Un an plus tard

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Un an plus tard

2 novembre 2005 — Triste célébration : il y a un an, GW “triomphait”. Après avoir trempé le bout de la plume dans l’ivresse frelatée d’un semblant d’opposition soi-disant démocratique (John Kerry et l’illusion de quelques semaines), les commentateurs officiels, au fond rassurés, écrivant leurs commentaires comme on pousse un soupir de soulagement, saluaient “sportivement” le “triomphe” de la réélection de GW. Enfin, on pouvait avancer que l’“homme commun” (The Common Man) placé à la Maison-Blanche dans des circonstances incertaines pour verrouiller un impitoyable système de pillage du bien public avait reçu l’oint de la démocratie sacrée. Ce constat leur démangeait la plume. Plus personne ne parlerait jamais de l’illégalité de cette présidence.

Une année a suffi pour détricoter le montage. Le roi est nu, après avoir perdu “Scooter” Libby, sacrifié aux pertes et profits. L’on nous annonce que ce n’est pas fini car, effectivement, la “spirale des crises” est en route. On verra. En attendant, GW part en voyage. C’est une habitude.

…On veut dire : c’est une habitude quand les choses vont mal. Nixon ne trouvait le repos et l’apaisement, en 1973-74, que dans un voyage en Egypte, auprès du fidèle Sadate, ou dans quelques jours passés sur la Caspienne, invité par un Brejnev devenu, dans la tourmente washingtonienne, un véritable ami du président américain. (Ainsi continue-t-on la charade de la comparaison entre Plamegate et Watergate.) « After a dinner tomorrow for Charles and Camilla, remarque Simon Tisdall dans The Guardian du 1er novembre, Mr Bush is off to Latin America and a summit in Argentina. Later this month he will visit Japan, South Korea and China. A trip to Mongolia, where sheep matter more than Lewis Libby, Karl Rove or Dick Cheney, may provide welcome relief from Washington's rancorous ruminations. »

L’atmosphère n’est pas au meilleur de sa gloire, bien loin d’il y a un an, radicalement différente d’il y a un an. (Les Anglo-Saxons n’ont pas manqué de jouer sur l’expression classique : “What a difference a year makes”.) Les “amis” proclamés imprudemment comme les plus fidèles prennent leurs distances et on leur montre qu’on les met désormais à l’index. Il est vrai que lorsqu’un Berlusconi se permet de dire à la télévision qu’il n’était pas d’accord avec GW lorsque celui-ci partait en guerre, et qu’il ne l’a suivi que pour mieux tenter de l’en dissuader, c’est le signe que GW n’impressionne plus beaucoup.

(Triste épisode, ces pirouettes d’un Berlusconi qui prend ses distances pour cause d’opportunité électorale. Une mesure de la qualité des relations des dirigeants occidentaux, de la fermeté de leurs convictions et de la profondeur de leurs engagements. La pantalonnade de Berlusconi permet à Romano Prodi de faire une sortie remarquée, dans le Corriere Della Sera, où il interpelle Silvio dont il espère bien avoir la peau aux prochaines élections: « What has happened? Berlusconi has finally realised that that the war in Iraq was wrong? If so, he should say so. Did he tell Bush? In this case, it means Berlusconi counts for absolutely nothing. »)

Le climat autour de toutes ces agitations, où l’impudence côtoie le dérisoire, autour d’une aventure (l’Irak) monstrueuse par les destructions et les dégâts qu’elle occasionne, tout aussi dérisoire par ses causes et ses ambitions, — le climat est plutôt à l’amertume et à la désillusion derrière la défensive frileuse. La tension retombée des derniers jours (avant l’inculpation de Libby) a laissé place à une dépression du comportement et du commentaire. Le paysage est cru, sans nuances. Les véritables dimensions de la présidence GW Bush et de la politique générale qu’elle a suscitée et qui mobilise toute l’attention des nations occidentales et du reste, apparaissent en pleine lumière. Elles sont également dérisoires.

Notre temps historique est caractérisé par le déséquilibre des causes et des effets, de la représentation virtualiste des causes et des effets et de la réalité des causes et des effets. Notre temps historique est caractérisé par la fameuse expression “la montagne a accouché d’une souris”. Il y a d’énormes moyens, des réseaux d’une puissance inouïe, des plans d’une ambition extraordinaire, des sommes pharamineuses, des effectifs proliférants, une activité débridée et dans tous les sens, une “communication” oppressante par sa main de fer, — et pour quel résultat? La campagne d’Irak qui, finalement, est la caractéristique la plus constante du fond de la politique extérieure occidentale depuis 1990.

La campagne d’Irak doit être mesurée précisément pour ce qu’elle est. Il s’agit d’un malheureux petit pays dont la puissance n’a cessé de décroître sous les coups extérieurs, il s’agissait d’un dictateur de seconde zone à la mégalomanie régionale et rien d’autre, et l’ensemble n’a jamais eu assez de puissance pour représenter une menace sérieuse sinon pour les faibles d’esprit. Voilà le principal motif d’une mobilisation qui n’a cessé de s’affirmer depuis 1990, pour exploser dans le feu d’artifice d’après le 11 septembre 2001. Ceci devrait apparaître comme une chose inouïe que tant de puissance, tant de pensées de théoriciens stratégiques, tant de raisonnements impératifs et d’imprécations vertueuses, tant de moyens définitifs, aient débouché sur cette campagne paralysante, catastrophique, dégradante et anémiante pour tous, agresseurs et victimes, — et, au bout du compte, elle aussi dérisoire.

GW Bush est affaibli, certes. On en est catastrophé. Ainsi va le commentaire classique qui n’est en rien déraisonnable, et britannique par ailleurs (Simon Tisdall, 1er novembre): « Mr Bush's political weakness at home, if it continues or worsens, could also undermine his ability to sustain current policies, said Jonathan Eyal of the Royal United Services Institute. Typically, Congress would increasingly encroach on the executive's territory, inter-departmental turf wars would intensify, and a sense of policy drift would set in.

» In such circumstances, and with next year's mid-term elections approaching, electoral calculations become more important, Dr Eyal said. “The Senate becomes slower to approve presidential appointments and quicker to interfere in policy-making. If there is no consensus and no clear direction from the White House, the military will become less adventurous. That doesn't mean the US is more likely to withdraw from Iraq. Quite the opposite. You are more likely to get a general paralysis.”

» But while such constraints might help persuade Mr Bush against launching risky new undertakings in Iran or elsewhere, a lack of initiatives from a distracted president and his staff could also have negative results, Dr Eyal said.

» “The Israel-Palestine dialogue is collapsing around our ears right now. There's a need for the Americans to take charge big-time ... A lot of countries will not get the attention they need. Overseas trips and diplomatic summitry are no substitute for serious foreign policy decision-making.” »

…“Commentaire classique qui n’est en rien déraisonnable”, écrivons-nous pour introduire cette citation. Certes, c’est du classique. GW, lui, n’est pas un classique. Il est original, inhabituel, postmoderne peut-être. Il est, au fond, d’une inexistence confondante, et la politique américaine avec lui, gigantesque montagne qui n’arrive pas à accoucher complètement de sa souris anémiée. Alors, à quelque chose médiocrité est bonne, et nous terminerons par une note d’optimisme paradoxal… Faut-il tant se lamenter, dans le champ des ruines sans grandeur d’une “présidence active” comme jamais depuis 9/11, d’une possible paralysie? Le classique Jonathan Ayal montre le bout de l’oreille du réaliste qui nous doit bien un peu de cynisme lorsqu’on lit cette remarque qu’il faudrait entendre a contrario (en écartant le “but”) pour bien la comprendre et mieux la goûter: « But while such constraints might help persuade Mr Bush against launching risky new undertakings in Iran or elsewhere… »

Nous en sommes là : après tout, il faudrait peut-être mieux que GW soit paralysé et la politique américaine “distraite” de ses grandes ambitions par le désordre washingtonien. Nous pourrions peut-être retrouver un peu de mesure et un peu d’efficacité, écarter les discours tonitruants, les rodomontades insupportables, les expéditions folles, les échecs piteux et le désordre encore étendu.

(Mais il faut ajouter une restriction finale qui est d’intuitivement nuancer ce propos paradoxalement confiant. Peut-être ne faut-il pas trop compter sur cette paralysie bienfaisante. Peut-être faut-il envisager une autre hypothèse. Il y a quelque chose de l’entêtement d’une mule dans la permanence des convictions de GW, dans la réaffirmation automatique de sa politique extra-terrestrement inspirée, dans l’empilement des plans d’invasion plus grandioses les uns que les autres et qui ne débouchent sur rien. Le constat vient à l’esprit: ce n’est pas un Plamegate qui arrêterait tout cela. D’autre part, GW n’arrêtera pas Plamegate et la suite. Par conséquent, GW devrait poursuivre et les scandales aussi, à côté de lui. GW devrait être de plus en plus affaibli mais lui-même, entêté, furieux ou confiant c’est selon, ne s’en apercevrait pas. Jusqu’où irons-nous dans cette absence de confrontation entre le virtualisme bushiste et la réalité? Quand donc les deux se rencontreront-ils?)