Un bourbier, l’Irak ? Non, peut-être pas, mais oui, complètement...

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Un bourbier, l’Irak ? Non, peut-être pas, mais oui, complètement...


2 octobre 2003 — Dans un commentaire qui a paru le 29 septembre, Patrick J. Buchanan rappelle l’affaire du Tet en février 1968. Cette offensive fut-elle une victoire du Vietcongs et des Nord-Vietnamiens ? Les combattants communistes y perdirent autour de 50.000 hommes sans gain appréciable, ni de terrain, ni d’avantages tactiques significatifs. Par contre, ils y gagnèrent un avantage phénoménal : la perception qu’ils avaient remporté une grande victoire. Buchanan observe : « “Things perceived as real are real in their consequences.” So it has been wisely written, and repeated so often it has become a cliché. »

Effectivement, le Tet est le tournant de la guerre du Viet-nâm : à partir de là, les Américains se comportent en vaincus, avec un président qui renonce à se représenter, un autre qui est élu sur un programme de désengagement, etc. A partir du Tet, l’Amérique ne songe plus qu’à une chose : se désengager du Viet-nâm, à tout prix, et non pas sous la pression militaire ennemie mais unilatéralement, parce que c’est son choix. C’est un choix de vaincus. La guerre est perdue, même si l’ennemi ne l’a jamais emporté sur le champ de bataille. Certains, — les puristes de l’information et ceux qui veulent s’en tenir aux faits militaires pour juger d’une guerre, — ont beau protester contre l’injustice du monde et la fausseté de l’interprétation des événements, et l’on comprend leur vindicte. Ils en démontreront aisément sa justesse dans des livres consacrés à ce cas d’école de la bataille du Tet, comme exemple de “désinformation automatique”. Peine perdue, la guerre est perdue.

Buchanan transcrit cet épisode désormais historique et y voit une forte correspondance avec l’actuelle situation en Irak. Cela correspond effectivement à un transfert de l’attention publique, — c’est-à-dire l’attention médiatique, l’attention politicienne à Washington, donc l’attention des organes de communication, — et, en un autre mot qui a souvent notre faveur : l’attention du monde virtualiste. Désormais, le vrai “champ de bataille” c’est Washington, plus Bagdad. La rapidité et la facilité avec lesquelles la presse s’est emparée de l’affaire Wilson jusqu’à la mise en cause du principal conseiller de GW Bush, jusqu’à inspirer le constat d’un déchirement interne sans précédent des organes du pouvoir, constituent un signe de ce “transfert”. Cette évolution est pur virtualisme, elle n’a rien à voir avec la situation sur le terrain. A Bagdad, les USA ne sont pas plus battus aujourd’hui qu’ils n’étaient victorieux hier. Mais la perception, comme le signale Buchanan, en décide autrement.


« George W. Bush is in a situation today similar to that faced by Lyndon Johnson at the time of Tet. While U.S. casualties in Iraq, five dead a week, do not approach the 150 we lost every week, for seven years, in Vietnam, the home front does call to mind 1968 and even the early Nixon years.

» The behavior of Senate Democrats today, savaging the same president they gave a blank check for war last October, may be repellent. But it reflects a cold assessment that President Bush is vulnerable on Iraq, that the postwar mess is erasing in the public's mind the brilliance of our victory, and that his calls to unity and a suspension of politics-as-usual in debating the War on Terror may be safely ignored.

(...)

» ... Whether we are making headway in winning the hearts and minds or the Iraqi people, or whether the Iraqis want us out of their country and support those fighting to throw us out, the perception here in our own country is that Iraq is a mess.

» Also clear is that the American people are coming to conclude that we ought to cut our losses, get our troops out and turn it over to the Iraqis, or to the United Nations, as early as the transfer can be arranged.

» If Bush intends to fight this war to victory, he had best begin to prepare the American people for the long, hard road ahead. This he has not done. Indeed, every indication is that he, and even Secretary Rumsfeld, have no intention of sending in more U.S. troops, but are looking for the next exit ramp out of Baghdad.

» Yet they should know it is not only opportunistic ex-hawks in the Democratic Party who hope to secure advantage out of any debacle of a U.S. retreat. The French, Germans, U.N. and anti-Americans all over the world are slavering over the possibility of a humiliating retreat of the American Empire.

» One wonders: Does President Bush realize that by listening to the siren's call of the neocons he has put his presidency in peril? Does he recognize now that they fed him a warmed-over policy they had cooked up long before 9-11, and had even tried to feed Clinton, who had the good sense to reject it? »


Le raisonnement de Buchanan est convaincant, et il rencontre ce constat que nous faisons tous, par ailleurs, de voir la bataille effectivement (cette fois, plus question de la seule perception) transférée à Washington. Désormais, l’attention étant passée de Bagdad à Washington, la situation à Bagdad ne compte plus guère : la réalité a rejoint le virtualisme en un mouvement typiquement américaniste. Beaucoup d’indications rencontrent l’idée exposée par ailleurs par William Pfaff, selon laquelle les USA doivent se sortir, ou faire croire qu’ils se sortent du “guêpier” irakien. En fait, plus encore que “la fin de l’année” (suggestion de Pfaff), nous dirions qu’en janvier-février 2004, il faudra que les Américains amorcent un mouvement de repli qui engage le désengagement. Pourquoi janvier-février ? Pardi, c’est alors que les “primaires” des présidentielles commencent. Mieux encore, selon ces mêmes indications : il serait bon que, le 1er novembre 2004, par exemple, un transfert symbolique de pouvoir vers une quelconque “autorité” irakienne soit effectué. Cela rencontre les prévisions de Powell qui parle d’une année pour effectuer un tel changement politique, se rapprochant par ailleurs de la thèse française, elle-même inapplicable sur le terrain, — sauf qu’au degré de désordre où se trouve l’Irak on reste songeur devant le terme “inapplicable” ; sauf que la thèse française est d’abord faite, volontairement ou pas, pour desserrer l’étreinte US sur les relations internationales ... Bref, on n’aura pas été sans remarquer non plus que cette date du 1er novembre 2004, suggérée ici, est à quelques jours de l’élection présidentielle. Les choses se mettent bien.

Tout cela est pure spéculation. Non, plutôt que spéculation, c’est pur virtualisme. Nous revenons à la thèse de Buchanan qui, évidemment, à cette lumière, prend toute sa valeur. Les hypothèses évoquées ci-dessus sur la situation en Irak n’ont que des valeurs d’hypothèses, elles ont toutes les chances d’être balayées par un scandale ou l’autre, le surgissement d’un candidat ou l’autre, un Clark ou l’autre, une crise qui prendrait soudain une ampleur jusqu’à menacer les fondements du régime. Mais l’important est bien que ces hypothèses, désormais, vont vers un retrait, qui est par conséquent une évolution virtualiste confirmant que nous sommes passés de Bagdad à Washington.

Étrange époque ? Tout cela n’est possible que parce que l’Amérique fonctionne évidemment comme elle le fait, fondamentalement, depuis son origine, essentiellement appuyée sur la communication et sur l’information. En d’autres mots, l’“empire de la communication” (plus que l’“empire de l’information” comme nous le nommions), ou l’“empire du virtualisme” pour faire plaisir à dedefensa.org, a créé les instruments qui assuraient sa puissance extraordinaire d’influence, pour mieux les voir (façon de parler) précipiter au coeur même de sa puissance la grande crise virtualiste de l’américanisme, c’est-à-dire la grande crise de la destruction de l’empire (de l’apparence de l’empire). Si c’est effectivement cela que nombre de penseurs européens, et surtout grand nombre d’intellectuels parisiens, nous présentent comme le modèle à suivre pour nous sortir de la décadence (celle de la France, notamment et surtout, qui fait fureur cet automne avant les vacances de ski), c’est à mourir de rire. Montrons quelque sagesse : autant mourir de ça que d’autre chose.

Trêve de plaisanterie. Pour un coup d’oeil plus réaliste sur cette “grande crise”, c’est-à-dire un coup d’oeil sur la situation à Washington, nous vous recommandons plus qu’un coup d’oeil sur l’excellent texte de Jim Lobe sur le sujet.