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3 novembre 2005 — En même temps, les trois puissances européennes sont frappées par trois crises différentes. Additionnées, elles résument la crise profonde de la politique dans notre temps historique. Au-delà, il s’agit d’une marque de plus du vacillement de notre civilisation, apparemment sans concurrente, et plutôt sans concurrence possible, qui est confrontée à ses profondes et mortelles contradictions.
(On pourrait ajouter à ces trois crises d’autres crises disons “accessoires” mais qui ne manquent pas de signification, ou de renforcer la signification identifiée ici: en Pologne où les élections débouchent sur un blocage des forces de droite victorieuses; en Italie où Berlusconi, à l’approche des élections, est obligé de se démarquer de son engagement pro-américain dans des conditions piteuses ; aux Pays-Bas, où, — cela est moins connu mais tout aussi marquant, — le monde politique et la population s’abîment dans une paranoïa sécuritaire et anti-immigration contrastant avec la réputation de mesure glacée de ce pays. Arrêtons là cette liste affligeante.)
Les trois crises principales se retrouvent dans tous vos journaux. Choisissons l’un de nos favoris (le Guardian) pour ce rapide survol.
• L’Allemagne connaît une crise politique extraordinaire, la pire qu’ait connue la République Fédérale depuis sa formation en 1949. Les négociations pour la mise sur pied de “la grande coalition” connaissent des avatars extraordinaires. Signe de la gravité de la crise, qui conduit le Bild à qualifier l’Allemagne de “république bananière”: les divisions ne sont pas seulement, comme c’est la saine habitude dans les particraties démocratiques, entre les partis en cause, mais à l’intérieur de ceux-ci (exemples éclatants: le départ du Bavarois Stoïber, le patron de la CSU, qui ne supporte décidément pas Merkel, venant après la démission du poste de secrétaire général du SPD de Franz Müntefering, qui implique une montée de la gauche au sein du SPD.) Aujourd’hui, la perspective de nouvelles élections, dans un climat chaotique, n’est plus l’hypothèse la moins probable.
• La France connaît ses banlieues qui brûlent, après six nuits consécutives d’émeutes de mieux en mieux organisées, à Clichy-sous-bois. On découvre que les “zones de non-Droit” existent, ce qu’on savait depuis longtemps, et qu’elles sont fort bien organisées. Personne n’a la moindre solution pour un problème qui n’est pas soluble en lui-même, qui est une conséquence d’une crise de civilisation bien plus profonde, bien plus vaste, bien plus considérable. Contre cela, bien sûr, les hommes politiques, — notamment et particulièrement français, mais les autres aussi, — n’ont même pas l’idée qu’il pourrait être nécessaire d’en avoir une. La crise des banlieues a son effet sur la confusion politique, en mettant en grave défaut l’homme qui semblait irrésistible (Sarkozy). Le désarroi français, lui, se porte bien.
• Alors, dira le chroniqueur moyen, il nous reste notre sauveur, notre lumière venue de l’Ouest, le mirobolant Tony Blair? Pas du tout. TB a connu, hier, ce que le Guardian nomme “A day of calamity”, ou encore: « Tony Blair suffered one of the grimmest days of his eight-year premiership yesterday when David Blunkett's second resignation from the cabinet was quickly followed by his narrowest Commons victory yet — a majority of one — and a further humiliating retreat on the government's terror bill. » Cette crise révèle simplement combien le gouvernement Blair est basé sur l’épate (mot leste pour définir les activités virtualistes de TB), combien le système britannique est secoué par une absence de légitimité (l’énorme majorité travailliste ne signifie rien, face à un parti conservateur pulvérisé et un système électoral totalement anti-démocratique). Il s’agit d’une crise majeure d’identité au Royaume-Uni.
On pourrait faire de la comptabilité, du saucissonnage, faire des micro-analyses ici ou là, c’est-à-dire procéder selon l’habituelle tactique du postmodernisme de cloisonnement de la critique. Au plus vous analysez les causes conjoncturelles des crises (et Dieu sait s’il y en a, qui font le délice des plumes soi-disant critiques), au plus vous perdez de vue le champ de la crise structurelle. Celle-ci est expédiée, c’est-à-dire niée absolument, avec les incantations habituelles sur la “démocratie” et le reste du catéchisme. Certains commentateurs d’outre-Atlantique vont jusqu’à conclure, avec l’inculpation de Libby et la mise à jour de l’évidence de l’état extraordinairement chaotique du système de corruption US: « the system is working », — comme si l’inculpation d’un lampiste suffisait à leur bonheur… (Car, bien sûr, outre les crises européennes qu’on décrit, il y a celle du phare de notre civilisation, qui reste “la mère de toutes nos crises”. Encore moins d’espoir de ce côté-là.)
Il faut tenter au contraire d’apprécier toutes ces crises avec un esprit intégrateur, pour en comprendre les causes structurelles, — avec une intuition qui nous sert d’hypothèse centrale : toutes ces crises, même si elles sont différentes, même si elles expriment des problèmes parcellaires très différents, ressortent du même tronc central. Au bout du compte, vous trouverez la rupture du monde politique avec le réel, c’est-à-dire avec la réalité des peuples et la réalité des problèmes qu’affrontent ces peuples, au profit de l’idéologie de l’absence de sens, camouflée dans ce virtualisme qui est la tentative de construire une autre réalité.
Les trois establishments nationaux (on préfère cette expression à celle de “gouvernement” ou de “régime”, tout cela étant trop concret là où nous sommes si loin du concret) en difficulté pour des causes différentes sont tous trois des establishments nationaux sans originalité, qui sacrifient aux valeurs et aux méthodes du système général qui régit la planète. “Globalisation” oblige, nous avons au moins celle des vices fondamentaux et incurables du système. Leurs crises sont des épiphénomènes dont il est vain d’analyser les causes, sinon à s’en référer à la crise centrale. Elles témoignent de ce que la politique à leur niveau, tout comme l’idéologie à laquelle ils sacrifient, se caractérise également et fort logiquement par l’absence de sens. Désormais, l’histoire se fait sans eux, ce qui est la meilleure chose qui pouvait arriver dans ce chaos sans fin qui caractérise notre époque.
Ce phénomène de “l’histoire [qui] se fait sans eux” permet de comprendre pourquoi, malgré le naufrage des directions politiques, les nations gardent leur spécificité et leur pouvoir d’influence (ou leur absence d’influence pour certaines). Il permet de comprendre, — pour en revenir à un thème qui nous est cher, — pourquoi la France reste une des rares forces qui comptent aujourd’hui malgré l’extraordinaire vacuité de ses élites (alors que l’Allemagne frappée de plein fouet par sa défaite de 1945 continue à n’avoir pas de réelle substance internationale, tandis que le Royaume-Uni est tributaire, malgré certaines réalités surprenantes, de son ambiguïté historique depuis 1940-41 avec la proclamation de son alignement sur les USA). L’influence ne se détermine plus désormais en termes de politique active, — une politique active “historique” en ce sens qu’elle laisserait sa trace dans l’histoire, — mais en termes de perceptions historiques, en termes d’“images” composées à partir de ce qu’on sait des traditions, de la culture, du rôle passé, etc. Le paradoxe de cette situation postmoderne, qui se voudrait hyper-moderniste, est que l’activité moderniste n’a plus aucun effet. Les forces qui comptent désormais sont celles qui se réfèrent au passé et qui forment le cadre historique de notre évolution.