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760Le 12 août, le président de la Commission européenne, Romano Prodi, a averti les pays qui veulent entrer dans l'UE qu'ils ne devraient pas signer avec les USA un accord garantissant l'immunité, par rapport à la Cour Pénale Internationale (CPI), des soldats US participant aux opérations de peace-keeping. L'avertissement de Prodi vient trop tard pour la Roumanie, qui vient de signer un tel accord, — mais on pourrait dire que cet avertissement est aussi, et principalement, la conséquence de la signature de cet accord par la Roumanie.
L'avertissement de Prodi a été repris, par divers organes de presse internationaux. Par exemple, le Washington Times du 13 août présente cette intervention de Prodi comme un avertissement sérieux de l'Union européenne, c'est-à-dire de tous les pays-membres, aux pays-candidats. Cette interprétation vaut ce qu'elle vaut et pourrait être contestée. Là n'est pas le sel de cette affaire, ni son importance. Le sel de cette affaire est que l'intervention de Prodi est perçue comme telle — une intervention de l'UE — ici et là, notamment aux USA. Sans nous attarder aux réalités européennes, toujours très complexes, nous nous en tiendrons au constat qu'effectivement tout se passe comme si l'UE avait lancé un avertissement aux pays-candidats.
« The European Union yesterday told all countries hoping to join the bloc that they should not sign U.S. accords granting immunity to U.S. peacekeepers from the new International Criminal Court. Yugoslavia said yesterday it would not sign such a pact.
» The warning by European Commission President Romano Prodi to aspiring EU members followed an EU announcement of regret that Romania had become the first country to sign an ICC-immunity agreement with the United States. “Other candidate countries which have also been approached by the United States, for now in any case, should not make any more moves to agree to sign such an accord,” said a spokesman for Mr. Prodi in Brussels yesterday. »
Observons avant de poursuivre vers un développement plus large combien on se trouve dans une situation si typique de notre époque. On y voit notamment ces aspects si caractéristiques de notre folklore politique :
• Le refus de traiter les problèmes sur le fait et sur le fond, l'attitude systématique d'éviter d'aborder les vraies querelles en comptant sur le temps et les “valeurs communes” pour les faire se résoudre d'elle-même, le conformisme du langage pour dissimuler cette attitude, conduisent, par incompréhension, par inattention, par rouerie ou par tromperie, à des situations d'opposition extravagantes. Ce constat vaut de façon fondamentale, sinon systématique, pour les rapports entre Européens et Américains.
• C'est le cas ici, où une querelle sérieuse, pour avoir été artificiellement évitée, conduit à des problèmes d'une extrême gravité à partir d'incidents dérisoires. Le soi-disant “compromis” passé entre Américains et (surtout) Européens sur la CPI porte ses effets. Pour éviter un affrontement frontal avec les USA, on a créé indirectement de nouveaux points de tension, inattendus, beaucoup plus inextricables. C'est William Pfaff qui, dans sa chronique du 17 août sur cette question, dans The International Herald Tribune, note le caractère dérisoire de l'incident opposant indirectement Européens et Américains : « The issue itself is ridiculously irrelevant. Americans are not going to commit war crimes in NATO countries, and even if they did, American courts would try them. The ICC would never come into it. »
Nous continuons avec la référence de la chronique de William Pfaff mentionnée plus haut. William Pfaff développe l'idée implicite contenue dans les deux positions antagonistes des Américains et des Européens dans leurs interventions vers les pays-candidats, c'est-à-dire dans ce cas, la précision est capitale, candidats pour entrer dans l'UE certes, mais aussi pour entrer dans l'OTAN. « They are being told that they have to choose between NATO and the EU, according to how they respond to the U.S demand to exempt Americans from the jurisdiction of the new International Criminal Court. »
Pfaff note, avec justesse, l'insignifiance absurde de la querelle, par rapport aux conséquences considérables qu'impliquent les deux mises en demeure. Pour faire le pendant à ce constat, on peut également mesurer l'inconscience des deux acteurs majeurs (EU et USA), qui ne semblent pas mesurer les perspectives de l'enjeu qu'ils posent par leur comportement. C'est effectivement cet aspect d'incompréhension qui est frappant ; Pfaff le définit assez bien lorsqu'il note à propos d'un autre aspect de cette querelle, — le fait qu'elle pourrait gravement interférer sur la cohésion de l'OTAN et, par conséquent, conduire à des situations directement dommageables pour l'Alliance : «
L'aspect dérisoire de cette querelle, qui conduit le jugement et le cantonne au plus court terme, l'empêche également d'observer un autre domaine, également plus large et fondamental. Ce à quoi Européens et Américains soumettent les pays-candidats, c'est implicitement à une sorte de “choix de civilisations” auquel personne, parmi les diplomates de l'une ou l'autre partie, ne semble prêter attention. C'est un signe de plus que, dans ces temps de “collectivisation” apparente de la vie internationale, c'est le contraire qui est à l'oeuvre, les vues parcellaires, les conceptions subjectives et ainsi de suite, chacun tenant ses conceptions pour automatiquement prédominantes.
La préoccupation américaine est compréhensible dans cette affaire même si le fond relève de ce que Pfaff identifie justement comme une obsession (« For the Bush administration, however, the ICC is an obsession »). Cette préoccupation relève de la vision générale des relations internationales qui passe, pour les Américains, par une complète souveraineté, sans compromis avec les formes de ce qu'ils croient être, au moins en partie, des organisations supranationales ; ils traitent donc avec les États en tant que tels, et surtout ceux-là qui vont bientôt se retrouver au sein de l'UE et qui seraient conduits à observer les consignes de cette “organisation supranationale”. (L'UE n'est certainement pas une “organisation supranationale” et, dans cette matière de la CPI, elle n'impose rien à ses membres. C'est au contraire ses membres qui ont déterminé une position commune, sans aucune difficulté. Mais la croyance américaine, qui flotte un peu selon les circonstances, est bien qu'on se trouve dans ce cas devant le monstre de la supranationalité. Tenons-en compte pour ce que cela est, — une perception qui contribue puissamment à l'élaboration de la politique américaine, même si la matière est ici pathétiquement insignifiante.)
La préoccupation européenne n'est pas moins compréhensible. Il y a le désir d'une position unitaire évidente au sein des 15 membres de l'UE, qui doit être autant que possible suivie par les pays-candidats. Mais il y a plus. Pour l'UE et pour les membres actuels de l'UE, la CPI est une affaire de la plus haute importance, qui répond à une conception de l'organisation du monde où certaines règles communes sont posées, formellement dites en lois internationales, et qui doivent être respectées comme telles. La conception est fondamentalement différente de l'américaine. Dans le cas européen, il y a aussi du flottement, et la ferveur pour les lois internationales (plutôt que supranationales) est différente selon que vous êtes Danois ou Britannique, selon que vous êtes Luxembourgeois ou Français. Mais le domaine est bien identifié et il est complètement différent du domaine américain.
Il faut observer combien cette question est importante aujourd'hui, voire grave (gravissime ?). L'Américain Robert Kagan est le dernier théoricien en vogue à s'être exprimé là-dessus, dans son essai «Power and Weakness», opposant, selon lui, les Européens baignés dans un monde organisé selon l'idéalisme kantien et les Américains se référant de façon beaucoup plus réaliste à la vision de Hobbes. De façon plus constructive, un diplomate qui s'est fait théoricien pour l'occasion, le Britannique Robert Cooper (cité par Kagan), qui est passé du Foreign Office au secrétariat général de Javier Solana le 1er août, s'est exprimé sur cette question dans plusieurs essais. Avec ces références théoriques ajoutées à notre polémique entre l'UE et les pays-candidats, tout y est : les oppositions sur des questions concrètes, des thèses plus ou moins structurées, pour nous convaincre qu'il y a un débat de fond entre deux conceptions.
La question qui se pose dans ce contexte, en se référant à la querelle servant de fil conducteur à cette analyse, concerne les pays-candidats à l'UE, qui nous viennent pour la plupart de l'ancien monde communiste.
L'entrée dans l'UE d'un nombre important de pays de l'Europe de l'Est, de l'ancienne Europe communiste, est vue avec un effroi dont on essaie de ne pas trop parler par le plus grand nombre des fonctionnaires, hommes politiques informés, analystes, etc, qui s'intéressent avec sérieux et honnêteté à ce problème. On veut dire qu'une fois mise à part la langue de bois qui forme le plus clair de l'activité publique de nos élites, il faut convenir que cet “élargissement”, décidé dans l'enthousiasme d'une tâche historique et maintenu parce qu'on ne voit pas comment “on pourrait faire autrement” que souscrire à son achèvement, prépare diverses crises potentielles considérables au sein de l'UE. Ce que nous dit le sujet traité ici est que la plus essentielle de ces crises n'a peut-être pas encore été identifiée.
Certains fonctionnaires et analystes européens, quand ils veulent bien se débarrasser du lourd manteau du conformisme ou pour les happy few qui ont toujours évité de s'en revêtir, admettent que la pénétration américaine dans ces anciens pays communistes est considérable, du moins au niveau des appareils de direction. (Pour le reste, notamment la population, c'est autre chose, et cette disparité est un autre problème). Ils considèrent que c'est un problème important, dans la mesure où il s'agit d'une influence américaine portée au coeur de l'UE.
Le récent incident dont nous traitons ici permet de mieux considérer le problème. Ce n'est pas tant l'influence américaine dans ces anciens pays communistes qui importe. En fait d'influence américaine, nous sommes servis, aujourd'hui, au coeur de l'UE, par le biais de certains pays ouest-européens. Ce que peuvent apporter ces futurs nouveaux membres, c'est une conception différente, plus proche de la conception américaine, et qui correspond d'ailleurs à leur “culture” (au sein du Pacte de Varsovie, c'étaient les rapports de force qui comptaient essentiellement et la législation “internationaliste” en vigueur était l'objet de tous les sarcasmes, jusqu'à la notion surréaliste de “souveraineté limitée”, ou “doctrine Brejnev”, offerte comme mode de fonctionnement par l'URSS à ses pays-satellites durant la Guerre froide).
La réaction du ministre roumain des affaires étrangères Mirco Geoana après l'avertissement de l'UE est caractéristique du quiproquo qui s'annonce : « It is wrong to speak of a conflict of interest, it is wrong to call into question our loyalty toward membership in NATO or the EU. » Il est clair que l'entrée dans l'UE n'implique pas seulement une « loyauté », elle implique une adhésion complète à une conception des relations internationales qui, effectivement, rend difficile que des pays signent, à titre individuel, l'accord que la Roumanie a signé avec les USA (et qui, peut-être, demain, posera un problème avec l'adhésion à l'OTAN). On ne pose pas ici de jugement de valeur sur telle ou telle formule mais on s'essaie simplement au relevé des faits pour les placer dans une approche logique.
La plupart des pays-candidats viennent d'un monde (l'ancien monde communiste) et sont influencés par un monde (les conceptions américaines) qui sont très différents du monde qui s'organise autour de l'UE. Les réflexes y sont complètement différents, qui ne s'expliquent d'ailleurs pas par les seuls rapports de force, justement (sinon, comment expliquer que la Norvège et la Suisse, qui ne sont pas plus puissants vis-à-vis des USA que la Roumanie ou n'importe quel autre pays de la zone, aient refusé de signer l'accord bilatéral tournant la CPI que leur proposaient les États-Unis