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237526 mars 2018 – Au départ, il y a une conférence qu’a donnée, la semaine dernière, le chef d’état-major général de l’armée russe et vice-ministre de la défense, le Général Guerassimov à l’Académie d’état-major général des Forces armées russes. Il était question de présenter une tentative d’identification des conflits futurs, notamment à la lumière des développements technologiques, de l’évolution des types de moyens disponibles, de l’opérationnalisation de ces moyens et de la tendance que présentait cette opérationnalisation. Il est manifeste que, pour Guerassimov, pour les chefs militaires et les stratèges russes, la guerre en Syrie, ou ce qui est plus exactement désigné, d’une façon significative, comme “la crise syrienne”, constitue une sorte de “modèle” de ces guerres à venir. (« La crise syrienne, prototype de la “guerre de nouvelle génération” », dit Guerassimov dans un autre texte que celui figurant plus bas, donnant d’autres extraits de la conférence.)
Nous nous attacherons, comme on le verra, à un aspect très précis, à une phrase, sinon à un mot du général Guerassimov, et de ce qu’il signifie, sans doute pour lui mais sans savoir jusqu’où va sa conception, et pour nous sans aucun doute, en allant au plus loin qu’il nous est possible dans la conception.
(“En allant au plus loin qu’il nous est possible”, parce qu’évidemment l’idée ainsi évoquée rencontre chez nous une conception fondamentale et nous fait réaliser qu’il faut aller “au plus loin...”, etc., pour bien exprimer à la fois toute la puissance et à la fois toute l’originalité du rôle de cette conception.)
Voici le texte, forcément très bref, – mais il ne nous en faut pas tellement plus pour lancer et nourrir notre réflexion, – que propose Spoutnik-français le 25 mars 2018... (Nous soulignons le mot qui fait pour nous l’essentiel de l’intérêt de ce texte, les autres détails n’étant pas sans intérêt, bien entendu, mais ayant une signification moins forte, moins révolutionnaire.)
« Les conflits du futur, qui recourront largement aux robots, se déplaceront dans le domaine médiatique et dans l’espace, estime le chef d’état-major des Forces armées russe, Valeri Guerassimov.
» “Il va de soi que chaque conflit armé a ses traits distinctifs. Les conflits du futur se caractériseront par une large utilisation des armes de haute précision et d'autres types d'armes innovants, robotique comprise. Les sites économiques et le système de gouvernement ennemi seront détruits en premier lieu. Outre les sphères traditionnelles, la lutte armée sera activement menée dans le domaine médiatique et dans l'espace », a fait savoir le général Guerassimov lors d'une conférence organisée par l'Académie d'état-major général des Forces armées russes.
» Selon le chef d'état-major des forces armées russe, “un rôle particulier sera joué par la lutte contre les systèmes de communication, de reconnaissance et de navigation”. “Ce ne sont que des contours de la guerre du futur la plus probable. D'autre part, le spectre de conflits éventuels est très large et les forces armées doivent être prêtes à chacun d'entre eux », a-t-il souligné.
» Valeri Guerassimov a noté que la mise sur pied et la formation des forces armées russes sont réalisées compte tenu de l'évolution des spécificités de la lutte armée. “Le déclenchement possible de conflits militaires simultanés sur différents axes stratégiques prédéterminent la mise en place de groupes interarmées au sein des régions militaires destinés à mener des opérations efficaces avec l'utilisation des unités disponibles aussi bien en temps de paix qu'en temps de guerre”, a-t-il précisé.” »
Un autre point intéressant de la conférence tient dans cette déclaration du même général Guerassimov selon laquelle un des caractères principaux de l’action d’une des parties (les adversaires du régime Assad et indirectement de la Russe) a été la dissimulation complète, jusqu’à ne laisser aucune trace apparente, de leur participation au conflit. La citation ici, à partir de l’autre texte référencé ci-dessus :
« La principale caractéristique de la crise syrienne consiste en ce que les belligérants mènent des actions dissimulées contre Damas sans s'engager dans un conflit militaire direct... [...] “Son trait particulier consiste en ce que les pays ennemis de la Syrie entreprennent des démarches dissimulées à son encontre qui ne laissent pas de traces”. »
Hors de cette conférence, on cite encore un point précis qui nous paraît d’un particulier intérêt. Il s’agit de la déclaration, le 20 mars par le ministre de la défense russe, que trois fausses attaques chimiques (attaques dites “sous faux-drapeau” [falseflag]) avaient été empêchées la semaine précédente par l’action des forces syriennes et russes dans la bataille de la Ghouta, agissant dans ces attaques ponctuelles sur des renseignements précis. Il s’agissait de la capture de trois laboratoires chimiques où étaient préparées les attaques. Il faut bien préciser que les renseignements concernant ces laboratoires chimiques, qui en firent aussitôt des cibles privilégiées pour une capture, concernaient d’abord le principe de l’intentionnalité des attaques falseflag préparées selon un scénario déjà éprouvé, entraînant la certitude d’une attaque médiatique d’une puissance colossale contre Assad et la Russie, peut-être suffisante et dans tous les cas dirigée dans ce sens pour justifier aux yeux de l’opinion publique une frappe aérienne massive contre Damas.
L’important dans cette nouvelle n’est donc pas la prise de trois laboratoires chimiques comme il arrive dans des opérations normales où vous tombent entre les mains tout ce que l’ennemi en déroute laisse derrière lui. L’important est que cet acte offensif, dans ce cas, avait d’abord et essentiellement pour but spécifique d’empêcher le(les) falseflag, c’est-à-dire de bloquer une contre-offensive médiatique générale antirusse dans tous les pays du bloc BAO. Cela se fait juste au moment, – surprise, surprise, – où la contre-offensive était remarquablement préparée par une première “offensive” directe, avec préparation d’artillerie type-MI5, sur le front de l’affaire Skripal/Novichok, – encore du chimique, décidément, et l’opération remarquablement conduite par le duo tactique à semelles de clou May-Johnson...
Laissons de côté les perspectives de complots, montages, etc., que sollicite cette judicieuse et élégante coïncidence et observons ce qui est pour nous essentiel. Lorsque Guerassimov parle de ce que, « Outre les sphères traditionnelles, la lutte armée sera activement menée dans le domaine médiatique et dans l'espace », il parle effectivement d’un nouveau domaine de l’affrontement. La propagande, ou le virtualisme ou tout ce qu’on veut du genre, n’est plus un appoint à la guerre, un outil pour servir telle ou telle opération, mais bien un instrument essentiel (complètement nouveau en tant que tel), au service duquel, – logique renversée, priorités bouleversées, – on développe des appoints et des outils pris dans la fonction opérationnelle classique de la guerre.
(Il faut être précis : il ne s’agit pas de ce qu’on nomme en général “la guerre de la communication” [ou “guerre de propagande“, aussi vieille que le monde], mais bien de l’intégration complète de cette activité de la communication comme moyen de tromperie dans le déroulement opérationnel d’un conflit.)
Les Russes, qui ont rudement encaissé dans ce domaine depuis l’origine des “révolutions de couleur” et autres opérations-regime change, sont les premiers à faire passer l’outil immémorial du maniement de la communication au service du mensonge (“guerre de communication”) pour servir à l’opérationnel, au stade du concept opérationnel en soi, inscrit dans la planification même des opérations de guerre . Mettre en parallèle “la lutte armée” dans l’espace et “la lutte armée” dans le domaine médiatique devenue un véritable front dans la guerre, c’est définir une révolution dans la définition de la guerre, une véritable RMA identifiée par les Russes...
(RMA, ou Revolution in Military Affairs, disaient les stratèges américanistes il y a un quart de siècle, dans un tout autre domaine qui n’était que le recyclage et le maquillage de méthodes anciennes sans aucun rapport avec la puissance novatrice, dont le principe était basé sur l’idée que la guerre pouvait être transformée de façon à correspondre à l’outil militaire hypersophistiqué dont les USA disposaient dans les années 1990. Ralph Peters, dit “le Barbare Jubilant” notamment dans notre Glossaire.dde, d’abord partisan enthousiaste de la RMA en avait constaté l’échec total en Irak après quelques semaines euphoriques en mars-avril 2003, pour tomber dans le cloaque qui suivit. Nous écrivons dans le sujet du Glossaire.dde qui lui est consacré, à partir d’un article du 6 février 2006 dont il est l’auteur, où il condamnait absolument cette illusion américaniste de la RMA à cette sauce sous le titre de The Counterrevolution in Military Affairs :
« ‘The Counterrevolution in Military Affairs’ n’est pas un mauvais texte, après l’excellent titre qui est comme la contradiction mortelle du ‘Revolution in Military Affairs’ (RMA), cette drogue dialectique et méthodologique qui affecte l’esprit des militaires US depuis 15 ans et infecte celui de leurs alliés européens. (RMA propose en gros une transformation du monde par la transformation du cadre général de la guerre. RMA présuppose que les conditions générales du monde où se déroulera la guerre, y compris le bon vouloir et la psychologie des adversaires, seront celles qui rend RMA absolument pertinent et, par conséquent, absolument nécessaire.) Peters passe à la moulinette tous les fondements de la RMA, notamment la centralisation et l’appel systématique aux technologies. Toute cette infrastructure est ridiculisée par rapport à l’efficacité exceptionnelle des voitures-suicide... »)
Le paradoxe sur lequel on revient plus loin, – ce n’est le premier du genre dans le chef du bloc-BAO, et certainement pas le dernier, – c’est que ce sont les américanistes eux-mêmes et leurs petits soldats du bloc-BAO qui ont introduit cette véritable RMA dont rend compte le général Guerassimov, sans comprendre qu’ils introduisaient une dimension nouvelle formidable dans la définition de la guerre. Ce sont donc les Russes qui ont compris cette nouvelle dimension et la traitent comme telle, à partir de leur expérience opérationnelle : « la lutte armée [...] activement menée dans le domaine médiatique » devient un nouveau domaine majeur et doit être traité comme tel. Ils sont les premiers à chercher à ajuster leur tactique et leur stratégie à cet événement.
... Pour cette raison de l’apparition de ce nouveau domaine de la guerre, nous avions abandonné il y a quelques années l’expression “virtualisme” que nous avions si souvent utilisée pour celle de narrative. (Voir notre Glossaire.dde du 27 octobre 2012, même s’il ne va pas assez loin dans l’explication de l’évolution, celle-ci en constant mouvement comme on le voit avec le texte d’aujourd’hui.) Le mot narrative est un mot de communication et de relations publiques largement utilisé aujourd’hui par les directions politiques et la bureaucratie américanistes. Il s’écarte décisivement de la famille conceptuelle de la “virtualisation” (“virtualisme”) de la réalité fondée sur une complète reconstruction illusoire, un habillage de la réalité, reposant sur une dialectique terroriste extrêmement précise et impérative, qui ne fut soutenable que dans cette courte période où l’hégémonie des USA fut totale, accompagnée de l’indifférence complète habituelle des mêmes USA pour toute forme de légalité, de compromis, de principes, etc., et dialectique simplement maintenue dans le domaine de l’hollywoodisme transféré dans le cadre opérationnel.
(Nous l’avons encore rappelé récemment : « ...Nous sommes bien loin, si loin de ces rêveries [...] adaptées aux conceptions régnant alors dans les esprits exacerbés des ‘stratèges’ US, – que nous avions alors baptisées ‘virtualisme’ : “...Karl Rove, chef de la communication de GW Bush, disant à Ron Suskind à l’été 2002 : ‘Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé].’” »)
Au contraire, la narrative telle que nous la voyons dans le cadre ainsi dressé par les constats des Russes, ce n’est pas la “réalité réécrite” par le “virtualisme”, mais une “réalité” sortie de rien, donnée, fabriquée par les seuls moyens de la communication, sans aucun lien avec ce que nous nommons “vérité-de-situation”, un complet simulacre de réalité. Nous parlons de cette narrative, dans cette forme si complètement décisive, comme directement intégrée dans le processus opérationnel, sur le terrain, au cœur des opérations, et non pas comme une action indirecte faisant sentir ses effets par enchaînement, par influence, etc.
(Un cas d’action “indirecte“, hors du champ opérationnel directement sur le terrain, c’était le cas dans la présentation de la guerre du Kosovo à la presseSystème occidentale. Cela conduit à juger que la guerre se passait essentiellement à Bruxelles et non au Kosovo ; et à l’OTAN, non pas dans ses services de contrôle de la planification de la guerre sur le terrain mais dans ses conférences de presse. Il s’agissait alors de communication non incluse dans le processus opérationnel, mais se rapprochant plutôt du “virtualisme“ en offrant une réalité modifiée, parfois d’une façon grotesque, mais tout de même avec un lien avec la réalité.)
On l’a souvent dit et il nous semble inutile de la répéter en détail, – un simple rappel chronologique suffira, — que cette notion de narrative complètement intégrée dans l’aspect opérationnel du conflit a commencé avec la “crise syrienne” dans ses aspects opérationnels, avec les falseflags humanitaires d’abord, puis surtout les quelques grandes opérations d’attaques chimiques du même type/même montage, – chaque fois, bien entendu, aux dépens d’Assad, puis en plus aux dépens des Russes. C’est avec la “crise ukrainienne“, comme on l’a vu, que la narrative est complète, de bout en bout, conduisant même à des nécessités logiques absurdes dans le cadre de ce que nous avons désigné sous la forme conceptuelle du déterminisme-narrativiste. Cette technique est désormais classique et on l’identifie partout, consistant jusqu’à l’extrême à désigner publiquement et quasi-officiellement le coupable avant que l’acte ait lieu et même qu'il ait été conçu, et le coupable étant l’adversaire (le Russe) de celui qui prépare l’acte qui sera dit-falseflag. Bien entendu le coupable est jugé comme tel, – c'(est-à-dire coupable, – à moins qu'il ne prouve qu'il est innocent, et il est impossible qu'il prouve qu'il est innocent puisqu'il est coupable. C’est cela que les Russes ont compris comme étant un nouveau “front armé” de la bataille et non pas un supplément, un accessoire, un outil annexe, même très important ; c’est cela qu’ils ont conceptualisé comme tel : « Outre les sphères traditionnelles, la lutte armée sera activement menée dans le domaine médiatique... »
Ainsi ont-ils, les Russes, fixé un nouvel élément essentiel de la “nouvelle“ guerre moderne, ou disons postmoderne pour rejoindre l’évolution sociale et sociétale, et la pathologie psychologique qui va avec.
Et les autres, ceux du bloc-BAO qui font les montages et ont été les premiers à développer comme des forcenés la pratique de la narrative, comprennent-ils ce dont il s’agit ? On en doutera grandement, d’abord parce que, narrateurs en la circonstance, ils en arrivent en général, très rapidement, à croire ce qu’ils “narrent” et la narrative devient une fantasmagorie de la perception. Cela se comprend d’autant plus, d’autant mieux et impérativement, qu’ils sont poussés à ces agissements par une passion furieuse, une haine aveugle sous la forme de leur antirussisme pathologique.
Non seulement ils construisent les narrative mais ils en sont à la fois les croyants et les prisonniers. Cette prison se nomme déterminisme-narrativiste, c’est-à-dire l’obligation de suivre la logique de la narrative jusqu’à l’absurde lorsqu’elle se heurte, très rapidement, aux vérités-de-situation. Il n’y a pas meilleurs acteurs que les zombies-Système pour fabriquer n’importe comment des réalités factices, c’est-à-dire des simulacres à la chaîne et de s’y enchaîner quel qu’en soit le prix.
C’est ce danger du déterminisme-narrativiste que les Russes ont identifié en identifiant et en donnant cette place capitale dans les conflits au concept de la narrative dans le “domaine médiatique” devenu un des axes fondamentaux de la guerre nouvelle. Pour cette raison, s’ils combattant les narrative par tous les moyens, on les sent extrêmement réticents à en user eux-mêmes, moins par pure vertu que par crainte de se voir emprisonnés par leurs propres constructions dans des situations (la guerre) où il est extrêmement grave de perdre son libre-arbitre et de mettre en danger sa propre perception. Pour les Russes, la vérité-de-situation, lorsqu’elle peut être conceptualisée, est la meilleure arme contre les simulacres.
Nous retrouvons là, au lieu d’une classement relativiste qu’on serait tentés de faire au niveau géopolitique, voire au niveau de l’idéologisation et des soi-disant “valeurs”, notre habituelle classification entre antiSystème et pro-Système, ces acteurs étant déterminés selon nous non par leur identité ou selon des principes d’idéologisation, mais plus simplement par l’identification de leur position par rapport du Système. Il n’est pas question d’applaudir les Russes parce qu’ils sont Russes, – même si ce fait d'être Russe implique, à cause du caractère russe et de son historicité traditionnaliste, une grande signification psychologique et principielle, notamment et justement dans ce qui fait de vous un antiSystème.
Il importe absolument de rester dans la référence du jugement entre pro-Système et antiSystème, ce qui permet la souplesse de ce jugement et écarte le piège de la “certitude impérative” dans une époque qui a accompli un progrès formidable dans sa propre autodestruction en consacrant la vérité fondamentale de l’incertitude comme caractère principal de la perception puis du jugement de la situation du monde.
(Dieu sait si le phénomène narrative/« la lutte armée [...] activement menée dans le domaine médiatique » renforce par définition le “principe d’incertitude” qui définit notre perception de la situation du monde.)
Cela permet, d’une part, notamment dans le domaine considéré ici, de d’identifier et de reconnaître dans le bloc-BAO, USA en tête, le principal soutien, l’esclave et le producteur principal de tout ce qui favorise le Système. D’autre part, cela permet de reconnaître quand le phénomène apparaît, et parfois un phénomène d’une puissance considérable et même décisive, le caractère antiSystème que peuvent prendre certains actes et certains acteurs du bloc-BAO dans certaines circonstances.
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