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5425Vous laissez parler vos sentiments et vous vous dressez pour défendre vos valeurs ? Alors, qu’importent l’analyse et la distance du regard, les exclamations horrifiées et les proclamations d’unité nationale suffisent au commentaire de l’événement lui-même et partout le mot “horreur” est et sera le mot qui revient évidemment parce qu’il convient parfaitement... Si vous vous attachez à la valeur symbolique de l’événement, partout est proclamé que le fondement de notre civilisation est la liberté (de penser, d’écrire, de critiquer, de caricaturer, etc., – bref, liberté “de l’expression”) et l’expression d’une “attaque affreuse contre la liberté” sera dans toutes les bouches et même dans tous les esprits... (Tout cela pourrait être repris par bien d’autres communautés, dans bien d’autres sens, à propos de bien d’autres événements et de bien d’autres valeurs. Isoler l’événement, écarter ses racines multiples et profondes, ses connexions évidentes et souterraines, c’est prendre le risque de lui ôter sa signification fondamentale dans la logique de la marche du monde dont on sait le poids qu’elle pèse aujourd’hui. L’émotion est justifiée mais elle porte souvent avec elle le traquenard de dissimuler les vérités de situation.)
La simplicité de ces constats n’empêche nullement, même à ce point des réactions les plus immédiates et les plus liées au choc qu’a causé l’attaque du 7 janvier contre Charlie Hebdo à Paris, qu’on trouve des convergences qui surprennent et rendent compte que cet événement, même dans sa seule brutalité, reflète l’extraordinaire complexité de l’hyper-désordre décrivant aujourd’hui la situation du monde, et par conséquent de l’extraordinaire importance de perception qu’il en acquiert. Il est caractéristique que l’on trouve dans la lettre d’information Underground Insider d’une entité de communication d’internet si détestée à la fois des directions politiques, des élites-Système et de la presse-Système qu’est le groupe US Infowars.com d’Alex Jones, qui ne cesse de dénoncer sans prendre de gants des complots réels ou imaginaires avec l’archétype du 11 septembre comme référence, une conclusion que n’importe quel organe de la presse-Système pourrait reprendre à son compte... (Le 7 janvier 2015.)
«... Within a few hours masked gunmen stormed the building with military precision and executed 12 people including the editor and the cartoonist. While it is still not clear if this is an act by an enraged Muslim faction or a different group taking advantage of the absurd commandments to murder those who depict Muhammad, one thing is clear: Those who would seek to stifle free speech with cold blooded murder, whether for religious or political gain, are the sworn enemies of freedom and greater humankind. It is abhorrent that these acts continue to be perpetrated in the West, and we should punish these crimes with the harshest severity. The clash of cultures has long been harnessed to divide and conquer, but we must not allow the very basic foundations of our freedom to be assaulted in this manner. We must take all measures to ensure that every voice of dissent can be clearly heard or we will hurl humanity back into the dark ages where evil will rule and the slavery of the human race will begin in the mind and conquer the world.»
Le temps pressant pour diffuser les réactions que chacun tenait évidemment à exprimer dans ces heures réservées à l’émotion qui peut conduire à l’affectivisme, il a été, à notre connaissance, fait fort peu allusion à “l’extraordinaire complexité de l’hyper-désordre qui rend compte aujourd’hui de la situation du monde” qu’illustre “cet événement, même dans sa seule brutalité”, acquérant ainsi une “extraordinaire importance de perception”. Parmi les rares propos développés dans ce sens, nous avons pu entendre ceux du philosophe et philologue Heinz Wismann, invité à un débat improvisé par Arte ; Allemand mais philologue, Wismann s’exprimait en un excellent français, avec la diction calme de l’homme qui cherche ses mots, contrastant avec l’émotion et la volubilité des autres intervenants, tous Français. A des questions sur ces thèmes “intérieurs”, Wismann jugeait comme assez proches les situations allemande et française concernant l’islamisme radical et l’immigration, notamment avec en Allemagne des manifestations islamophobes régulières actuellement, surtout dans l’ex-Allemagne de l’Est. Mais il élargit aussitôt son propos pour constater qu’il ne s’agit pas d’une cause (l’islamisme radical, l’immigration et l’islamophobie) mais d’une composante sinon d’une conséquence d’une situation bien plus vaste qui est, elle, une cause, sinon la cause fondamentale. Il s’agit alors de l’universalité déstructurante forcée de la globalisation, qui affecte réellement les populations de pathologies dépressives ou maniaco-dépressives, à cause de l’angoisse de l’insécurité, du désarroi identitaire, de la désintégration des références structurantes, – et dans cela, tous, chrétiens, musulmans, juifs, laïcs et les autres unis dans la même tragédie de l’“atomisation” d’une société globale jetée dans l’individualisme imposée par la globalisation. Au moins, l’essentiel était dit, même si l’on ramenait constamment Wismann et le débat aux obsessions françaises actuellement en pleine expansion.
Il reste que, sur l’attaque elle-même, qui est en effet plus une attaque de liquidation délibérée et identifiée qu’un massacre aveugle marquant en général les actes terroristes, quelques premiers constats plus élaborés peuvent être proposés, hors l’émotion elle-même...
• A cette émotion devait correspondre une riposte psychologique puissante de la direction politique à cette attaque. Cela fut fait sur le thème de l’“unité nationale”, le rassemblement de la nation, etc. Cette riposte psychologique est compréhensible quoique de l’ordre du symbolique. Mais elle est aussi dans un champ contradictoire mortel, à la lumière des propos de Wismann... Si la société est “atomisée”, si les références structurantes sont désintégrées, comment espérer qu’un appel à la référence structurante qu’est la nation puisse avoir le moindre effet, non seulement opérationnel, mais psychologique ? D’ailleurs, on pouvait entendre l’avocat de Charlie Hebdo à qui l’on demandait si les journaux ne devaient pas, par solidarité et par riposte, publier plus de caricatures du même genre, répondre que cela serait la voie à suivre mais que sans doute l’on suivrait la voie inverse, par crainte individuelle et individualiste de représailles. (En Suède, Russia Today a interviewé [le 7 janvier 2015] Lars Vilks, le caricaturiste qui fit les dessins du Prophète Mohammed en 2007, soulevant une forte polémique, puis ces caricatures reprises par Charlie Hebdo ... Vilks, commentant l’attaque contre Charlie Hebdo : «The consequences of this will be that people become more fearful. I have problems when I have lectures or exhibitions as most things are canceled because of fright. This occasion here will make things even worse and people will be very scared after what has happened. This could also cause problems with censorship because who would dare to publish anything after what has happened?»)
• Nous évoquons l’aspect opérationnel de cette affaire. Tout le monde a aussitôt remarqué et mis en évidence, vidéo de surveillance à l’appui, l’aspect organisé, impitoyable, efficace, de type commando, de l’attaque, – ce mot convient bien mieux que celui d’“attentat”, ce qui situe la remarque. L’attaque contre Charlie Hebdo est un acte organisé de type commando, c’est-à-dire un acte de guerre, même si c’est une guerre de terreur, et nullement un acte terroriste ; c’est un acte de guerre comme une flèche pointé vers un objectif et qui fait mouche, et non un acte de terrorisme qui frappe indistinctement, comme un tourbillon et où tout et n’importe quoi devient objectif et cible. Les péripéties qui ont suivi aujourd’hui prennent alors une dimension “opérationnelle” très concrète... La chose (“acte de guerre”) est beaucoup plus grave et beaucoup plus sérieuse que l’acte de terrorisme : il s’agit d’une incursion brutale de la “vérité de situation” qui règne dans de nombreux pays hors d’Europe, et qui a commencé à pénétrer en Europe par l’Ukraine. Il s’agit aussi de la confirmation que, dans notre époque crisique de désordre et d’hyper-désordre, la vérité de la situation ne peut être définie que par cette observation : notre époque est une guerre globalisée (plutôt qu’une “guerre globale” comme on dit “guerre mondiale”), et nul par conséquent n’y échappe. (...Et nous disons cela quels que soient les auteurs et les causes de l’attaque, – car bien des théories sont possibles, qui ne manqueront pas d’être évoquées, et bien des “vérités” également possibles. Ce qui importe est la perception, ou plutôt le choc de la perception de l’attaque elle-même. D’où qu’elle vienne, cette attaque est inscrite désormais en lettres de feu et de sang dans les psychologies et dans les mémoires comme un acte de guerre.)
• Cette “guerre” a des aspects très particuliers, qui la distingue de tout ce qui a précédé par la puissance presque exclusive dans certains cas de ces aspects. Les armes, comme les objectifs, sont à la fois la communication et le symbolisme. Attaquer la rédaction d’un journal connu pour ses activités satiriques et caricaturistes, c’est-à-dire où l’information en tant que telle joue un rôle très restreint, c’est attaquer à la fois la communication et le symbole, et la communication faite par le symbole. Il s’agit bien de la guerre de l’ère psychopolitique, où les enjeux et les manœuvres, quels que soient les moyens employés et les destructions et souffrances imposées, sont directement liées à des actes à intention et objectif symboliques, destinés à frapper sélectivement les psychologies, à réduire les politiques à l’émotion qui débouche sur l’affectivisme, à transformer les situations en une forme crisique chronique. On a entendu bien des exclamations de désolation devant l’assassinat d’artistes de la caricature, d’esprits critiques mais pacifiques, qui sont le contraire des guerriers qui vont à la bataille et qui meurent ; et pourtant non, l’époque est telle, communicationnelle, sociétale, globalisée, atomisée, etc., que ces gentils artistes qui refusent les engagements des causes trop identifiées sont identifiés, eux, comme des guerriers de cette guerre d’une nouvelle nature... En effet, ce n’est même plus une “guerre asymétrique”, c’est une guerre d’une autre nature que la guerre selon l’entendement qu’on en eut durant les deux derniers siècles. S’il y a des tactiques élaborées dans tout cela, nous ne pensons pas qu’il y ait une stratégie centrale élaborant de façon consciente cette “nouvelle sorte de guerre”, mais bien le produit inéluctable de la forme de la société “globalisée”, c’est-à-dire la forme-informe de l’évolution de notre société, et la “guerre globalisée” qu’elle induit ; les tactiques, elles, sont les simples conséquences et les adaptations de l’action à cette évolution qui nous échappe de la guerre psychopolitique de communication et du symbolisme.
• Alors, l’attaque contre Charlie Hebdo est-elle une sorte de “11-septembre français” ? En un sens évident non, car il n’y a qu’un seul 9/11, qui a enfanté d’une époque complètement nouvelle et, par conséquent, qui a détruit à jamais les conditions de l’époque précédente qui permirent que le choc de 9/11 fut ce qu’il fut. (Notamment, ce qu’on dit plus haut sur l’“appel à l’unité nationale” ôte tout espoir que soit retrouvé le réflexe d’union nationale qu’il y eut aux USA, dans les premiers mois après 9/11.) En un sens plus nuancé, oui, et ce serait plutôt un “11-septembre à la française”, et dans cette mesure où la France officielle telle qu’elle est devenue, et le bloc BAO avec elle, se jugeaient inconsciemment depuis cette formation “en bloc” (2008-2009) hors du monde extérieur furieux de désordre et d’hyper-désordre auquel conduit la politique générale de globalisation (initiée par le bloc BAO, justement et bien entendu). Ce sentiment, qui peut se comparer dans sa psychologie aux USA psychologiquement isolationnistes se jugeant hors du Rest Of the World jusqu’à 9/11, signale donc un avancement important dans la situation générale, toujours dans la même dynamique surpuissante de l’extension du domaine général de la Grande Crise. Il s’agirait alors d’un “11-septembre” (plus du bloc BAO que de la France) de l’après-9/11, un “11-septembre” né d’une crise déjà déchaînée et non pas déchaînant une crise, un “11-septembre” revu par tous les avatars affreux et les incertitudes extraordinaires qui se sont accumulés dans nos esprits pressés comme l’est le ciel par un ouragan et dans nos psychologies tendues comme peut l’être un arc prêt à décocher sa flèche... Une logique implacable, cruelle et inarrêtable se poursuit.
Mis en ligne le 8 janvier 2015 à 16H26
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