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5 novembre 2005 — Nous avons eu un instant, un très court instant, la tentation de nuancer notre texte F&C d’hier sur les camps de torture de la CIA en Roumanie et en Pologne. Nous avons rapidement écarté cette tentation. Très vite, il nous est apparu qu’il importait de suivre cette question, de l’aborder selon l’idée du respect de la chronologie et, justement, d’entériner les changements de ton officiels, — pour une fois, l’évolution des mensonges officiels est une précieuse indication. Notre conclusion à ce point est celle-ci: il s’agit d’une des tentatives les plus échevelées de l’UE de sauver les meubles de sa pauvre réputation, coincée qu’elle est entre son alignement inconditionnel sur les USA et la nécessité de sauver la bonne réputation de l’élargissement à 25.
« Si cette affaire devenait incontrôlable, dit une source indépendante européenne, c’est le principe même de l’élargissement vers les pays anciennement communistes qui serait remis en question, et sur le terrain le plus délicat, qui est celui de l’alignement sur les Américains. L’Europe n’a pas besoin de cela. ». En un sens, l’idée est confirmée indirectement par cette déclaration (que nous avons déjà citée) de Janusz Onyszkiewicz, ancien ministre polonais de la défense et député au PE: la confirmation de l’existence de tels centres de torture « would do enormous damage to Poland's image. We already suffer from being America's Trojan donkey in Europe. » Curieux, curieux: ces Américains, qui sont notre lumière en tout, ont l’amitié si compromettante qu’un Polonais en arrive à se sentir ostracisé.
Mais le principal, qui est le risque que cette affaire fait courir à l’Europe, les bureaucrates-diplomates-moralistes des institutions européennes, soutenus par leurs compères des capitales nationales, l’ont compris au bout de 48 heures. D’où un exercice périlleux et, répétons le mot, échevelé de ce que les Américains (il est opportun de les citer) désignent comme le “damage control”.
Il est intéressant de noter que les premiers démentis catégoriques sont venus des pays non impliqués, jusqu’à cette précision qui est certainement le détail a contrario le plus convaincant de la réalité de l’affaire: la déclaration du ministre tchèque de l’Intérieur Frantiszek Bublan que la demande de l’établissement de tels camps lui a été faite par les USA, et qu’il l’a rejetée. L’important est bien entendu qu’il y a affirmation officielle et nullement démentie qu’il y a eu demande de la CIA… Selon ce qu’on sait du statut et de l’“honorabilité” des pays de l’Europe ex-communiste (élimination des anciens cadres communistes beaucoup plus avancée chez les Tchèques et les Hongrois que chez les autres, corruption à mesure), un ministre de l’intérieur tchèque peut refuser à la CIA ce qu’un ministre de l’intérieur d’un autre pays de l’ancien bloc (si certains pensent à la Pologne et à la Roumanie, tant pis pour eux) aura beaucoup plus de difficultés à refuser, — s’il en a l’intention, d’ailleurs, — et si l’on prend la peine de le lui demander, du reste. Selon la même logique des situations connues et archi-classiques, on voit mal la CIA proposer l’installation d’un “black site” à la Tchéquie et rien du tout à la Pologne et à la Roumanie. Plus on va vers l’Est, plus la CIA se sent chez elle.
Enfin, deux jours plus tard (après l’article du Post), les démentis catégoriques sont venus, essentiellement des deux pays intéressés. L’UE n’attendait que cela pour affirmer vertueusement qu’avec des démentis d’une telle puissance, on ne pouvait que les croire. C’est une curieuse logique: plus vous démentissez fort, plus vous avez de chances d’être crus. On appréciera l’étrange démonstration, la preuve de l’innocence par le coup de gueule qui nous est ainsi offerte, caractérisée par ces remarques : « “They wouldn't have said it in that tone if there was a shred of truth in it. Having this level of denial means it didn't happen”, the Institute for Security Studies' eastern Europe expert Marcin Zaborowski told EUobserver. “If they are lying, they have put themselves in very deep trouble”, he added. » Curieux, curieux: on ne voit pas pourquoi le mensonge serait plus condamnable parce qu’il a été gueulé, au lieu d’être susurré ; et l’on ne voit pas, a contrario, que la vérité soit plus convaincante parce qu’elle aurait été gueulée au lieu d’être dite sur le ton calme, mesuré et assuré des choses qui vont de soi. L’affaire est tout de même simple: à voix basse ou à haute voix, un “black site” (ça fait plus chic que: centre de torture) reste un “black site”, et s’il s’avère qu’il y en a réellement le volume du démenti n’y changera rien.
Vient aussitôt la confirmation qu’on attend que cela, du côté de Bruxelles: « Warsaw and Bucharest has categorically denied the claims however, with policy advisors to EU foreign affairs chief Javier Solana accepting the rebuttals at face value. » Pour une fois, l’expression anglaise a tout son sel et tout son sens: « at face value. » Les Français disent plutôt: “à la tête du client”, ce qui a un tout autre sens. On est entre gens d’honneur et il importe de pouvoir se regarder les yeux dans les yeux et de dire : ce n’est pas moi.
Au reste, tous ces braves gens ne mentent peut-être pas complètement. Comme, du temps du Pacte, les dirigeants communistes des pays satellites ignoraient ce que le KGB faisait sur leur sol, aujourd’hui, du temps de l’UE (?), les mêmes dirigeants recyclés ignorent ce que la CIA fait sur leur sol. Les uns (KGB) et les autres (CIA) avaient et ont suffisamment de dossiers sur les uns et les autres pour faire reculer le péché de curiosité. Les dirigeants recyclés n’ont pas à s’en effrayer parce qu’ils ne sont pas les premiers à baigner éventuellement dans cette ignorance agaçante. Dans les années 1970 et 1980, ni les dirigeants italiens ni les dirigeants belges ne savaient ce que faisaient la CIA, la DIA et tout le toutim sur leurs territoires, — au temps de Gladio reconverti, des Brigadi Rossi et des tueurs du Brabant.
L’UE prend donc les dispositions qu’il faut. Elle ne fera pas d’enquête, cette idée-là est insultante. Elle interrogera les uns et les autres pour avoir confirmation de son idée première: tout cela n’a pas de sens, on est entre gens d’honneur.
Bien, quittons ces zones peu ragoûtantes. Le fait reste, indissoluble, que les pays concernés ont subi un vilain choc. La casserole leur restera attachée à la queue, encore discrète mais qui peut devenir tintamarresque si un dissident quelconque, ou un officier de la CIA qui a des bleus à l’âme, sortait sur Internet des photos inédites d’un ou l’autre de ces “black site” mal situés. Les Français geignent continuellement à propos de l’isolement de la France en Europe. Qu’ils considèrent le cas polonais à l’aune du gémissement de Janusz Onyszkiewicz: l’existence de tels centres de torture « would do enormous damage to Poland's image ». En fait, l’universelle présomption de culpabilité, qui est malheureusement la rançon du maniement universel du mensonge (il faut s’en plaindre à qui de droit), fait penser que, d’ores et déjà, l’« enormous damage to Poland's image » est déjà fait et que la plainte solitaire de Onyszkiewicz (« We already suffer from being America's Trojan donkey in Europe ») n’en sera que plus funèbre.