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5947Le président Trump subit une attaque en règle de la part de généraux qui, par leurs positions, leurs passés, la coordination imposée par les événements à leur action, constituent la plus violente et la moins dissimulée des attaques contre lui ; attaques de l’establishment militaire précisément, plus encore que du complexe militaro-industriel (CMI) et du DeepState, spécifiquement parlant. La nuance n’est pas sans intérêt, car il n’est pas assuré que certaines perspectives envisageables d’une telle action de communication soient nécessairement du goût de l’une ou l’autre de ces partenaires (CMI, DeepState) ; en d’autres mots : peut-on placer Bolton et Pompeo, qui restent en place, dans le même camp que Mattis-Kelly, qui s’en vont ? Et que se passera-t-il si, comme certains l’annoncent, un Jim Webb assez anti-interventionniste était nommé secrétaire à la défense ? (Sans parler de Gabbard, qui fait partie de nos utopies courantes.)
Quoi qu’il en soit, ce sont pour l’instant les généraux qui mènent le bal, ou la charge si l’on préfère, et jamais les attaques contre Trump n’ont été aussi vives et aussi explicites, de la part d’hommes qui devraient tout de même envisager qu’il existe un “devoir de réserve” dans l’esprit de la chose, – c’est-à-dire même lorsqu’on est déchargé du service pour cause de retraite... Mais ils ne l’envisagent pas du tout, à la différence de précédents célèbres dans ce cas (comme MacArthur à l’encontre de Truman après son limogeage de 1951), ce qui mesure la détérioration de la situation interne aux USA vers des situations potentiellement insurrectionnelles (en même temps que la dynamique de constante dégradation de la posture morale des élites). La “Guerre civile froide” est en train de tiédir...
On cite ci-dessous les interventions et évènements qui marquent cette évolution, dans une communication exacerbée et un symbolisme de contestation directe du pouvoir suprême.
• Mattis a quitté hier le Pentagone, deux mois plus tôt qu’il ne l’avait proposé, et dans un état d’esprit nettement vindicatif vis-à-vis du président. En témoigne son adresse de départ au personnel du Pentagone (dont les membres des forces armées), qui constitue un appel à peine voiléà une position de défiance, voire d’insurrection larvée vis-à-vis du commandant-en-chef de toutes les forces qu’est constitutionnellement le président des États-Unis.
« Dans son discours d’adieu destinés aux employés du Pentagone, Mattis a déclaré que le département de la défense est “à son meilleur niveau lorsque la situation est la plus difficile” ; il les a encouragés à “garder confiance en notre pays, à rester solidaires de nos alliés et rassemblés contre nos ennemis”. Mattis a également cité un télégramme de 1865 envoyé par le président Lincoln au commandant des forces de l’Union, le général Ulysses S. Grant, au cours des dernières semaines de la guerre civile : “Que rien de ce qui se passe ne modifie, ne gêne ni ne retarde vos mouvements et vos plans”.
» Largement interprétée comme une attaque à peine voilée contre Trump, cette adresse n'est que le dernier acte en date de ce qui serait une bataille entre le président et les chefs des forces armées. Cela a donné lieu à de nombreuses spéculations sur l’existence d’un “État profond” ou d’une faction militaire cherchant à saboter les plans et neutraliser ce que beaucoup considèrent comme un état d'esprit moins interventionniste au sein de l'administration de Trump. »
Symbolisme à-la-Mattis, général des Marines qui, lorsqu’il ne dirige pas le massacre et la désintégration d’une ville comme ce fut le cas à Faloujah en 2004, se pique de lectures constantes d’une vaste bibliothèque d’histoire et de philosophie militaires... Lorsque Mattis cite un télégramme du président Lincoln à son général commandant en chef de l’armée de l’Union, le symbole est manifeste : il est, lui Mattis, la voix d’un président Lincoln ressuscité sous la forme de l’establishment militaire (ou DeepState, ou CMI), – ressuscité mais usurpé par l’actuel président-usurpateur qui représenterait les “rebelles” du Sud (excellente narrative qui plaira aux progressistes-sociétaux et autres démocrates qui ont sanctifié Mattis) ; quant à Ulysses S. Grant, il représente la grande armée de l’Union postmodernisée mais toujours avec “God On Our Side”, sous la forme des cohortes de bureaucrates et de généraux pullulant dans les couloirs du Pentagone... Le symbolisme est bon : à Faloujah, Mattis ne fit que s’inspirer de Grant et de ses adjoints Sherman et Sheridan dans le traitement qu’ils appliquèrent aux soldats et aux populations confédérés lors de la campagne de 1864-1865, d’éradication dans l’esprit de la forme génocidaire.
• Symbolisme encore, – mais peut-être pas celui qu’on pense, si l’on considère qu’il a été éventuellement voulu par Trump lui-même, puisque c’est lui qui a fait correspondre le départ des deux généraux en accélérant d’une façon humiliante celui de Mattis... Le même jour où Mattis s’en va, son ami et collègue très proche, général des Marines lui aussi, John Kelly, quitte son poste de directeur de cabinet de Trump. (Démission également, mais moins spectaculaire que celle de Mattis.)
Le même jour (31 décembre 2008) paraît une très longue interview qu’il a donnée au Los Angeles Times, où il exprime les immenses difficultés de son travail et ses relations avec le président Trump ; aussi avec diverses descriptions des positions, du caractère et de la façon très peu orthodoxe de travailler de Trump ; aussi et encore avec le nombre de bévues dramatiques qui ont été évitées à cause de son intervention contre les intentions de Trump, Kelly le convainquant de n’en rien faire en telle ou telle occasion (titre du LA Times : « John F. Kelly dit que son travail en tant que directeur de cabinet doit être le mieux apprécié en se référant à ce que Trump n’a pas fait »). Le site ZeroHedge.com rapporte en détails cette interview et y ajoute en édition mise à jour ce venimeux commentaire du New York Times rapportant lui-même l’interview du L.A. Times :
« Mr. Kelly est sur le point de quitter son poste après un mandat de 17 mois qu'il a décrit au journal comme un “travail très difficile et écrasant”. On sait que Mr. Kelly est connu pour avoir répété à ses adjoints qu’il exerçait “le pire métier du monde” et il a fréquemment confié à diverses personnes que Mr. Trump n'était pas à la hauteur de sa fonction de président, selon deux anciens fonctionnaires de l'administration. [NYT] »
Mais pourquoi Grand Dieu, pourquoi a-t-il supporté tout cela ? « “Military people,” said Kelly “don’t walk away.” »
• Autre intervention de poids, du général à la retraite Stanley McChrystal, qui commanda les forces US et de l’OTAN (le troupeau) en Afghanistan en 2009-2010, jusqu’à ce qu’il soit relevé de ses fonctions par Obama à la suite d’une interview un peu trop “candide”. McChrystal avait tenté une tactique décrite comme “innovante”, dont nul ne sait si elle pouvait réussir puisqu’elle ne fut ni menée à son terme par son concepteur, ni reprise par son successeur. Cette aventure tournée court de McChrystal a été reprise au cinéma (War Machine), avec Brad Pitt dans le rôle de McChrystal, assez jubilatoire, caricaturant un général utopiste-midinette, les poches bourrées de dollars pour conquérir “les cœurs et les esprits”, un peu scout, propre sur lui, en tenue de combat ou en tenue de jogging ;etc., tout en nous montrant les ravages sanglants, la complète inculture et l’incapacité de comprendre des cultures non-américanistes des forces armées US et de leurs généraux en tête.
En attendant, McChrystal connaît bien la culture washingtonienne. Il tire à boulets rouges sur Trump, au cours d’une interview lors de l’émission This Week, de ABC, dimanche dernier. En gros, les décisions de Trump sur la Syrie et probablement sur l’Afghanistan sont catastrophiques car, voyez-vous, « si vous éliminez l'influence américaine, vous aurez probablement une plus grande instabilité et bien sûr, il sera beaucoup plus difficile pour les États-Unis d'essayer de faire avancer les événements dans n’importe quelle direction... Il y a un argument qui dit que nous devons simplement retirer nos forces, rentrer chez nous, laisser la région fonctionner elle-même. Cela n’a pas bien fonctionné au cours des 50 ou 60 dernières années » (étonnante dernière affirmation, d’ailleurs la précédente également, – ces généraux savent tirer les bonnes leçons pour répéter les catastrophes).
En gros également, Trump est un menteur et un homme “immoral”, et il vaut mieux refuser de servir sous ses ordres... Là aussi, appel à l’insoumission, mais de la part de généraux transformés en objecteurs de conscience, situation renversée par rapport aux protestations du temps du Vietnam...
« McChrystal a exhorté son successeur [en Afghanistan] à “bien réfléchir et à se demander s’il peut accepter l’approche du président Trump en matière de gouvernance, avec la façon dont il se comporte, avec ses valeurs et avec sa vision du monde, pour déterminer finalement s’il peut vraiment accepter de se trouver sous les ordres d’un tel commandant en chef”.
» Vétéran d’un service de trente années dans l’US Army, McChrystal, qui avait déjà critiqué le président, a déclaré qu'il ne travaillerait pas lui-même pour le gouvernement actuel sii on le lui demandait, affirmant qu'il “ne pense pas que Trump dise la vérité” et répondant positivement à la question qui lui était posée de savoir si Trump est un personnage “immoral”. »
• Dernière perle de cette cabale, plus inattendue celle-là, les vœux momentanées (vidéo retirée rapidement) du U.S. Strategic Command, ou STRATCOM, qui regroupe toutes les forces nucléaires stratégiques des USA. Quels vœux-2019 du successeur du fameux SAC du général Curtiss LeMay ? Une vidéo montrant un B-2 préparé, puis décollant, puis volant comme vous et moi, puis larguant deux bombes d’une belle dimension, les ci-devant baptisée “mères de toutes les bombes”, qui s’appellent MOAB pour Massive Ordnance Air Blast Bomb (ou bien Mother Of All Bombs), qui pèsent 10,3 tonnes, qui pénètrent dans le sol avec une première explosion et explosent en un formidable geyser de feu et de terre à une profondeur confortable, ce qui permet de produire pour le même prix un effet-tremblement de terre.
... Et puis non, d’ailleurs, il s’avère que c’est plutôt une sorte de “deuxième maman de toutes les bombes”, puisqu’il est question de la Massive Ordnance Penetrator, prénom GBU-57. Donc, le US Strategic Command a tweeté la vidéo du B-2 se préparant, décollant, volant et larguant ses bombes avec énormes explosions, avec comme message de Nouvel An : « La tradition pour la Nouvelle Année est de tirer un grand feu d’artifice à Times Square... Si jamais c’est nécessaire, nous sommes prêts à larguer quelque chose de beaucoup, beaucoup plus gros... »
La chose a été assez mal prise et a provoqué divers tweets contestataires ; STRATCOM a donc décidé de rétropédaler : « Le capitaine de corvette Brook Dewalt, porte-parole de STRATCOM, a déclaré à CNN que ce tweet faisait “partie de notre présentation des priorités du commandement” et était destiné à avertir les ennemis de l'Amérique que l’armée américaine était prête à tout moment, y compris au Nouvel An, à protéger la patrie et ses citoyens.
» Suite à la suppression du tweet, le compte Twitter de STRATCOM s’est excusé pour le message apparemment sinistre, comme l’indique ce nouveau tweet : “Le message était de mauvais goût et ne reflétait pas nos valeurs. Nous nous excusons. Nous sommes engagés dans la mission de la protection de la sécurité de l'Amérique et de ses alliés”. »
Même de mauvais goût, le message était passé, illustrant la puissance des forces armées et donc, pour ce qui concerne le président Trump, le poids de la contestation des généraux. Des esprits conspirationnistes déduiraient effectivement que ce tweet avait, entre les bombes, une dimension insurrectionnelle. Il reste que présenter le B-2 Spirit pour illustrer cette puissance finit par suggérer la perception d’une certaine ambiguïté tant cet avion hyper-avancé et aujourd’hui vieux de 40 ans à partir de la commande initiale représente un exemple assez rare de “l’usine à gaz cosmique” que constitue le Pentagone. Pour cette raison, nous reprenons quelques données du programme B-2 avec l’aide de sources militaires françaises (alors encore indépendantes et souveraines) ayant participé au conflit du Kosovo où le B-2 fut utilisé, telles que nous les avions publié il y a plus de dix ans, hors des habituelles révérences (bien lire avec “v”) pour la puissance US ...
« ...Ses capacités technologiques sont d’abord celles de la technologie furtive. Le B-2 est présenté comme un avion de très basse “détectabilité” par les radars. Son développement a commencé en 1978 et l’existence du programme a été révélée en 1980. Le B-2 est toujours un avion considéré comme “secret”. L’efficacité de ses technologies (dites Low Observable Technologies, ou LOT) est conditionnée indirectement par les conditions de son emploi. Il a été employé opérationnellement pour la première fois en 1999 contre la Serbie et les militaires français ont rapporté que chaque raid de B-2 était préparé et accompagné par une telle intensité de mesures de protection très “visibles” par radar que l’événement et son parcours étaient aisément repérables par les moyens courants. D’une façon générale, la présentation de l’avion par les services de communication officiels continuent à entretenir les mythes innombrables bâtis autour du B-2, notamment celui de l’“avion futuriste” alors que le programme est vieux de plus d’un quart de siècle. (On note dans la dépêche que le B-2 est toujours désigné par un automatisme de langage de type slogan comme “the futuristic craft”.) Cet habillage sémantique contribue notablement à écarter une approche critique de l’avion et nimbe toutes les missions qu’il effectue d’une aura de capacités exceptionnelles.
» • Le coût et l’expansion du programme sont passés de 1982 à 1996 d’une programmation de 132 avions pour $70 milliards à 21 avions pour $44 milliards. D’une façon assez curieuse ou assez révélatrice c’est selon, les dépêches annonçant l’accident du B-2 précisent, – en passant, comme si cela allait de soi et rendait inutile toute spéculation à ce propos, ce qui est évidemment une démarche faussaire fort efficace : “the 1.2-billion-dollar radar-evading plane”… Le coût officiel unitaire du B-2 est passé en réalité de $590 millions à $2,2 milliards par exemplaire. Commentant les observations faites par les Français durant la guerre du Kosovo (voir plus haut), une source de haut niveau à l’état-major français affirmait que “nous avons fait nos propres calculs sur les coûts du programme B-2 et nous sommes arrivés à une évaluation d’un coût du B-2 dans une fourchette de $4-$6 milliards par exemplaire”. »
Depuis les années 1990, les B-2 ont été régulièrement “mis à niveau” pour certaines de ses technologies, pour un coût approchant le $milliard par exemplaire. Il reste actuellement moins d’une douzaine de B-2 opérationnels, sur les 21 initiaux, à cause de problèmes fonctionnels divers (avec un exemplaire détruit par accident). Cette histoire fantasmagorique du B-2 constitue un bon symbole, – un de plus, – de la façon dont il faut prendre la cabale des généraux contre Trump : à la fois sérieuse et dangereuse à cause de la puissance disponible, à la fois bouffonne et grotesque à cause de ce qui, dans cette puissance, n’est que communication, simulacre et gaspillage, – c’est-à-dire la généreuse dimension d’impuissance de cette puissance US.
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