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2 mai 2004 — Bon anniversaire, GW (« Mission Accomplished »). Avec ce cadeau : l’Irak est votre cauchemar. Le scandale des tortures est le dernier du genre, on veut dire : chronologiquement le dernier. Le reste suivra, comme un tricot se défait une fois que vous avez sorti une maille. C’est à quoi, aujourd’hui, se réduit le destin de la “civilisation occidentale”, made in anglo-saxon.
La question est celle-ci : quand oserons-nous nous en parler à mots ouverts, pour enfin regarder notre comportement ? Le Monde n’a jamais hésité à employer le terme “torture” pour désigner certaines activités de l’armée française en Algérie, dans les années 1954-62, — au contraire, il s’y complaisait, ce qui laisse des tonnes au moins à penser. (Nos amis anglo-saxons non plus n’ont jamais hésité à dénoncer les tortures françaises, sous ce mot générique, complaisamment répété.) Aujourd’hui (le 30 avril), pour désigner le reportage photographique diffusé sur la prison de Abu Grahib, sur les activités de l’U.S. Army et de ce qui s’y rattache, Le Monde emploie le terme de “maltraitance”. Dans les salons, ça tache moins. Les officiers du renseignement de l’U.S. Army qui ont donné les ordres de “maltraitance” ont ordonné aux G.I.’s « to soften up » les prisonniers. Sur les rapports, ça fait moins de pâtés.
(Dans son édition “en ligne” du 30 avril, “lemonde.fr” proposait en page une le terme « maltraitance » et, en page intérieure, pour l’article lui-même : « Les mauvais traitements infligés à des prisonniers irakiens suscitent l'indignation générale. » Variation sur un même thème.)
Quand ils en parlent (en général, la presse US a fait d’abord assaut de discrétion sur l’affaire : cela vous étonne-t-il ?), les Américains non-militaires proposent le terme “abuses”, qui est également sortable et permettra à Robert Kagan de publier son prochain livre. Reconnaissons à certains Britanniques (ceux-là que nous aimons bien) l’audace de parler droit, même quand il s’agit des leurs, — car il s’avère que les pauvres Britanniques, imitant en tout leurs cousins, se sont également ménagés quelques séances de torture : « British troops in torture scandal », titre le Guardian du 1er mai.
Cette question du langage est remarquable. Elle est un des piliers fondamentaux du virtualisme qui nous est cher. Ainsi recommandons-nous la lecture de l’article de Terry Jones, dans le Guardian du 30 avril. Jones est réalisateur de cinéma et l’un des Monty Python, donc incroyablement plus qualifié pour parler de la guerre que la cohorte d’éditorialistes US orientés (à bon prix), vaniteux et vains, les Friedman et compagnie qui font le commentaire officiel de la guerre.
Effectivement, — quelle différence selon que vous parlez de “tortures”, d’“abuses”, de « soften up » ou de “maltraitance”. (Imaginez Saddam accusé de “maltraitance” devant le tribunal de l’Histoire, ou bien Dutroux devant le tribunal d’Arlon… Même un Vergès n’oserait pas tenter le coup.) Jones détaille les tactiques sémantiques du virtualisme anglo-saxon et occidental et nous retrouvons partout, évidemment, cette démarche sémantique.
Le problème est que cette démarche relève également et finalement de la plus complète stupidité par l’effet artificiellement grossi qu’elle suscite lorsque le pot aux roses est “visualisé”. Or, nous sommes également dans la civilisation des images et dans la civilisation des communications, et dans une époque de révolte sourde, devrait-on ajouter, qui fait qu’il y a des “fuites”, et notamment de photos comme on le constate depuis quelques jours. Parler de “maltraitance” ne prépare pas aux chocs de photos montrant des Irakiens torturés. Même les professionnels, les soi-disant blasés, sont étouffés par l’indignation de la réalité dans ses détails sanglants, sordides et humiliants, lorsqu’ils sont placés devant une photo. « To soften up » ne nous y prépare pas une seconde non plus. L’effet est démultiplié.
Depuis quatre jours, la tempête médiatique secoue le système. Comme on l’a vu par ailleurs, (
On retrouve les limites et les travers intéressants du virtualisme. Constamment, la puissance de ses tromperies sécrète un “anticorps” d’une puissance au moins égale. S'opposant en une conflagration en chaîne, les effets des deux se multiplient exponentiellement au profit du second, l'“anticorps”, puisque celui-ci est le dernier et le nouvel arrivé et que c'est lui qui est par conséquent la cause dynamique de la conflagration. Le virtualisme dévore ses créateurs de plus en plus vite, à mesure qu’on l’utilise plus et qu’on en grandit ses actions.