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1480Eric Schlosser est le meilleur spécialiste indépendant de l’historiologie du Command & Control (titre de son dernier livre sur le sujet), c’est-à-dire, dans son chef, des techniques, procédures et politiques en place pour le contrôle et l’utilisation de l’armement nucléaire des États-Unis. On sait qu’il y a eu récemment et qu’il y a encore un considérable malaise au sein des forces armées US, pour ce qui concerne le personnel et le commandement du Strategic Command, qui contrôle les forces stratégiques nucléaires US, essentiellement de l’USAF et l’US Navy.
Dans un article pour le New Yorker du 23 janvier 2014, Schlosser fait un historique de la question du Command & Control, prenant le prétexte du cinquantenaire de la sortie, le 26 janvier 1964, du film de Stanley Kubrick sur le “Dr. Folamour” (Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb). Le film de Kubrick, dont l’argument central est le déclenchement d’une troisième guerre mondiale par un officier général de l’USAF qui dirige une base US au Royaume-Uni et qui se préoccupe avec angoisse et zèle de défendre “notre précieuse fluidité corporelle contre la subversion communiste”, fut vilipendé à sa sortie par les chefs des forces armées US, le général Curtiss Le May en tête, comme complètement délirant et diffamatoire dans la description des techniques et procédures de contrôle, et, pour tout dire, comme film de “propagande communiste”. Aujourd’hui, Schlosser considère que le film de Kubrick représente la meilleure documentation disponible sur la véritable situation du Command & Control d’alors («In retrospect, Kubrick’s black comedy provided a far more accurate description of the dangers inherent in nuclear command-and-control systems than the ones that the American people got from the White House, the Pentagon, and the mainstream media»). Kubrick s’était essentiellement appuyé sur le livre Red Alert d’un ancien pilote de la RAF, Peter George, sur les risques d’une guerre nucléaire accidentelle, livre qui avait déjà intéressé le Pentagone avant le film de Kubrick et provoqué les plus vives inquiétudes («At the Pentagon, the book was taken seriously as a cautionary tale about what might go wrong. Even Secretary of Defense Robert S. McNamara privately worried that an accident, a mistake, or a rogue American officer could start a nuclear war»).
Pendant les années 1950, les procédures de l’utilisation offensive des armes nucléaires avaient été développées d’une façon telles qu’elles donnaient à des officiers généraux placés à des postes stratégiques le pouvoir d’effectivement déclencher seuls, sans contrôle du pouvoir civil suprême, une attaque nucléaire contre l’URSS. Eisenhower était lui-même terrorisé d’avoir laissé s’installer une telle structure. Kennedy découvrit aussitôt cette situation et entreprit de la réformer par l’ajout de procédures de strict contrôle. A cette époque, diverses enquêtes préliminaires sur la situation du Command & Control étaient lancées. Ainsi est-on informé par Schlosser d’une situation extraordinaire au sein de l’OTAN, par rapport à ce qu’on supposait à cette époque du point de vue politique. Il s’agissait de la procédure de “double clef”, ou l’équipement d’unités alliées intégrées d’armements nucléaires US, qui ne pouvaient être utilisés qu’avec l’accord conjoint du pays allié et des USA. Cela était considéré comme un moyen militaire d’assurer la prépondérance politique des USA et impliquait évidemment que les USA avaient en réalité le contrôle opérationnel absolu de leurs armes nucléaires. Schlosser nous montre que la situation était exactement inverse. (Ci-après, avec les passages soulignés par nous.)
«In December, 1960, fifteen members of Congress serving on the Joint Committee on Atomic Energy had toured NATO bases to investigate how American nuclear weapons were being deployed. They found that the weapons—some of them about a hundred times more powerful than the bomb that destroyed Hiroshima—were routinely guarded, transported, and handled by foreign military personnel. American control of the weapons was practically nonexistent. Harold Agnew, a Los Alamos physicist who accompanied the group, was especially concerned to see German pilots sitting in German planes that were decorated with Iron Crosses—and carrying American atomic bombs. Agnew, in his own words, “nearly wet his pants” when he realized that a lone American sentry with a rifle was all that prevented someone from taking off in one of those planes and bombing the Soviet Union.»
A mesure que ces conditions abracadabrantesques étaient réalisées, des mesures nouvelles de contrôle furent peu à peu imposées aux forces armées US, pour le contrôle des armes nucléaires. La réponse des différentes armes concernées, surtout l’USAF, fut d’une très grande mauvaise humeur, d’une dignité hautaine cruellement mise en cause, et de manœuvres faussaires dont la plus grotesque, la plus nuléairement ironique si l’on peut dire, fut le code unique 00000000 (huit zéros) appliqué à tous les sites de cette catégorie, pour donner aux équipes de lancement des ICBM Minuteman III le contrôle de leurs engins. (ICBM pour InterContinental Ballistic Missile, ou engins balistiques intercontinentaux, d’une portée d’autour de 10 000 kilomètres, visant directement l’URSS à partir des USA, équipés des plus puissantes têtes nucléaires, dont certaines à guidage autonome à partir de la fusée porteuse [MIRV].)
«Coded switches to prevent the unauthorized use of nuclear weapons were finally added to the control systems of American missiles and bombers in the early nineteen-seventies. The Air Force was not pleased, and considered the new security measures to be an insult, a lack of confidence in its personnel. Although the Air Force now denies this claim, according to more than one source I contacted, the code necessary to launch a missile was set to be the same at every Minuteman site: 00000000.»
L’article développe divers aspects de cette lutte constante du pouvoir civil pour pouvoir contrôler les forces nucléaires stratégiques. Il est également question du dispositif soviétique de riposte automatique en cas d’une attaque, ou d’une supposée attaque avec tous les aléas catastrophique qu'on imagine, – comment différencier par l’identification automatique l’explosion d’une arme nucléaire ennemie et l’explosion accidentelle d’une de ses propres centrales nucléaires ? Kubrick en avait fait l’un des arguments principaux pour expliciter l'inéluctabilité de la marche vers l’apocalypse nucléaire de son Dr. Strangelove. Ce dispositif soviétique, désigné dans le film comme The Doomsday Machine, n’existait pas à la l’époque de la sortie du film mais fut développé dans les années 1970 et mis en service en 1985, – inspiré par le film ou pas ?
Là-dessus, nous en arrivons à la situation actuelle qui fait, depuis un peu plus d’un an, l’une des chroniques de l’actualité crisique. Il s’agit des nombreux cas d’officiers et du personnel du Strategic Command dont le comportement dans diverses occasions a suscité des craintes considérables quant à la valeur du contrôle et de la maîtrise qu’ils doivent exercer sur les armes nucléaires US. Schlosser nous en donne un résumé succinct, qui donne néanmoins, dans la contraction des divers scandales rapportés, l’impression d’une extraordinaire carence de discipline et de responsabilité dans ces forces dont la puissance est si considérable qu’elle ne dispose de rien de moins que la capacité de la quasi-destruction du monde.
«Vice Admiral Tim Giardina, the second-highest-ranking officer at the U.S. Strategic Command—the organization responsible for all of America’s nuclear forces—-was investigated last summer for allegedly using counterfeit gambling chips at the Horseshoe Casino in Council Bluffs, Iowa. According to the Iowa Division of Criminal Investigation, “a significant monetary amount” of counterfeit chips was involved. Giardina was relieved of his command on October 3, 2013. A few days later, Major General Michael Carey, the Air Force commander in charge of America’s intercontinental ballistic missiles, was fired for conduct “unbecoming an officer and a gentleman.” According to a report by the Inspector General of the Air Force, Carey had consumed too much alcohol during an official trip to Russia, behaved rudely toward Russian officers, spent time with “suspect” young foreign women in Moscow, loudly discussed sensitive information in a public hotel lounge there, and drunkenly pleaded to get onstage and sing with a Beatles cover band at La Cantina, a Mexican restaurant near Red Square. Despite his requests, the band wouldn’t let Carey onstage to sing or to play the guitar.
»While drinking beer in the executive lounge at Moscow’s Marriott Aurora during that visit, General Carey made an admission with serious public-policy implications. He off-handedly told a delegation of U.S. national-security officials that his missile-launch officers have the “worst morale in the Air Force.” Recent events suggest that may be true. In the spring of 2013, nineteen launch officers at Minot Air Force base in North Dakota were decertified for violating safety rules and poor discipline. In August, 2013, the entire missile wing at Malmstrom Air Force base in Montana failed its safety inspection. Last week, the Air Force revealed that thirty-four launch officers at Malmstrom had been decertified for cheating on proficiency exams—and that at least three launch officers are being investigated for illegal drug use. The findings of a report by the RAND Corporation, leaked to the A.P., were equally disturbing. The study found that the rates of spousal abuse and court martials among Air Force personnel with nuclear responsibilities are much higher than those among people with other jobs in the Air Force. “We don’t care if things go properly,” a launch officer told RAND. “We just don’t want to get in trouble.”»
... Certes, en lisant l’historique de Command & Control, où Dr. Strangelove de Kubrick apparaît finalement comme la référence la plus proche de la vérité de la situation, on en vient à moins chercher les signes de la découverte d’un complot des militaires contre BHO (thèse classique du complotisme) dans ces remous actuels chez les militaires US du Strategic Command ; on en vient à observer qu’il n’y a rien de plus “normal” dans tous ces remous, compte tenu de l’extraordinaire laxisme régnant dans ces forces militaires, de l’extraordinaire absence de contrôle, de l’extraordinaire absence de discipline. On cherchera simplement l’explication de la situation actuelle dans une évolution psychologique, avec la disparition de la tension au niveau de la possibilité d’un affrontement nucléaire stratégique comme dans la Guerre froide, par conséquent le passage au second plan des priorités et des nécessités de ces forces nucléaires. Une telle dégradation de statut conduit effectivement au laxisme et à la dégradation de la discipline, mais il faut aussitôt observer que cette évolution est également caractéristique, même si d’une façon moins sensationnelle, du caractère général de l’évolution des forces US ces dernières années. La différence avec l’époque de la guerre froide est que de tels épisodes de laxisme et d’indiscipline apparaissait alors à ciel ouvert à cause des circonstances de communication très différentes et de l’importance du rôle de la force militaire durant la guerre froide, comme certaines crises au sein de l’armée au Vietnam, ou la crise majeure de discipline au sein de l’US Navy dans les années 1968-1972, qui fut résolue par l’action du chef des opérations navales à partir de 1970, l’amiral Zumwalt.
Aujourd’hui, l’indiscipline et le laxisme sont sans aucun doute plus forts qu’ils n’ont jamais été, mais ils sont en partie dissimulés par la manipulation d’un système de la communication omniprésent, sauf dans les cas limites qui ne peuvent plus être cachés, tel celui affectant les forces stratégiques nucléaires (et d'autres scandales trop voyants pour ne pas être vus). Comme il est dit dans un des passages cités, «“We don’t care if things go properly,” a launch officer told RAND. “We just don’t want to get in trouble.”» Cela revient au comportement général de tous les responsables-Système, qui cherchent à éviter les interférences avec les normes-Système, le politically correct, ou mieux encore, le Systematically correct, sans se préoccuper du fonctionnement des forces et des capacités impliquées, et encore moins de leur efficacité. On a à cet égard un bon éclairage sur les causes profondes des erreurs d’orientation, d’identification, d’action, des fautes politiques et opérationnelles, etc., de tous les services de sécurité nationale du Système. On s’apercevra bien un jour que la NSA fonctionne comme le Strategic Command, simplement il est plus difficile de s’en apercevoir à cause des procédures et du genre de travail de l’Agence, – et alors, la défection de Snowden et le volume de matériel qu’il a emporté avec lui n’étonneront plus personne.
D’une façon générale, les découvertes de Schlosser obligent à réviser certaines interprétations qui ont toujours accompagné le comportement de divers groupes de généraux, notamment de l’USAF, vis-à-vis du pouvoir civil. (Cela fut notamment le cas des généraux de l’USAF, type-Le May ou Powers, vis-à-vis de Kennedy.) Le facteur de l’autonomie de ces chefs, de leur haine vis-à-vis de certains représentants d’un pouvoir civil, vis-à-vis de certains présidents (Kennedy particulièrement) subsiste évidemment. Mais il faut y ajouter désormais un autre élément : tous ces chefs disposaient et disposent plus que jamais de leur côté d’outils militaires beaucoup moins cohérents et disciplinés qu’on ne pourrait croire. Certes, ils ont montré pendant la Guerre froide une autonomie effrayante par rapport au pouvoir civil, mais cette autonomie était permise notamment et essentiellement par un désordre considérable régnant au sein des forces armées, comme de la bureaucratie militaire elle-même, comme du Pentagone enfin, les uns et les autres s’avérant incontrôlables finalement à cause d’une absence de structuration solide, à cause du laxisme des procédures, etc., bref à cause du désordre intérieur inhérent à une nécessité de structuration qui heurte une situation dont les acteurs semblent ne raisonner que par la vertu de la surpuissance (ou de l’idéal de puissance, pour faire plus vaste et plus conceptuel) ; comme si la surpuissance du Système engendrait nécessairement le désordre interne malgré les tentatives de structuration, expliquant que le Système ne peut produire que du désordre se retournant au bout du compte contre lui.
Finalement, dans ce que nous avons lu, c’est certainement l’épisode sur l’absence complète de contrôle US des armes nucléaires confiées aux alliés de l’OTAN qui est le plus impressionnant, le plus surprenant, le plus inattendu. Les forces militaires US sont une partie intégrante du Système, bien plus qu’aucune autre force militaire des pays du bloc BAO, elles ont certainement sa puissance, mais elles ont aussi son espèce de désordre interne, son absence de contrôle de lui-même qui caractérise le Système dont la seule dynamique de surpuissance semble être le caractère nécessaire et suffisant.
Mis en ligne le 27 janvier 2014 à 06H00