Un budget-Potemkine, à l’image de notre temps

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Un budget-Potemkine, à l’image de notre temps

31 août 2007 — En fouillant les dédales du monstrueux budget de la défense des Etats-Unis pour l’année FY2008 ($629 milliards ? Peut-être $680 milliards après l’intervention du Congrès?), des chercheurs se sont aperçus que le “black budget” a établi un nouveau record.

(Le “black budget” couvre les dépenses “secrètes”, non détaillées, non identifiées, couvrant des recherches et des programmes jugés trop sensibles pour être connus. Ces dépenses n’existent que sous forme de budget, et non de programmes ou de commandes identifiés. Le “black budget” est, si l’on veut, une sorte de chèque en blanc que le Pentagone demande au Congrès, — avec un montant impressionnant, on va le voir. La tradition dit qu’à peu près 1% des parlementaires sont informés du contenu de ce “black budget”. Des hommes sûrs pour le complexe militaro-industriel: les présidents des commissions ad hoc, comme la commission sur le renseignement, les chefs des majorités et des minorités dans les deux chambres. Bien entendu, il n’y a aucune appréciation critique possible des spécialistes indépendants. Steven Kosiak, directeur des études budgétaires au Center for Strategic and Budgetary Assessments, qui a déterminé ce volume du “black budget” : «Classified spending just don’t get the same level of oversight as non-classified spending. Even if Congress gives it some oversight, there is not oversight by members of the public — weapons specialists, think tank analysts and others who monitor government activity for waste and abuse.»)

Defense News du 29 août détaille cette nouvelle. Il est significatif qu’en pourcentage des dépenses d’investissement, les chiffres de FY2008 atteignent et dépassent ceux du sommet des budgets de la Guerre froide. (23% des dépenses R&D du budget DoD de FY2008 sont “black”, contre 25% en 1988, en dollars ajustés, — ce qui est une comptabilité douteuse du point de vue de la réalité des dépenses. En dollars constants, la dépense “black” pour les R&D atteint $17,5 milliards pour un budget général de R&D de $75,1 milliards, contre $9,1 milliards en 1988, qui donnent $16,2 milliards en dollars ajustés.)

Voici quelques détails sur la surprise des experts.

«Secret military research and development is expected to cost $17.5 billion in the next fiscal year — more than the U.S. Defense Department has ever spent before, according to a leading defense budget analyst.

»Classified R&D will comprise 23 percent of the $75.1 billion the Pentagon plans to spend on all research and development by all of the services and defense agencies, said Steven Kosiak, director of budget studies at the Center for Strategic and Budgetary Assessments.

»That’s the highest percentage since 1988, when secret Cold War R&D consumed 25 percent of the Pentagon’s research budget. And it’s a larger amount in inflation-adjusted terms: the $9.1 billion in 1988 is the equivalent of $16.2 billion today.

»Spending on secret R&D is only part of the “black budget” the Defense Department has requested for 2008. The military also wants $14.4 billion for buying classified weapons and other equipment.

»That’s 14.4 percent of the $101.7 billion procurement budget the military has requested for fiscal 2008, which begins Oct. 1. Additional classified spending is included in a separate funding bill that would pay for the wars in Iraq and Afghanistan.

»In all, the U.S. military wants more than $32 billion to spend on secret programs. If approved by Congress, which is virtually certain, spending on classified programs will have increased by 112 percent since 1995. By contrast, total defense acquisition has increased 77 percent during the same period.»

A quoi servent ces budgets? A tout ce qu’on peut imaginer en matière de projets bizarres, futuristes, de programmes ou de projets qui ne seraient sans doute pas acceptés s’ils étaient considérés à ciel ouvert, à toutes les sortes d’activités légales et illégales qu’on peut imaginer, etc. Les hypothèses les plus courantes sont orientées par des fuites de la bureaucratie impliquée, qui entend dissimuler d’autres programmes plus sensibles. (D’une façon général, les experts reconnaissent que les informations sur le “black budget” sont devenues extrêmement difficiles à obtenir. Le secret a été très fortement renforcé.)

«A goodly portion of the black budget is undoubtedly being spent on unmanned aerial vehicles, [John Pike, director of GlobalSecurity.org.], said. UAVs are among the most rapidly developing programs in the unclassified budget and more money may be spent on them in secret than in unclassified programs, he said. “I think some of that is intended to bewilder the Chinese,” Pike said. One classified program is believed to be a 4,000 mile-per-hour unmanned spy plane designed to fly at 100,000 feet.>D>

»Classified R&D is also underway on hypersonic aircraft for global strike, Pike said. Pentagon documents list about seven different hypersonic programs, although it is likely that some of those programs are decoys intended to divert attention from the real efforts, he said.

The military is also working to develop small, stealthy, short takeoff and landing aircraft for delivering Special Forces and unmanned underwater vehicles for antisubmarine warfare.

»Parts of the effort to build mine-resistant, ambush-protected (MRAP) vehicles is classified, as is work on Trident submarine ballistic missiles and research to counter improvised explosive devices. Other classified R&D focuses on surveillance, explosives detection and communications systems.»

Une force machiniste puissante et aveugle

Ces précisions sur le “black budget” confirment que rien n’a changé dans l’évolution du Pentagone depuis la fin de la Guerre froide, qu’au contraire les processus identifiés à cette époque ont fortement accéléré et sont de plus fermement protégés. Ce constat confirme que le phénomène du Pentagone et, au-delà, le phénomène du complexe militaro-industriel n’ont rien à voir avec l’évolution politique ou l’évolution militaire. Ils n’ont rien à voir avec une menace ou l’autre, une construction virtualiste ou l’autre. On passe de la menace soviétique à la “menace islamo-fasciste” avec le même allant et la même courbe exponentielle des dépenses. Le “secret” est aussi nécessaire face aux Soviétiques que face à Ben Laden, — plus même. Ca ou n’importe quoi…

Au-delà, on doit observer que ces précisions sur le “black budget” complètent ce qui paraît désormais, avec cet apport, une sorte de trilogie des mesures de couverture et de camouflage, — mesures voulues ou donnant le même résultat par la force des choses, — qui rend désormais impossible la plus petite tentative de contrôle du budget de la défense US. (On ajoutera que le volume actuel, — $648 milliards-$680 milliards, — est en réalité un minimum. Un calcul plus responsable, ajoutant les dépenses pour le nucléaire du département de l’énergie, certaines dépenses “couvertes” du renseignement, d’autres dépenses indirectes, conduit à un budget réel qui doit approcher ou dépasser les $1.000 milliards, et ainsi de suite.)

Quelle trilogie?

• Le “black budget”, effectivement. C’est-à-dire une masse d’argent importante sans aucun contrôle, destinée à développer les projets les plus extravagants sans aucune nécessité de justifier ni leur utilité ni leur nécessité, ni leur coordination avec les impératifs de sécurité nationale. Il s’agit d’un gigantesque laboratoire doté de tous les moyens d’une production expérimentale, pouvant entreprendre n’importe quel développement sans la moindre justification, sans autorité réelle à laquelle on doit rendre compte.

• Le mélange des dépenses fonctionnelles du Pentagone et des “dépenses de guerre” (guerre contre la terreur), jusqu’alors séparées et qui sont désormais intégrées, depuis FY2008, dans le budget général. Il s’agit de types très différents de dépenses, impliquant des gestions également différentes. Envisagées de façon séparée d’abord, ce qui était un premier facteur de désordre, le rassemblement de ces dépenses à ce stade renchérit sur ce même désordre. (Par exemple, entre 2002 et 2007 où la première méthode fut utilisée, les budgets DoD et DHS [Department of Home Securuty] ont souvent été mélangés ou “coordonnés”. Il faut revenir sur cette mesure ou l’aménager, avec des pertes de contrôle supplémentaires dans ce processus.)

• Les dépenses du budget DoD et assimilés (le renseignement) qui vont au secteur privé, qui ne cessent de prendre de l’ampleur. Les exemples de cette privatisation sont nombreux et nombreux les constats de l’absence de contrôle des pouvoirs publics sur la destination, la justification, l’utilisation de ces dépenses. La privatisation touche les domaines qu’on connaît classiquement mais va jusqu’aux plus fondamentaux. Par exemple, le scandale Boeing-Druyun, au début des années 2000, nous a déjà montré que le processus d’acquisition des matériels, qui est au cœur de l’activité du Pentagone, est lui-même privatisé depuis la politique de l’administration Clinton développée dans ce sens dans les années 1990.

Les uns dans les autres, ces différents domaines en pleine extension finissent par embrasser l’essentiel du budget du DoD. Secret arbitraire, parcellisation et diversification des dépenses, privatisation accélérée, toutes ces tendances vont dans le même sens de la perte totale de contrôle d’un pouvoir légitime (politique, bureaucratique, législatif, démocratique ou pas, qu’importe) sur la puissance déchaînée du Pentagone, sans parler d’un pouvoir souverain.

La situation du Pentagone a totalement changé depuis la Guerre froide. Durant la période, le gaspillage et les erreurs de gestion, avec une énorme inflation à la clef, allaient bon train, mais le pouvoir politique et législatif conservait un contrôle nominal théorique. Il maintenait une certaine tutelle, qui obligeait le Pentagone à mesurer son action et ses ambitions. Les dernières années ont complètement changé cela, comme on le voit.

Désormais, le Pentagone et le Complexe militaro-industriel (CMI) vivent hors de tout contrôle, avec simplement l’exigence d’une alimentation budgétaire sans cesse en augmentation. Le pouvoir politique, prisonnier de son conformisme patriotique et de sa corruption par le CMI, ne peut rien refuser au Pentagone. L’activité du Pentagone et des entités assimilées dans leurs excès n’est plus seulement caractérisée par le gaspillage et la mauvaise gestion. Cet ensemble secrète désormais un pouvoir machiniste, sans aucun dessein, se nourrissant de ses propres besoins, avec une activité prédatrice et déstructurante systématiques, et utilisant sans contrôle des sommes d'argent considérables.

Le CMI retrouve d’ailleurs ses conceptions originelles, avant même le développement de l’industrie de guerre. Il fut mis en place autour de 1935 sur la base d’une forte opposition au gouvernement (Roosevelt), appuyé par des fortunes personnelles du capitalisme, le Big Business, la frange de droite du parti républicain, un rassemblement “volontariste” scientifico-universitaire, des conceptions du suprématisme anglo-saxon, etc. Ces forces sans aucune légitimité (admettant cette évidence qu’au pays de l’ultra-libéralisme, la puissance d’argent et les exécutants de la recherche et de l’industrie ne suscitent aucune légitimité puisque cette idée même de “légitimité” est totalement réfractaire au système) préfiguraient les rassemblements qu’on retrouve aujourd’hui. Le pont est fait entre la bataille des années trente aux USA et celle qui a lieu actuellement. Il s’agit de l’attaques des forces très puissantes de la déstructuration contre les principes structurants comme la légitimité. Le Pentagone et le CMI mènent la charge des premières; leur structure machiniste et bureaucratique complète parfaitement hypothèse.