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1066Une recension sous forme de commentaires diffus du célèbre essai La Société du Spectacle de l’auteur situationniste Guy Debord.
« Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé « la société de consommation », définition qui paraît inoffensive et purement indicative. Il n’en est rien. Si l’on observe bien la réalité, et surtout si l’on sait lire dans les objets, le paysage, l’urbanisme et surtout les hommes, on voit que les résultats de cette insouciante société de consommation sont eux-mêmes les résultats d’une dictature, d’un fascisme pur et simple. » (Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires.)
Nous reprenons, en ce début d’année 2015 inquiétante, l’essentiel d’une recension qui tente de replacer La Société du Spectacle dans le contexte de la crise actuelle du système et de ses modes de représentation. Essai prophétique, cette œuvre maîtresse de feu Guy Débord nous force à prendre conscience des limites de la critique politique, à l’ère du numérique et de ses multiples facéties. Et, si le simulacre faisait, désormais, partie de nos modes de représentation, dans un contexte où la « rectitude politique » aura pris la place de l’éthique ou « science morale », au sens où l’entendaient les anciens grecs?
La modernité est souvent représentée par le triomphe de la raison. Mais, comme nous le savons tous, la raison est invariablement mise au service d’une volonté de puissance. Saint-Augustin parlait de l’appétence, lorsqu’il se penchait sur le fonctionnement du désir. La philosophe Hannah Arendt a longuement disserté sur le « concept d’amour chez Augustin », soulignant le rôle fondamental du désir comme force en mouvement qui projette l’être tout entier dans son devenir. Le monde correspond à cette projection de l’être au cœur de la « cité des hommes ». Arendt analyse la conception augustinienne de charité en soulignant « qu’il faut dépasser l’appartenance au monde concrétisée dans la convoitise, parce qu’elle est sous l’emprise d’une crainte, et elle ne peut être dépassée que par la charité. En vivant, dans la convoitise, l’homme devient monde ».
C’est, sans doute, cette convoitise qui est devenu la motricité de notre société de consommation. Et, le consommateur a remplacé le citoyen au niveau de l’organisation de la cité. Les citoyens ont vendu leur « droit de cité » contre un plat de lentilles. Ils ont gagné le pouvoir factice d’élire des conseillers municipaux contre l’acquittement de la taxe. L’ordre qui règne au cœur de la cité postmoderne se base sur le libéralisme, faisant abstraction des liens qui soudaient les corps constitués des antiques cités. La société libérale interdit les liens patriotiques, tous les citoyens sont égaux devant la loi de la libre circulation des marchandises et des flux monétaires. Le consommateur, dépouillé de son antique « droit de cité », est convié à des mondanités qui se déclinent sur le mode d’une culture et d’une communication qui servent l’ordre marchand.
L’auteur Guy Debord, penseur de la cité moderne, s’est fendu d’une théorie critique destinée à mettre en lumière les rouages derrière la « société spectaculaire ». Son opus, publié en 1967, « La Société du Spectacle », prolonge la réflexion amorcé par Marshall MacLuhan au sujet des communications dans un monde où le pouvoir technocratique a réduit au silence la parole des clercs.
Debord pousse la réflexion heideggérienne un cran plus loin. Selon lui, la communication n’est pas une excroissance de la pensée machiniste, mais plutôt un outil qui permet que « le spectaculaire diffus accompagne l’abondance des marchandises, le développement non perturbé du capitalisme moderne ». Précisant sa pensée, il souligne qu’« ici chaque marchandise prise à part est justifiée au nom de la grandeur de la production de la totalité des objets, dont le spectacle est un catalogue apologétique ».
Né en 1931, Debord est un fils spirituel de la société de consommation, pétri d’un existentialisme à mi-chemin entre le nihilisme de son époque et l’incontournable analyse marxiste des rapports de classe. Décédé, trop tôt, en 1994, il aura choisi de mettre lui-même un terme au spectacle d’une existence que l’on imagine malheureuse. Fondateur du l’Internationale situationniste, un mouvement né de la rencontrer fortuite entre le marxisme et le surréalisme, Guy Debord s’est attaqué aux fondements de la société marchande en proposant des alternatives en termes d’autogestion des rapports de production ou d’abolition des rapports sociaux tels qu’orchestrés par la société spectaculaire. (Lien.)
S’inspirant des théories échafaudées par l’école de Frankfurt – lesquelles tablent sur la culture de masse en tant que vecteur d’un pouvoir technocratique qui confond les individus avec la marchandise – Guy Debord repousse les limites de l’analyse critique. Il décortique la logique marchande des rapports en société et dénonce cet agenda médiatique qui représente (à notre avis) la ligne de montage du processus de fabrication d’un monde fantasmé et fantasmatique. (Lien.)
Véritable prophète de la société de post-consommation, Debord affirme que « la satisfaction que la marchandise abondante ne peut plus donner dans l’usage en vient à être recherchée dans la reconnaissance de sa valeur en tant que marchandise : c’est l’usage de la marchandise se suffisant à lui-même … » Véritable serpent qui se mort la queue, la marchandise nous consomme tant que le pouvoir d’achat subsiste. La société d’abondance de l’après-guerre s’est avérée être un leurre alors que le niveau de vie était indexé à un pouvoir d’achat conditionnel en bout de ligne. Il s’en suit, toujours d’après Debord, une réification (perte de valeur) de la condition humaine. Le citoyen devient consommateur et, partant, perd son « droit de cité ». Tout s’achète dans le système néolibéral, même les consommateurs achètent le ventre des autres afin que se reproduise leur avidité libidinale. « L’homme réifié affiche la preuve de son intimité avec la marchandise », martèle-t-il d’un ton rédhibitoire.
L’analyse de la société de consommation s’inspire de la vision marxiste des rapports de classe. Toutefois, Debord ne croit pas que le prolétariat parvienne un jour à renverser la bourgeoisie puisque cette dernière « est venue au pouvoir parce qu’elle est la classe de l’économie en développement. Le prolétariat ne peut être lui-même le pouvoir qu’en devenant la classe de la conscience ». Cette praxis repose sur une analyse qui plonge bien au-delà des rapports de classe, histoire de mettre en lumière les fondements d’une aliénation qui est à la base des rapports en société. Vouloir abolir la bourgeoisie afin de prendre sa place ne résoudra rien, le penseur situationniste précisant que « le mûrissement des forces productives ne peut garantir un tel pouvoir, même par le détour de la dépossession accrue qu’il entraîne. La saisie jacobine de l’État ne peut être son instrument ». Il se rapproche des concepts développés par le théoricien Antonio Gramsci. Le fondateur du Parti communiste italien aura été, de facto, le premier à saisir le rôle de l’hégémonie culturelle au cœur même de l’état bourgeois. (Lien.)
Sa critique de la société de consommation se rapproche d’une métaphysique. De fait, Guy Debord est peut-être le premier métaphysicien de la postmodernité. Mai 68 représente pour lui – et d’autres observateurs avisés – la dissolution finale des mouvements ouvriers. Le consommateur remplace définitivement le prolétaire (dixit Patrice-Hans Perrier). Le crédit permet de suppléer à une capacité de production qui tombe en désuétude avec l’externalisation des moyens de production et la destruction des anciennes classes ouvrières. Le pouvoir d’achat est conditionnel à la marge de crédit émise par la banque. Chaque ligne de crédit consentie permet de créer de la valeur scripturale. Nous sommes entrés dans l’ère du vide économique.
La société postmoderne a atteint son apogée, la communication est partout. On ne parle plus des médias ou de la publicité, non. La communication représente – si l’on se fie à la vision de Debord – le rituel obligé de la consommation. Les soixante-huitards souhaitaient qu’il n’y ait plus d’entraves à la jouissance. Leur idéal factice est devenue l’antienne de cette société du spectacle phagocytant jusqu’aux rapports les plus intimes au cœur d’une cité qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le procès de la production a été réifié par celui de la consommation. Et, à travers ce dernier, c’est l’être dans son devenir qui est menacé de réification. Les consommateurs occidentaux sont maintenus artificiellement en vie, jusqu’à nouvel ordre.
Si l’on se fie à l’analyse marxiste classique, nous sommes entrés dans l’ère de « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme ». Le privé, ayant délocalisé ses centres de production vers l’étranger, tente de faire main basse sur l’appareil d’état. Les Partenariats publics privés (PPP) permettent de suppléer à l’effondrement de la maîtrise d’œuvre d’un état asphyxié par la dette, le temps que le gouvernement transfère une part croissante de ses actifs vers les grands conglomérats qui s’occuperont d’en maximiser les bénéfices. Mais, si l’on se fie sur le modèle habituel, le privé devrait restituer les dits actifs au terme du partenariat. (Lien.)
Toutefois, les accords économiques venant priver l’état de ses prérogatives régaliennes et organisationnelles, la gouvernance est transférée vers les nouveaux centres du pouvoir mondialiste. Une partie de la maîtrise d’œuvre est affectée – temporairement – aux régions administratives et à certaines villes, le temps de démanteler ce qui restait de l’état-nation. Le gouvernement, au centre de ce qui reste de l’état-nation, ne fait que gérer la perception des impôts et l’application des normes d’une gouvernance qui lui échappe jusqu’à le priver de toute capacité de projection. (Lien.)
Guy Debord affirme que les sociétés dites libérales se transformeront en états bureaucratiques en fin de parcours. Un consortium bureaucratique – sorte de Présidium de l’oligarchie néocapitaliste – s’occupera du PLAN, c’est-à-dire les grandes orientations économiques. À l’ère du vide correspond la mort de la POLIS. Les citoyens ont été privés de leur patrie et la cité n’a plus aucun pouvoir sur la conduite des affaires courantes. La société de consommation se dissout, en même temps que la capacité de production, alors que l’impérialisme se maintien au moyen de la force brute. Il s’agit de mater la rébellion à l’interne et d’augmenter la capacité de projection militaire à l’externe.
Les bureaucrates chargés de la communication ne cessent d’indiquer – comme une incantation – l’horizon libérateur des années 2020, alors que la décroissance économique et les mesures d’atténuation des émissions polluantes auront atteint leur vitesse de croisière. Un horizon qui semble correspondre à ce que Debord qualifiait d’« élément spectaculaire de la dissolution du mouvement ouvrier … » Hollywood serait au monde de la consommation ce que le Vatican est au monde de la catholicité. Matrice cathodique par excellence, Hollywood et son programme impérialiste constituent le centre névralgique de production de la Société du Spectacle. Le pouvoir n’étant plus en mesure de restaurer la façade ridée de la démocratie, c’est au monde du spectacle de prendre le relais comme intermédiaire obligé entre les consommateurs et le pouvoir financier d’une poignée d’oligarques.
Les médias se penchent sur les effets, alors que la causalité du procès politique est balayée sous la table pour le bénéfice d’une gouvernance occulte qui réclame toujours plus de traçabilité, d’imputabilité, de transparence de la part de ses obligés. Les consommateurs ont abdiqué leur droit de cité, ils doivent satisfaire au pouvoir de la rente. Pendant ce temps, les véritables centres décisionnels n’ont de compte à rendre qu’à eux-mêmes. Certains chuchotent que c’est la fin de l’histoire.
L’auteur de la Société du Spectacle nous propose un programme sans équivoque : « Quand la réalisation toujours plus poussée de l’aliénation capitaliste à tous les niveaux, en rendant toujours plus difficile aux travailleurs de reconnaître et de nommer leur propre misère, les place dans l’alternative de refuser la totalité de leur misère, ou rien, l’organisation révolutionnaire a dû apprendre qu’elle ne peut plus combattre l’aliénation sous des formes aliénées ». D’ici à ce que les néo-consommateurs se réapproprient le LOGOS, en se saisissant de la CHARITÉ comme aiguillon de la motricité collective, le spectacle devra se poursuivre (the show must go on). « Le spectacle est l’idéologie par excellence, parce qu’il expose et manifeste dans sa plénitude l’essence de tout système idéologique … », martèle l’imperturbable Debord.
On ne peut que lui donner raison lorsque l’on assiste aux débordements hystériques des Femens, nouvelles égéries d’une gouvernance qui pousse le cynisme jusqu’à se moquer impunément des places sacrées de la cité. Non contentes d’uriner sur les affiches de quelques politiciens tombés en disgrâce ou de profaner les autels cultuels, elles n’hésiteront certainement pas à déféquer dans les boites de scrutin dans un proche avenir. Ce grand happening – faussement festif – sonnera le glas de la comédie politique.
Patrice-Hans Perrier
Dernier article d’une série de six qui traitent du délitement de la cité occidentale
La Société du Spectacle, Un essai prophétique composé en 1967. Écrit par Guy Debord, 209 pages – format Poche, ISBN : 978-2-07-039443-2. Réédité par Gallimard éditions, 1992.
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