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58826 avril 2010 — Nous l’attendions depuis longtemps… Nous attendions depuis longtemps que l’extraordinaire catastrophe que fut le “blairisme” atteignît enfin l’establishment britannique, notamment et éventuellement par le biais de l’humeur des électeurs. (Le “blairisme”, du nom de cet homme cité en exemple du politicien représentatif de l’humanisme et du triomphe de la modernité, il y a encore trois ans par exemple, lors de la campagne présidentielle française où tous les esprits et les salons parisiens en faisaient leurs gorges chaudes, en même temps qu’ils faisaient du candidat Sarkozy le “Blair français”. Lorsque la dérision du jugement conformiste et formaté atteint cette limite extrême du pathétique, pardonnez-nous, – quelle franche rigolade nous procure cette époque!)
Bref, la campagne électorale britannique nous donne le spectacle d’une extraordinaire déconstruction du système britannique qui a été exemplaire dans l’accumulation des catastrophes, des erreurs et des aveuglements, – disons, pour faire bref et magnanime, depuis 9/11, date sacrée pour Tony Blair. Mais plutôt que déconstruction, disons déstructuration de la machine politique la plus déstructurante, avec celle du cousin d’outre-Atlantique, de toutes les machineries politiques de l’univers occidentaliste-américaniste. C’est d’abord cela que nous signifie cette campagne électorale de 2010, “passionnante” observent les commentateurs, mais surtout dramatique par ce qu’elle nous montre de l’échec du système politique occidentaliste et par ce qu’elle nous fait prévoir des lendemains qui vont affreusement déchanter, autant pour arriver à faire un gouvernement que pour les terribles contrecoups de la crise que ce gouvernement nouveau devra affronter.
Il faut lire cet article du Sunday Times de Londres, du 25 avril 2010, appuyé sur une interview de la nouvelle star de la politique britannique, le LibDem (libéral-démocrate) Nick Clegg. (Nous en avons parlé le 23 avril 2010.) L’article montre aussi toutes les manœuvres de coulisses, les hypothèses, les projets d’alliance, etc., d’où émergent effectivement les LibDems en position d’arbitre pour cette probabilité que le résultat des élections ne donnerait à aucun parti le nombre de siège requis pour former seul un gouvernement (cas du “hung Parliament”). C’est effectivement autour du système électoral britannique, et de la réforme que demandent les LibDems que s’articule l’article. (Etrange système, certes; par exemple, dans l’hypothèse d’un des deux plus récents sondages, – outre celui qui est cité dans l’article, – on décompte 35% de voix aux conservateurs, 32% aux LibDems et 26% aux travaillistes, tandis que le nombre de sièges serait alors de 284 conservateurs, 102 LibDems et 232 travaillistes….)
«The Liberal Democrat leader is ready to tear up the rulebook and oust the prime minister if there is no decisive result on May 6. In a Sunday Times interview he warned that Brown’s position would be untenable if Labour got a low share of the popular vote but still ended up as the biggest party in the Commons. “I think it’s a complete nonsense. I mean, how on earth? You can’t have Gordon Brown squatting in No 10 just because of the irrational idiosyncrasies of our electoral system,” Clegg said.
»The latest YouGov poll for The Sunday Times last night put the Lib Dems in second place, on 28%, with the Conservatives on 35% and Labour trailing in third place on 27%. This would make the Conservatives the largest party in a hung parliament, with 285 seats, while Labour would have 243 and the Lib Dems would have 90. A separate poll conducted in marginal constituencies confirmed that Britain was on course for a hung parliament. […]
»Senior Lib Dem sources have revealed that if the party secures a high share of the vote in the election, it will demand equal status in any coalition. Regardless of the number of seats it wins, it will open negotiations with a demand for half the seats in cabinet. “If more and more people support the Liberal Democrats, clearly that gives us a really powerful legitimacy to push for the things we want,” Clegg said.
»As Labour tried to revitalise its flagging campaign with a new strategy involving the prime minister meeting more members of the public, disillusioned cabinet ministers began plotting to find some way of salvaging the possibility of a deal with Clegg. Yesterday there was mounting evidence that senior Labour figures are ready to force Brown to quit immediately after the election in the hope of securing a pact with the Lib Dems.
»One pointed to an obscure clause in Labour’s rulebook which states that if the sitting prime minister becomes “permanently unavailable” for any reason, the cabinet has the power to appoint a temporary successor. This “interim prime minister” could lead for several weeks until a permanent replacement is elected by the party. Alan Johnson, the home secretary, is regarded as the favourite for this post, although Harriet Harman, the deputy leader, would also be keen to assume the role.
»However, with the Tories rallying in the polls, it now appears more likely that Clegg’s party will help to prop up a minority Conservative government. In the Sunday Times interview, the Lib Dem leader revealed that he would support the Tories if they won the largest number of seats and largest share of the votes. This would defy the constitutional convention which would give Brown first call on attempting to form a government. […]
»Clegg made it clear that a shake-up of the voting system remained a top priority — saying Cameron would be making a “massive strategic error” if he insisted on defending the “clapped-out political system”.
»“If they want to position themselves as a roadblock to political reform, that’s their choice. They would be condemning themselves to a cul-de-sac, of defending the past, the indefensible, rather than moving with the demand from millions of people to do something different in politics,” Clegg said.»
@PAYANT Bien, – pour l’instant, on parle tactique, coalition, partage des portefeuilles, – et, pour les LibDems, réforme d’un système électoral totalement archaïque et sans la moindre signification politique, – sinon caricaturalement “démocratique”, pour user des grands termes. Ce système avait quelque vertu, notamment l'avantage de la stabilité, lorsqu’il reflétait la domination effective des deux grands partis. Aujourd’hui, ces deux “grands partis” sont à la dérive et le système est devenu une monstruosité enfantant, par système comme il se doit, l’illégitimité comme on respire à pleins poumons. (Dans une des hypothèses évoquées, les travaillistes avec 6% de voix de moins et 130 sièges de plus que les LibDems!)
Ces empoignades techniques et politiciennes ne sont pas décisives ni significatives, sauf qu’elles sont possibles sinon nécessaires parce que le bipartisme “à-la-britannique” est en crise profonde. Si ce bipartisme est en crise profonde, c’est parce que le Royaume-Uni est en crise très profonde, et que les deux partis, nolens volens, en sont perçus comme les responsables fondamentaux. Si l’on aiguise le regard, on comprend qu’il s’agit en fait de la crise et de l’écroulement d’une décennie politique qu’on pourrait qualifier de “blairiste”, tant la personnalité du Premier ministre britannique a dominé et marqué la politique britannique durant cette période, précisément à partir de 9/11, – tant le 11 septembre fut, pour lui comme pour ses très grands amis américanistes, un événement (re)fondateur.
Le fait est que Blair entraîna tous les autres, et l’establishment britannique qui ne demandait que cela, dans cette lubie hallucinée que constitue cette sanctification de 9/11. Il y en eut même, et parmi eux les plus éminents “historiens” du système (Paul Johnson, Neal Ferguson) pour croire à la résurrection, par “spécial relationships” interposées, du grand empire sur lequel la vertu anglo-saxonne ne se couche jamais. Les dirigeants britanniques, si réputés pour leur sens de la mesure froidement réaliste et leur habileté tactique et cynique, furent donc saisis par le virtualisme hollywoodien et la pathologie psychologique de l’américanisme. Triste période dont leur héros à tous, conservateurs, libéraux interventionnistes et neocons de tous les pays compris, fut bien ce “Churchill Mark-II”, Tony Blair soi-même. Le résultat fut la plus formidable catastrophe qui ait jamais balayé le Royaume-Uni, une “Invincible Armada” qui aurait réussi son coup, de l’Irak à l’Afghanistan, de la finance en lambeaux à la misère et au chômage.
Campagne de crise, par conséquent. Très exciting pour les éditorialistes, avant qu’on ne passe à la caisse, après le 6 mai, et qu’on commence à décompter les cadavres qui jonchent le champ de bataille. Le principal d’entre ces cadavres, c’est l’illusion qui, pendant cette décennie, a gouverné ce pays qu’on juge de tradition si réaliste, si accroché à la réalité qu’il s’est fait une spécialité de railler l’intelligence de ceux qui passent leur temps à réfléchir sur les théories politiques. (Une pensée pour les Français, dont c’est la spécialité, – entre temps, les dirigeants français avaient déserté l’intelligence et ses théories, et épousé le “blairisme” comme référence du monde en fusion qui nous entoure, – toujours en avance d’une guerre perdue, en somme.)
Travaillistes et conservateurs, ils ont tous été “blairistes” pendant cette décennie, après la préparation des années 1997-2001. Ils ont été mirobolants, ils ont suivi, fascinés et hallucinés, les tours de passe-passe du Premier ministre Blair-Houdini. Peut-être que même les LibDems l’ont-ils été également, secrètement, ou bien ont-ils enragé de ne devoir pas l’être pour cultiver leur différence qui leur permettait d’avoir un strapontin. Aujourd’hui, basta… Nick Clegg ne prend même pas la peine d’évoquer le nom du Grand Sachem, il lui suffit de traiter les “spécial relationships” avec le mépris qu’il convient. Tout le monde a compris : Tony Blair ne sera pas réélu.
Chacun fait donc sa “révolution” comme il peut, au temps du système de la communication où l’on ne prend plus le pouvoir par voie d’émeutes et de révoltes, mais par la voie du verbe, de la représentation, de la perception des choses. Les Britanniques la font, leur révolution, pour ces élections du 6 mai. Bienvenu au club. Maintenant, il va falloir s’occuper de la crise, la vraie de vraie.
[…Pour conclure cette réflexion, nous vous présentons l’éditorial de notre numéro du 25 avril 2010v de dde.crisis, consacré, comme la rubrique Perspectives, à la situation britannique. (Les citations de The Independent sont extraites de l’éditorial du 25 avril 2010 de ce quotidien.)]
«Ce qui se passe au-delà du Channel est quelque chose qui se rapproche le plus, dans nos temps où les choses ne se décident plus dans les rues ni dans les émeutes, à une “révolution”. Nous parlons moins du “Clegg Factor” (l’extraordinaire émergence du leader des Libéraux démocrates, ou LibDems), qui conduit son parti dans les sondages au même niveau que les deux grands partis, le plus souvent en seconde position, – et, dans l’un ou l’autre cas, en première position. Nous parlons essentiellement de l’extraordinaire remue-ménage que cette soudaine incursion dans le débat national du troisième parti jusqu’alors relégué à un strapontin de l’échiquier politique a de signification comme expression de la crise profonde qui affecte aujourd’hui le Royaume-Uni.
»The Independent exulte. Il écrit dans son éditorial: «Who would have thought it? The most unexpected feature of this election campaign is not the sudden success of Nick Clegg. What has taçàken us all by surprise is that the campaign has become interesting.» Intéressante, la campagne? Plus que cela, passionnante… Et le journal de conclure: «And the real surprise of this campaign is that large numbers of people seem motivated to do so. Three cheers for democracy, imperfections and all.» Bravo pour la démocratie? Bien autre chose que cela, dirions-nous: “Three cheers” pour la crise, plutôt, car c’est bien elle qui, aujourd’hui, bouleverse l’establishment, les spécialistes de la communication, le peuple des électeurs. La crise, et rien d’autre, et la démocratie ne peut juste être considérée que comme un outil qui permet de mettre la crise en évidence, – crise elle-même, notamment, comme le produit d’un système démocratique archaïque et aux abois.
»Le résultat probable de ces élections devrait être un “hung Parliament” (sorte de “Parlement paralysé”), parce qu’aucune majorité décisive ne se dégagerait pour un parti. Il faudrait alors constituer une coalition, où les LibDems seraient les arbitres en position de force parce que les deux autres grands partis ossifiés et épuisés par la gestion d’une crise sans fin, de l’Irak à l’effondrement de la City, se battraient pour obtenir l’alliance du troisième. Quoi qu’il en soit des délices de la démocratie, le fait même illustrera ceci que la crise britannique si profonde, elle-même écho de la crise de notre civilisation, aura enfin atteint la représentation politique.
»Les élections de mai 2010 au Royaume-Uni, telles qu’elles se présentent aujourd’hui, ont cassé le verrou d’un système politique qui semblait devoir être fait pour résister à toutes les tempêtes. Ce n’est pas la démocratie qui en est la cause mais la crise qui secoue la démocratie, le système, la civilisation. Si le système politique britannique, fruit d’une ancienne tradition très réaliste qui préfère la stabilité à la justice, tremble ainsi sur ses bases, c’est bien que la crise est profonde, – d’ailleurs, une “crise de civilisation”, on ne fait pas plus profond... C’est donc une curieuse et réjouissante situation. “Three cheers” pour Albion qui mène aujourd’hui sa “révolution”.»
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