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411910 novembre 2018 – Cela fait plusieurs jours que je soupèse et suppute d’écrire ce texte que je commence ici et ainsi. Il ordonne une belle et bonne rupture avec l’actualité de ces temps amers et désordonnés que nous vivons, emportés par notre tourbillon de crises, frôlant et croisant la folie à chaque instant. Je voulais vous parler de ma forêt dont il m’arriva parfois de dire quelques mots, comme cette fois où je l’entendis chanter de ce bruissement mélodieux venu des cieux, des feuilles qui tombent sans un bruit, sans un souffle de vent...
Justement, il s’agit de la même saison, cette année de plus en plus retardée, la saison de la défeuillaison des arbres. Il est vrai que le rythme des saisons en prend à son aise et la situation actuelle de la forêt, dont je veux vous parler et qui ne cesse de m’enchanter depuis quatre ou cinq jours (je l’ai réalisé samedi dernier), est notablement en retard par rapport à ce que j’avais l’habitude d’en connaître. Plus encore, ce délai qui laisse les feuillages en l’état jusque bien plus tard, permet à la sublime libération des couleurs de l’automne de toucher en même temps toutes les espèces. Le temps étant au grand calme ces derniers jours, quasiment sans le moindre souffle avec le soleil bas qui dispense à l’aube ses premiers rayons sans la moindre entrave, et ainsi le spectacle est-il achevé dans sa plus grande extension possible. “C’est un spectacle total” comme disent incidemment les “artistes-communicants” de l’Art Contemporain (A.C.).
Cela est pour dire, quant à moi, que, depuis samedi, pénétrer dans cette forêt où toutes les feuilles des caduques se parent des couleurs éblouissantes qu’on connaît bien, est l’équivalent d’en enchantement du monde et de soi-même. Je fais ces promenades depuis si longtemps, avec mes compagnons et compagnes successifs, – Balzac, Margot, Klara et désormais Marie, – que je me reconnais une grande expérience dans la respiration saisonnière de ma forêt, que je connais particulièrement ce moment de l’enchantement des atours de l’automne, lorsque les feuilles sont encore aux arbres et changent leurs parures. Mais jamais, j’en suis complètement assuré, jamais je n’ai vu une concentration si grande, un unisson si parfait dans ce mouvement de la nature qui se fait sublime avant de mourir pour se renouveler.
Le feuillage est partout si abondant encore, aussi bien dans les branches basses et les arbustes qui font à certains moments presque un tunnel au-dessus de mon chemin, ses couleurs sont si vives et si lumineuses, que certains de ces tunnels, à l’aube, sont comme des tunnels de lumière, d’une lumière qui viendraient, non qui vient sans aucun doute d’eux-mêmes. La forêt qui reçoit les premiers rayons du soleil, semble vouloir lui tenir la dragée haute en diffusant sa propre lumière à partir de ces feuillages dont les couleurs changeantes, du jaune éclatant au beige chatoyant, paraissent comme autant d’innombrables petits soleils rassemblés pour monter un spectacle où la magie le dispute à l’enchantement.
Ces promenades quotidiennes ont toujours été pour moi un moment important pour l’apaisement de l’âme et la libération de l’esprit, un moment pour le vagabondage, un peu sans but et sans conséquence ; je parle tout seul, je parle avec Marie qui cherche mon regard comme faisaient mes compagnons et compagnes d’avant elle, je vaticine pour les grandes choses du monde à venir... Mais depuis samedi, plus rien de pareil : je ne parle que de la forêt et je lui parle bien entendu, je veux dire que je parle à la forêt comme si nous étions de vieilles connaissances ; je loue sa splendeur, sa beauté, son sens du sublime, sa façon qu’elle a de vous remonter l’âme ; pour un moment, pour un instant, tous mes épuisements du caractère et du sentiment disparaissent pour laisser place à une sorte de joie incompréhensible et revigorante. Je songe à la phrase de Anouilh, pêchée je ne sais où et qui semblerait venue de la forêt elle-même : « Vous ne le savez pas, vous autres, mais tout au bout du désespoir il y a une blanche clairière où l’on est presque heureux. »
Mes pensées foisonnent, élevées par la lumière de cette beauté du monde. Je m’émerveille de ce que la nature puisse créer, comme naturellement, autant de beauté, la façon qu’elle a d’aller directement à ce qui est beau ; ou bien, tout autrement, je m’enchante moi-même qu’il m’ait été donné, par quelque impulsion grandiose et mystérieuse, et extérieure à moi sans nul doute, une telle sensibilité à la beauté ; ou plus simplement encore mais d’une façon si fondamentale, qu’il me soit donné la possibilité de distinguer d’un œil si assuré, comme l’on dirait de “l’œil de l’âme”, la possibilité de distinguer sans le moindre doute et sans coup férir ce qui est beau et ce qui est la beauté du monde. Car c’est bien cela, cette pulsion extérieure qui vous dit et vous entraîne à dire : “Sans aucun doute, ceci est la beauté du monde ! Prends-en la mesure, petit homme, et fais-en ta précieuse référence !”
Puis me vint cette pensée étonnante, qui ne laisse de me rendre songeur... Au milieu de cet éblouissement de lumière de la défeuillaison, on trouve quelques persistants épars, vert sombre, qui paraissent à cet instant, au milieu de tant de lumière, mornes et ternes, et recroquevillés sur eux-mêmes presque comme s’ils étaient mornes et morts...
(Dieu sait que ce n’est pas une vérité établie, qu’un cèdre ou un chêne, qui sont les dieux des arbres persistants, porte en soi la majesté et la grandeur des traditions centenaires et même millénaires... Je ne parle donc que d’un instant où les contrastes et les effets des couleurs et des lumières nous suggèrent une autre vérité.)
Alors me vient cette pensée dont je parle, de m’interroger sur cette grâce étrange de la nature du monde qui organise la plus grande beauté, la lumière même et l’envoutement que je vous ai décrit, c’est-à-dire le chant de la vie triomphante dans le chef des feuilles en train de mourir, tandis que ce qui continue à vivre le fait dans l’apparence de la ternitude et de la mornitude de la mort. Ce n’est pas un caprice ni un hasard du monde, cela ; c’est la complicité d’un instant de magie, pour nous faire supputer que la mort est un simulacre et que règne l’Éternité qui habille l’apparence de la mort des atours d’une vie éblouissante où l’on distingue déjà le printemps du monde... Éternel retour, éternel parcours comme soupire L’homme de l’aube qui, à cet instant, peut enfin oublier sa souffrance et ses désespérances.
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