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3788Dans la partie centrale de son roman, Sous le soleil de Satan, intitulée «La tentation du désespoir», Georges Bernanos décrit comment le curé de campagne, l’abbé Donissan, fit la connaissance de Lucifer. C’était par une nuit sans lune, humide et glaciale, au cours de laquelle le prêtre réalisa qu’il était perdu en pleine campagne, pataugeant dans les ornières boueuses, tâtonnant en aveugle les talus herbeux sur un chemin de traverse pourtant familier. Chaque fois qu’il croyait avoir retrouvé sa route, il réalisait qu’il était revenu à son point de départ ! Écroulé au bout de plusieurs tentatives, recru de fatigue, tout à la fois glacé et trempé de sueur, il finit par entendre une voix amicale et secourable qui se proposait de l’aider ; il se sentit soulevé, alors qu’il était effondré, pris dans des bras robustes, alors qu’il avait perdu toute force, serré et frotté contre une chaude poitrine. Submergé de gratitude, l’abbé était au bord des larmes, confiant comme un enfant dans les bras d’une mère avant de réaliser qu’il était serré par le « tueur d’âmes » qui lui dit ne l’avoir pas quitté tout au long la route et qui l’embrassa pour lui « prendre son souffle » et le remplir du sien.
On peut s’imaginer quel séisme a pu connaître cette âme fruste et pure. Mais, au lieu de succomber devant l’évidence de la chute, l’abbé trouva en lui une force insoupçonnée. Lucifer, qui se présentait à lui sous les traits d’un maquignon picard, le vit se réanimer et oser le regarder fixement dans les yeux. À l’issue de ce face-à-face, le Malin se trouva indisposé, confus et amoindri. L’humble curé n’en ressortit certes pas vainqueur, mais il avait reçu la « grâce » de voir le Mal dans sa vérité et comment il œuvre « dans les chairs obscures » et « le triple recès » des tripes. C’est la « grâce » d’être confronté sans repos au spectacle de la malédiction partout à l’ouvrage, sous le soleil d’un Satan qui lui avoua être « le Froid lui-même. L’essence de ma Lumière est un Froid intolérable ».
Au début de son livre, « La Grâce de l’Histoire », Philippe Grasset, évoque la souffrance d’être confronté, depuis les hauteurs où l’élève son intuition, au Mal qui est à l’œuvre dans la « chair obscure » de l’Histoire. Ce Mal, il l’identifie comme essentiellement porté par le « déchaînement de la matière » et le « parti des industrialistes » (Stendhal), et il l’inscrit dans la trajectoire de plus de deux siècles qui vont de la guillotine dressée de façon permanente, place de Grève, à l’époque de la Terreur jusqu’à la menace d’extermination nucléaire qui pèse désormais sur l’espèce : « Mais la matière, le métal froid, le fer de l’arme ont abattu leurs mains glacées sur la terre de France, et tous les incendies de l’univers ne parviennent pas à réchauffer le Grand Froid qui s’est emparé du monde » (p. 373). On le comprend : la lame tranchante de la guillotine et tout ce qu’elle a représenté peuvent être comparés au génie de la lampe d’Aladin échappé de sa prison, et qui aurait pris à jamais son indépendance, sa liberté, ou ses libertés, et devant qui nous devons tous être à égalité. Après avoir satisfait quelques uns de nos vœux (bien-être matériel), il entend nous soumettre à tous ses caprices et nous décerveler.
C’est à Verdun, rappelle-il à la fin de son livre, que l’auteur a acquis cette lucidité consistant à « voir les choses qui sont derrières les choses », d’après la formule du peintre maudit de Quai des brumes de Prévert et Marcel Carné, et à se ressaisir aussi de certains égarements de jeunesse liés à sa « passion française » pour « l’Algérie française » et à l’anti-gaullisme qui en découlait. Verdun fut donc pour lui le théâtre d’une révélation provoquant un brusque retournement de situation, un renversement des rôles, un repositionnement du regard, survenus au détour d’un chemin dans un champ de bataille gagné par la sérénité, et offerts comme une grâce : la grâce de voir le Mal issu du « déchaînement de la Matière » progresser jusqu’à la crise multiforme que nous subissons.
Tel est le cœur d’un livre qui tient du récit, de la confession et de l’essai ; celui d’un auteur qui cherche et se cherche, qui tourne et tâtonne sur le chemin (les cercles), sachant le Malin à ses trousses. Verdun aura été pour lui le révélateur de trois dynamiques qui ont démantelé, non pas un ordre ancien, comme le prétendent les historiographes, mais l’ordre du monde, celui des hommes, et jusqu’à l’ordre naturel, qui sont tous passés sous le contrôle de la Matière dont la Grande Guerre a révélé le vrai visage : explosive et aveugle, devenue invisible et imprévisible, immatérielle en somme, jusqu’à ce que sa victime sente son éclat métallique labourer sa chair et déchirer son esprit. Pour l’auteur, Verdun a été le Moment au cours duquel a eu lieu la confluence de trois « révolutions » : la française, l’anglaise (dite « révolution industrielle ») et l’américaine, connue sous le nom de « guerre d’indépendance ». « La Grâce de l’Histoire » s’applique à montrer les entrelacs de la trame invisible qui court sous deux siècles d’histoire et qui unit dans un seul dessin— et dessein— les diverses manières dont ces révolutions introduisirent une rupture mondiale radicale, brisant, au nom du matérialisme, les structures qui régissaient jusqu’alors toutes les activités humaines avec leurs soubassements subjectifs ou naturels.
Elles contribuèrent chacune à sa façon à un « déchaînement de la Matière » sous-tendu par un même « idéal de puissance » dont la Grande Guerre est la première manifestation tangible. Or, pour Philippe Grasset, Verdun, qui vit le triomphe de la Matière et de l’ « idéal de puissance » (Ferrero) fut également le haut lieu d’une résistance qui, par l’étendue de ses sacrifices, ne semble devoir s’expliquer que par l’existence d’un « idéal de perfection » qui devait être sauvé à tout prix. Quelle différence avec la lecture historiographique qui renvoie cette immense tragédie à la manifestation de « la folie des hommes » ! Pourquoi ne dit-on pas la même chose à propos de Hiroshima et de Nagasaki, du Vietnam et de l’Irak ; tragédies qui révulsent l’esprit et que Verdun contenait en germe ? Partant d’un point de vue opposé, le journaliste britannique Robert Fisk, ne dit pas autre chose dans son livre La Grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient. Faisant remonter toutes les guerres à la Grande Guerre, il relie celle-ci à une « civilisation » qui est bien celle de la « Matière déchaînée » des armes, c’est-à-dire la « contre-civilisation » comme la comprend Philippe Grasset.
Alors que L’Histoire officielle se limite à la connaissance des faits et de phénomènes économiques, démographiques, politiques, géographiques, militaires et autres, qu’elle s’efforce d’ordonner selon l’importance qu’elle leur accorde, dans le cadre de la loi de la causalité, pour Philippe Grasset, l’Histoire est la manifestation, toujours surprenante, d’interactions plus complexes et plus subtiles qui peuvent être décelées au niveau subjectif plutôt qu’objectif ; dans des réalités relevant de la psychologie et de la métaphysique, plutôt que dans les « sciences » sociales. En définitive, l’Histoire, selon Grasset, relèverait de l’art plutôt que de l’artisanat, et reposerait sur l’intuition plutôt que sur le savoir-faire. À partir de là, les mêmes phénomènes historiques peuvent être vus et interprétés différemment. Leurs relations dans le temps et l’espace cassent la mécanique de la causalité positiviste et ses lectures univoques et simplistes. La Grâce… qui fournit le socle sur lequel se fonde le site de dedefensa.org, est la démonstration qu’une telle démarche est éclairante et fructueuse, par les horizons qu’elle permet d’entrevoir aussi bien dans le passé que dans le présent et l’avenir. Elle est féconde, parce qu’elle peut changer le regard en profondeur sur l’actualité à travers ses manifestations toutes liées à, —ou par—, ce pouvoir de « la Matière déchainée » qui assure un contrôle grandissant sur tous et sur tout; qui s’emploie à dissiper la clarté de l’esprit dans le brouillard de ses objets envahissants, dans le papillonnement de ses injonctions publicitaires, dans la fascination médiatique et les loisirs infantilisants, à travers la manipulation sélective des mémoires, dans l’inversion orwellienne des mots et des concepts, tandis que tous les jours et partout cette Matière asservit, explose, déchiquète, tue et creuse les tourbillons des crises.
Avec ce livre, l’animateur de dedefensa.org cerne, encercle son sujet en identifiant ses manifestations dans le temps et l’espace, avec l’intention de le serrer de plus en plus près dans un deuxième et troisième cercles projetés, (un deuxième et troisième tomes). C’est donc l’œuvre d’une vie et elle consiste, ni plus ni moins, à réhabiliter l’Esprit récusé par le diktat de la « raison » dans un combat politique au sens noble du terme. Un exemple des manifestations de cet Esprit dans l’Histoire nous a été donné par le geste imprévisible de Gorbatchev, qui, en privant brutalement l’Occident d’ennemi l’a précipité dans la débâcle dans laquelle il se trouve aujourd’hui. Cela veut donc dire que le « déchaînement de la Matière » n’est effectif et n’éprouve sa réalité sur nous que dans la mesure où l’on adhère à sa logique et que l’on se prête à son jeu. Encore faut-il savoir ouvrir les yeux une bonne fois pour toutes, et Philippe Grasset nous y aide beaucoup.
Monsieur Hédy Dhoukar éditait son Blog de Hédy Dhoukar jusqu’au 2 octobre 2013. On peut le consulter au lien http://hedidh.blogspot.be/.