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4563Nous poursuivons, ici, notre analyse de la déchéance spirituelle et morale de l’occident. Dans un contexte où la société marchande cède la place à une oligarchie financière, les repères humanistes sont gommés et remplacés par les dictats d’un marché international qui a force de loi. Nous inspirant de l’analyse du philosophe français Jean-Claude Michéa, nous tenterons dans ce court exposé de mettre à nu la logique libérale. Reprise d’un article de réflexion composé il y a quelques temps de cela.
Il est particulièrement intéressant d’assister à une remontée des valeurs dites «de gauche» dans l’opinion publique après trois décennies de néo-libéralisme à toutes les sauces. Pendant que les gouvernements recapitalisent les banques, le peuple réclame à grands cris une réhabilitation de l’État sans pour autant – et c’est la perversité de la chose – réaliser que les États seront mis sous tutelle avant longtemps. Pris en serre entre un service de la dette qui les étrangle et l’obligation de renflouer les marchés financiers, les gouvernements n’auront d’autres choix que d’accepter les plans d’austérité que les consistoires mondialistes (FMI et consorts) leurs imposeront. Ainsi, sous prétexte de vouloir assainir les finances, des pans entiers de l’appareil d’État seront démantelés afin d’être pris en charge par le secteur privé.
À défaut de posséder les moyens de production, le peuple et l’ensemble des classes laborieuses pouvaient toujours espérer que l’État vienne arbitrer en faveur d’une hypothétique justice sociale. Mais, et c’est l’astuce, la logique marchande du système économique n’était jamais remise en cause. L’expérience malencontreuse des systèmes bolchéviques et maoïstes ayant servi, en définitive, à cautionner un capitalisme qui allait triompher au sortir de la Deuxième guerre mondiale. Après l’effondrement du bloc soviétique il fallait sauver les apparences. C’est ainsi que l’alternance de la gauche et de la droite allait permettre de ravaler une démocratie de façade qui tombe en disgrâce auprès de l’opinion publique.
Jean-Claude Michéa (suivre le lien vers son entretien) nous prévient que [même] la morale est privatisée dans un monde où se sont les rapports marchands qui fondent les assises de la cité. Le libéralisme – ou programme libéral – poursuit sa course en prétextant sa neutralité, dans un monde où les rapports de force seraient déterminés par des conflits d’ordre idéologique, religieux ou culturel. Il s’agit d’une imposture colossale ! En bref, la gauche tire le tapis vers plus de services à la collectivité, alors que la droite pousserait vers une plus grande autonomie des acteurs privés. L’alternance électorale permettant d’entretenir l’illusion d’un système qui finirait par s’autoréguler pour le bénéfice de tous.
La morale – ou l’éthique des rapports citoyens – devenant une affaire privée, c’est l’équanimité des échanges économiques qui assurerait la paix et la prospérité. En fait, la prospérité est le concept central qui a remplacé celui du bien public. Avant, les puissants s’arrogeaient le droit – et la responsabilité – de faire régner un ordre public fort discutable au demeurant. De nos jours, les oligarchies financières s’occupent de fixer les seuils de rentabilité qui permettront à la croissance économique de perdurer. Impuissants face à ce nouveau crédo «amoral», les citoyens ont abandonné leurs prérogatives au profit de la (im)posture tordue du consommateur prisonnier de l’ordre marchand.
Michéa parle d’une «société axiologiquement neutre» qui ne reposerait sur aucun prédicat idéologique. Les libéraux se réclamant d’«un discours qui signerait la fin des idéologies». Donc, les politiciens pourraient se permettre – durant les campagnes électorales – d’argumenter à partir de certains marqueurs idéologiques, mais la logique marchande les rappellerait vite à l’ordre durant l’exercice de leur mandat. Coupant court à toute forme de digression oiseuse, cet astucieux penseur met le doigt sur la supercherie de démocratie libérale. Rappelons-nous de la célèbre citation de Jean-Louis Barrault : «la dictature, c’est «ferme ta gueule»; la démocratie, c’est «cause toujours»». Le logos serait donc prisonnier de la dictature de l’économique, une sphère d’activité n’ayant de compte à rendre qu’à ceux qui tirent les ficelles.
Fort curieusement, face à un tel conditionnement, même les organismes à but non-lucratif ou caritatifs sont tenus de devenir profitables sous peine de se faire couper les vivres. Rien n’échappe à la logique marchande pour qui une entreprise sans profit équivaut à un irritant qu’il convient d’éliminer dans les plus brefs délais. Mais, loin de nous l’idée de faire l’apologie de l’incompétence ou de l’interventionnisme à tous crins. En fait, pour dire les choses clairement, il appert que les profits générés par l’ensemble de la société servent à financer de nouvelles entreprises qui permettront à l’oligarchie de générer de nouveaux profits. L’appareil d’État devenant une simple courroie de transmission afin d’arbitrer les contentieux opposants une cohorte de compétiteurs tentant de faire main basse sur l’ensemble des rapports de production et sur les éventuelles sources de profit escomptées.
La doxa des élites repose sur un mythe tenace. Le mythe de la croissance n’est pas prêt de s’estomper et Jean-Claude Michéa pousse son raisonnement jusqu’à affirmer que «l’augmentation indéfinie est une philosophie à part entière pour les maîtres du monde», lesquels sont littéralement obsédés par les moyens d’engendrer une nouvelle croissance. Le quantitatif aura remplacé l’idéal d’une élévation des consciences. Il s’agit donc du «degré zéro» de la morale publique ou, si vous préférez, d’un état de fait où les mythes du progrès, de la croissance, de la technicité, auront remplacé l’idéal hellénique et chrétien d’une cité où la justice règnerait.
Michéa confirme (et il n’est pas le seul) que la gauche a, elle aussi, intégré le prédicat qui désigne la croissance comme moteur d’évolution et d’amélioration de la société. La croissance économique permettant de faire disparaître les sources de conflit au sein d’une société fédérée par l’appât du gain comme ultime moteur. Et pourtant. L’accroissement vertigineux des fortunes des grandes corporations n’a pas aidé les sociétés occidentales à sortir du marasme et à améliorer les conditions de vie de ses citoyens. Bien au contraire – et de nombreuses études l’attestent – la classe moyenne est en train de disparaître et les grandes fortunes américaines accaparent une part colossale de la richesse collective, alors que le gouvernement n’arrive même plus à faire ses frais administratifs. Il s’agit d’une mythologie que nous sommes forcés d’ingurgiter jour après jour.
L’«universalité du marché aurait remplacé la logique du don», précise le philosophe français. Il nous dit qu’il faut savoir donner, recevoir et rendre … le «donnant, donnant» de l’échange marchand aurait détruit cela. Et, de pousser un cran plus loin son argumentaire en affirmant que la logique marchande pervertirait jusqu’aux rapports amoureux et sentimentaux. Pour lui, «une part essentielle des rapports humains relève d’une logique qui tient à distance celle de l’économie». Les principaux mouvements de résistance au capitalisme naissant – XVIIIème et XIXème siècles – se seraient élevés contre ce qu’il nomme l’«individualisme possessif et l’égoïsme radical». Les premiers socialistes se préoccupaient du «devoir de partage, d’entraide et de solidarité», avance-t-il, en précisant que les gauchistes actuels seraient bien plus préoccupés par l’appât du gain que par une réelle justice sociale.
S’il est un élément fondamental de l’héritage chrétien c’est bien celui du don de soi pour le plus grand bénéfice de la collectivité. Curieux paradoxe, l’activité économique des premiers monastères aura tracé la voie au capitalisme à venir, dans un contexte où les communautés religieuses se préoccupaient toujours plus de la thésaurisation au détriment du partage. Certes, la domestication de nos rapports à la nature nous a permis d’obtenir un «gain de production» et de nous affranchir de l’arbitraire de la survie primitive. Mais, d’autres formes d’aliénations encore plus pernicieuses ont vu le jour avec l’apparition de la cité moderne de la Renaissance. À une époque où le grand capital apatride dicte sa loi d’airain, il devient impérieux de renouer avec les fondamentaux de la démocratie hellène, mais tout autant avec cette charité (caritas) qui fut le levain des premières communautés chrétiennes.
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