

• L’évidence éclate aujourd’hui que le Royaume-Uni qui emportait l’Europe dans sa besace en juin alors que tous les commentateurs (tiens, surtout français) trempaient leur plume dans l’extase pour acclamer Blair est dans une position très difficile en Europe. Ce commentaire de Simon Tisdall hier, avant la décision de cette nuit, le dit assez bien, avec l’emploi du mot “isolated” qu’on réserve d’habitude à la France : « But even this might not be enough. Despite the attractions of backbench cheers in December, there is no doubt that Blair genuinely wants a deal to be made. He is conscious of his European responsibilities and only too aware of how isolated Britain would seem if it were regarded as the main cause of a breakdown in a second European summit. »

• Les Français, Chirac surtout, sont décrits comme vainqueurs dans cette bataille: « Jacques Chirac's “annus horribilis”, which has seen the most severe riots in France for a generation, could be about to end on a positive note. [...] Mr Chirac, who has struggled to assert his authority since French voters rejected the EU constitution in May, is likely to congratulate himself for trapping Britain over the past three years. »

... Mais non, ce n’est pas Chirac qui a “piégé” Blair. Le Britannique s’est arrangé tout seul pour se tirer dans le pied, cette manœuvre si maladroite complètement indigne d’un homme politique britannique. Il faut élargir le débat, le sortir de l’agriculture et du “chèque britannique” pour le mettre à sa vraie dimension : le “climat”, les grands courants qui conditionnent les jugements et les perceptions.

L’épouvantable position où se trouve aujourd’hui le Royaume-Uni a sa source dans l’absurde politique du Premier ministre, son alignement inconditionnel sur les Etats-Unis dont il ne tire aucun avantage sinon celui de pouvoir faire un peu plus de spin, — décidément son activité favorite. L’isolement britannique actuel et la faiblesse de la position de Tony Blair, rendus encore plus dramatiques aujourd’hui par les rodomontades d’hier (le discours de juin), elles-mêmes nécessaires alors pour dissimuler ces faiblesses, — tout cela s’est formé et n’a cessé de s’aggraver ces quatre dernières années à cause de la politique d’alignement britannique sur Washington. C’est la création du seul Blair ; c’est son illumination, sa lubie, sa certitude fausse… De 1998 (accord de Saint-Malo) à 2001, les Britanniques s’étaient forgés une situation intéressante en Europe, en mettant en place de facto une alliance privilégiée avec la principale puissance (la France) dans le principal domaine (la défense). Cet acquis politique a été scandaleusement cochonné, pulvérisé, par la politique aveuglément pro-américaine de Blair jusqu’à l’enlisement dans l’infamie irakienne. Blair le grand Européen a succombé à l’hubris anglo-saxon, au “glamour” de la soi-disant puissance US représentée par l’ineffable GW. Ce temps historique est une farce.

La géographie, elle, reste ce qu’elle est. Si l’Angleterre est une île, elle est vraiment très proche de l’Europe. C’est un enseignement de cette terrible fin d’une présidence britannique de l’UE qui ajoute (du point de vue britannique) l’ignominie à l’impuissance sur fond d’ignorance de la géographie.