Tuer la diplomatie

Les Carnets de Dimitri Orlov

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Tuer la diplomatie

Il y a le fameux aphorisme de Karl von Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Cela peut être vrai, dans de nombreux cas, mais c’est rarement une issue heureuse. Tout le monde n’aime pas la politique, mais quand on a le choix entre la politique et la guerre, les gens les plus sains choisissent volontiers la politique, qui, même lorsqu’elle déborde de vitriol et de corruption, reste normalement non létale. Dans les relations entre les pays, la politique est connue sous le nom de diplomatie, et c’est un art formel qui s’appuie sur un ensemble spécifique d’instruments pour retenir les pays de se faire la guerre. Il s’agit notamment de maintenir des canaux de communication pour établir la confiance et le respect, des exercices pour trouver un terrain d’entente et des efforts pour définir des accords où chacun a à gagner, sur lesquels toutes les parties s’accordent, y compris sur les instruments pour faire respecter ces accords.

La diplomatie est une activité professionnelle, tout comme la médecine, l’ingénierie et le droit, qui requiert un niveau élevé de formation spécialisée. Contrairement à ces autres professions, l’exercice réussi de la diplomatie exige beaucoup plus d’attention aux questions de comportement : un diplomate doit être affable, aimable, accessible, conciliant, scrupuleux, équilibré… En un mot, diplomatique. Bien sûr, afin de maintenir de bonnes relations saines avec un pays, il est également essentiel qu’un diplomate parle couramment sa langue, comprenne sa culture et connaisse son histoire. Il est particulièrement important d’avoir une connaissance très détaillée de l’histoire des relations diplomatiques d’un pays avec son propre pays, dans le but de maintenir une continuité, ce qui permet de se fonder sur ce qui a déjà été réalisé. La connaissance complète de tous les traités, conventions et accords précédemment conclus est évidemment une nécessité.

Les gens sensés choisiront la politique plutôt que la guerre, et les nations sensées (c’est-à-dire gouvernées avec compétence) choisiront la diplomatie plutôt que la belligérance et la confrontation. On peut faire une exception à ce cadre. Il s’agit des nations qui ne peuvent jamais espérer gagner au jeu de la diplomatie en raison d’une pénurie aiguë de diplomates compétents. Elles sont susceptibles de développer d’intenses frustrations, sapant par leur comportement les institutions internationales qui sont conçues pour les empêcher d’avoir des ennuis. Il incombe alors leurs homologues plus compétents et moins contraints d’autres pays de les convaincre d’abandonner ce comportement. Cela n’est peut-être pas toujours possible, surtout si les incapables en question sont incapables d’apprécier les risques qu’ils encourent en créant aveuglément des situations où ils sont confrontés à leurs homologues diplomates d’autres pays.

Si nous regardons autour de nous à la recherche de nations aussi incompétentes, deux cas s’imposent aussitôt : les États-Unis et le Royaume-Uni. Il est difficile d’identifier le dernier moment de l’histoire où les États-Unis ont eu un secrétaire d’État vraiment compétent. Pour être sûr, disons le 20 janvier 1977, le jour où Henry Kissinger a démissionné de son poste.

Depuis lors, l’histoire diplomatique américaine a été, à un degré ou à un autre, une histoire d’erreurs fantastiques. Par exemple, si on remonte à avril 1990, l’ambassadeur des États-Unis en Irak, April Glaspie, a déclaré à Saddam Hussein : « Nous n’avons aucune opinion sur les conflits arabo-arabes, comme votre désaccord frontalier avec le Koweït » donnant en quelque sort un feu vert à l’invasion du Koweït et déclenchant la cascade d’événements qui nous a conduits à la triste situation actuelle dans la région. Un autre point culminant a été atteint avec Hillary Clinton, dont les seules références avaient à voir avec une sorte de fausse noblesse, découlant de son mariage avec un ancien président, et qui a utilisé sa position de secrétaire d’État pour s’enrichir en utilisant une variété de stratagèmes de corruption.

Dans les rangs inférieurs du corps diplomatique, la plupart des postes d’ambassadeurs ont été confiés à des personnes sans formation ou expérience diplomatique, dont les seules qualifications concernaient la collecte de fonds électoraux au nom du quidam occupant la Maison-Blanche et ayant des considérations politiques partisanes. Peu de ces personnes sont capables d’engager un dialogue constructif avec leurs homologues. La plupart sont à peine capables de lire une déclaration de politique programmatique à partir d’un bout de papier remis par un membre de leur équipe.

Entre-temps, l’establishment du Royaume-Uni s’est progressivement dégradé à sa manière post-impérialiste inimitable. Sa relation particulière avec les États-Unis a signifié qu’il n’avait plus aucune raison de maintenir une politique étrangère indépendante, jouant toujours le second rôle de Washington. Le Royaume-Uni s’est complu dans une situation semblable à celle d’un territoire occupé par les États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, tout comme l’Allemagne, et privé de sa pleine souveraineté. Cela a conduit ses organes internationaux à s’atrophier dans un lent processus d’abandon. L’avantage de cet arrangement est qu’il a permis à l’Empire britannique de s’effondrer au ralenti – l’effondrement le plus lent et le plus long de la longue histoire des empires.

Le peu de compétences qui restait a disparu progressivement, épuisée par le flirt temporaire du Royaume-Uni avec l’Union européenne, qui devrait se terminer l’année prochaine ; durant cette période, la majeure partie de ce qui restait de souveraineté du Royaume-Uni a été abandonnée, par traité, à des bureaucrates non élus à Bruxelles. Désormais parvenu au terme de ce long processus de dégénérescence et de décadence, nous avons comme ministre des Affaires étrangères un clown du nom de Boris Johnson. Son chef tout aussi incompétent, Theresa May, a récemment jugé intelligent de violer publiquement et en le proclamant à voix haute les termes de la Convention sur les armes chimiques dont le Royaume-Uni est signataire.

Pour récapituler, Theresa May a prétendu qu’un certain espion russo-britannique vivant au Royaume-Uni avait été tué en utilisant un agent neurotoxique fabriqué en Russie et elle a donné à la Russie vingt-quatre heures pour expliquer cette situation d’une manière qui la satisfasse. La Russie est également signataire de la Convention sur les armes chimiques et elle a détruit les 39 967 tonnes de ses armes chimiques avant le 27 septembre 2017. À cette occasion, le Directeur général de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), l’ambassadeur Ahmet Üzümcü, a déclaré : « L’achèvement de la destruction vérifiée du programme d’armes chimiques de la Russie est une étape importante dans la réalisation des objectifs de la Convention sur les armes chimiques. Je félicite la Russie et je félicite tous les experts qui ont été impliqués pour leur professionnalisme et leur dévouement. »

Voilà précisément la forfaiture de Theresa May. Dans les termes de l’OIAC, le Royaume-Uni était tenu de fournir à la Russie un échantillon de l’agent neurotoxique utilisé, ainsi que tous les éléments de preuve connexes découverts au cours de l’enquête. Le traité donnait alors dix jours à la Russie pour répondre. Au lieu de cela, May n’a fourni aucune preuve et a donné à la Russie vingt-quatre heures pour répondre. Lorsque la Russie a officiellement demandé à voir la preuve, cette demande a été refusée. Nous pouvons seulement deviner pourquoi elle a refusé, mais une supposition raisonnable est qu’il n’y a aucune preuve, parce que :

• May a prétendu que l’agent neurotoxique était le Novichok, développé en URSS. Pour l’identifier, les experts britanniques devaient en avoir un échantillon. Puisque ni l’URSS, ni la Russie, n’ont jamais été connus pour l’avoir exporté, nous devrions supposer qu’il a été synthétisé au Royaume-Uni. La formule et la liste des précurseurs sont dans le domaine public, publiées par le scientifique qui a développé le Novichok, qui a depuis déménagé aux États-Unis. Ainsi, les scientifiques britanniques travaillant à Porton Down auraient pu les synthétiser eux-mêmes. En tout état de cause, il n’est pas possible de déterminer dans quel pays un échantillon donné de la substance a été synthétisé et l’affirmation selon laquelle il provient de Russie n’est pas prouvable.

• On a prétendu que les victimes, M. Skripal et sa fille, ont été empoisonnés avec du Novichok dans un restaurant. Mais comment cela a-t-il pu être fait ? L’agent en question est si puissant qu’un litre libéré dans l’atmosphère au-dessus de Londres tuerait la plupart de la population. Briser une fiole au dessus de l’assiette de la cible tuerait le meurtrier avec tout le monde à l’intérieur du restaurant. Tout ce qui aurait été touché par l’agent serait taché de jaune, et les gens autour se seraient plaints d’une odeur très inhabituelle et âcre. Les personnes empoisonnées auraient été instantanément paralysées et seraient mortes en quelques minutes, sans pouvoir aller se promener et s’asseoir sur le banc d’un parc où elles ont été trouvées. La ville entière aurait été évacuée, et le restaurant devrait avoir été scellé dans un sarcophage en béton par des travailleurs dans des combinaisons spatiales et détruit à haute température. Rien de tout cela n’est arrivé.

• Compte tenu de ce qui précède, il semble improbable que ce qui a été décrit dans les médias britanniques et par le gouvernement de May ait réellement eu lieu. Une hypothèse alternative, et que nous devrions être prêts à explorer pleinement, est que tout cela est un travail de fiction. Aucune photo des deux victimes n’a été fournie. L’une d’elles – la fille de Skripal – est une citoyenne de la Fédération de Russie, et pourtant les Britanniques ont refusé de lui fournir un accès consulaire. Et maintenant, il apparait que tout le scénario, y compris l’utilisation du gaz neurotoxique, le Novichok, a été plagié à partir d’un feuilleton télévisé américano-britannique intitulé Strike Back. Si c’est le cas, c’était certainement efficace ; pourquoi inventer quand vous pouvez simplement plagier ?

• Ce n’est qu’un élément (et sûrement pas le dernier) d’une série de meurtres et de suicides suspects et fort douteux sur des ressortissants russes anciens et actuels sur le sol britannique qui partagent certaines caractéristiques, comme l’utilisation de substances exotiques comme moyen de tuer, aucun motif discernable, aucune enquête crédible, et un effort concerté immédiat pour accuser la Russie. Votre seule certitude est de supposer que quelqu’un, qui prétend savoir exactement ce qui s’est passé ici, ment. Quant à savoir ce qui pourrait motiver un tel mensonge, c’est une question que les psychiatres doivent poser.

En considérant tout ce qui précède, un scepticisme sain est nécessaire. Tout ce que nous avons jusqu’ici est un prétendu double meurtre, sans motif, par des moyens douteux, plus de 140 millions de suspects (n’importe qui pourvu qu’il soit russe ?) et des déclarations publiques qui ressemblent à du théâtre politique. En ce qui concerne les répercussions, il y a très peu de choses que le gouvernement britannique puisse faire à la Russie. Il a expulsé quelques douzaines de diplomates russes (et la Russie leur rendra sans doute la pareille) ; la famille royale ne se rendra pas à la Coupe du monde en Russie cet été (ce qui n’est pas une grande perte, bien sûr) ; il y a aussi de vagues menaces non contraignantes.

Mais ce n’est pas ce qui est important. Pour le bien du monde entier, les (anciennes) grandes puissances, en particulier les puissances nucléaires, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, devraient être gouvernées avec un minimum de compétences, et cette démonstration d’incompétence est très inquiétante. La destruction des institutions publiques aux États-Unis et au Royaume-Uni a été longue et n’est probablement plus réversible. Mais le moins que nous puissions faire, c’est de refuser d’avaler tout cru ce qui semble être des manipulations flagrantes et des provocations, d’exiger le respect du droit international et de continuer à poser des questions jusqu’à ce que nous obtenions des réponses.

Dimitri Orlov

(15 mars 2018, Club Orlov – Traduit par Le Sakerfrancophone)